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PTy IM» ^
Ifearbart Collège l/brarg
KROM THE FUND OF
OHARLES MINOT
(Oten •( 1S*S).
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RE CUEIL PÉRIODIQUE
PAMlSS\l^T r.E 10 ET LE 25 DE CHAQUE MOIS
PARIS, DÉPARTEMENTS ET ÉTRANGER
UN AN, 35 FR. — 6 MOIS, 18 FR. — UN NUMÉRO, 2 PR, 50
NOUVELLE SÉRIE
TOME CENT TREIZIÈME. - CENT QUARANTE-NEUVIÈME DE U COLLECTION
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3. —
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54. —
71. —
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1Î3. —
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1»> I^lVRAlftOIV. ^ lO OCTOBRE ISSY
1. HÀLPLAQOET ET DENAIN. — fin M^* DE VOQUé, i% l'Intltot,
n. NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS, par le prince
IVapoléon C" A. DE PONTMARTIN.
m. LES INVALIDATIONS EN ANGLETERRE ET EN
FRANCE LÉON L0R0I8, liriU.
• IV. MÉMOIRES DU COMTE \i^ VILLËLE K DELORME.
V, PERDU, ^ RÉCIT DB LA VIE DB PROVINCE DANS LA
Nouvelle-Angleterre, par Sarah O. JeweU.... TH. BENTZON.
VI. NOS ÉCOLES MILITAIRES. — SAINT-CYR. — II... A. DE QANNIER8.
Vil. LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVIII- SIÈCLE,
I>' APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS. — FIN GEORGES BEAURAIN.
rm. REVCE DES SCIENCES HENRI DE PARVILLE.
IX, CHRONIQUE POLITIQUE AUGUSTE BOUCHER.
X. BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
^ PARIS
BXJFIEAUX DU CORRESPONDANT
29, RUE DE TOURNON, 29
1887
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LE CORRESPONDANT
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CORRESPONDANT
RECUEIL PÉRIODIQUE
RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE
— SCIENCES —
LITTÉRATURE — REAUX-ARTS
TOME CENT QUARANTE-NEUVIEME
DB LA ooLLionoir
fVOVTBIXB SÉRIE. — TOMB CEIST TaElZlÈME
PARIS
BUREAUX DU CORRESPONDANT
29y RUB DB TOURNONf 29
1887
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MALPLAQUET ET DENAIN'
u
L'année 1712, qui vit la fin des longs revers de la France, débuta
sous les plus fâcheux auspices. Menacé dans sa capitale, réduit aux
expédients financiers, exposé aux humiliantes propositions de
Fennemi, Louis XIV se vit encore frappé dans ses plus chères
affections, dans l'espoir de sa race et de sa dynastie. Il semble que
la Providence ait voulu Tatteindre dans toutes les grandeurs dont il
avait tiré vanité, dans toutes les faveurs dont il avait abusé, et
qu'avant de récompenser sa résignation et sa fermeté, elle ait voulu
les soumettre à une dernière et cruelle épreuve. On sait avec quelle
grandeur d'âme il la supporta. On n*a pas oublié la mémorable
scène de ses adieux à Yillars. Le vieux roi accablé, non abattu ; le
dirétien humiliant son orgueil repentant et courbant sa tête sous le
cbâtiment d'en haut ; le souversûn redressant la sienne sous l'insulte
faite â sa couronne et raidissant toutes ses énergies dans un suprême
et patriotique effort. « Dieu me punit, dit-il à Vîllars, je Tsû bien
mérité, m^ suspendons nos douleurs sur les malheurs domestiques
et voyons ce qui peut se faire pour prévenir ceux de l'État » Il
remet alors à Yillars le commandement suprême et les destinées de
la France, lui exprime toute sa confiance en sa valeur, mais, éclairé
par les dures leçons de l'expérience, il prévoit l'éventualité d'une
défaite; il demande â Villars ce qu'il lui conseillerait de faire de sa
personne si sa dernière armée était battue, et la route de Paris
ouverte â Tennemî. Le maréchal dominé par l'émotion, par l'em-
barras, gardait le silence... « Eu attendant que vous me disiez votre
pensée, reprend le roi, je vous apprendrai la mienne.. . je connais la
Somme, elle est difficile à passer; il y a des places : je compterais
me rendre à Péronoe ou à Saint-Queatin, y ramasser tout ce que
* Voy. le Correspondant du 25 septembre 1887.
l'* UTKAISOlf. 10 OGTOBaB 1887. 1
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4 MALPIAQUET ET DENAIN
j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous et périr
ensemble ou sauver l'État, car je ne consentirais jamais à laisser
Fennemi approcher de ma capitale, » — « Les partis les plus glorieux
sont souvent les plus sages, répond Villars, je n en vois pas de plus
noble que celui auquel Votre Majesté est disposée, mais j'espère
que Dieu nous fera la grâce de n'avoir pas à cradndre de telles
extrémités. » Quelques jours après, encore sous Témotion de cette
scène et des responsabilités qu'elle lui révélait, il se rendait à
l'armée. Il en reprit le commandement le 20 avril.
Presque au même moment le prince Eugène revenait de Londres,
ayant complètement échoué dans sa tentative pour arrêter le mou-
vement pacifique qui entraînait la nation anglaise : il se fixait à
Bruxelles pour y activer la reprise des hostilités.
La retraite de Marlborough et le revirement de la politique
anglaise mettaient Villars directement aux prises avec Eugène.
Eûtre ces deux hommes va se jouer la dernière partie du long
conflit qui depuis dix ans ensanglantait l'Europe. Souvent déjà ils
s'étaient rencontrés, dans la paix et dans la guerre : ils avaient
appris à se connaître, à s'estimer mutuellement à leur juste valeur.
Leurs premières relations dataient de 1687, de la campagne de
Hongrie : ils avaient combattu le Turc côte à côte, fourni ensemble
la brillante charge de Mohacz : Eugène avait alors vingt-quatre ans :
mais l'œil compétent de Villars avait deviné en lui le capitaine *.
Les guerres qui suivirent ne les avaient pas mis en face l'un de
Tautre, et lorsqu'ils se retrouvèrent à Vienne en 1698, ils se retrou-
vèrent avec plsdsir : une sorte d'intimité s'établit entre eux, sans
doute par l'aifinité des contraires : ils n'avaient rien de commun, si
ce n'est l'amour de la guerre et les audaces du champ de bat^lle.
Eugène, aux brillantes qualités militaires qu'il tenait de la maison
de Savoie, ajoutait une distinction de manières, puisée dans les
élégances de l'hôtel de Soissons, une fioesse réservée et non sans
calcul, qui semblait provenir des origines italiennes de sa famille
maternelle. Son regard pénétrant avait discerné les défauts de Vil-
lars ; en attendant l'occasion de les mettre à profit, il s'en amusait :
il goûtait cette nature vive, personnelle, transparente, cette gaieté
communicative, ces saillies originales; il recherchait volontiers la
compagnie du ministre de France, alors que la cour l'évitait, jouait
gros jeu avec lui; Villars, très sensible aux attentions d'un prince
iTanssi bonne maison, et qui perdait si galamment son argent, ne
• € H a beaucoup de courage, écrivait-il alors, plus de bon sens que
d'emity assez d'étude, cherchant fort à se rendre bon officier et très
camiiie cBe le devenir un jour. H a de la gloire, de Tambition et tous les
^tiiHiiAi d'un homme de dévotion. »
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MÂLPLAQUET ET BENAIN 5
douta jamais des sentiments qu'il avait cru lui inspirer : il ainudt
sincèrement Eugène et se croyait payé de retour : il se plaisait &
asssQuler leurs deux carrières : c< Vos ennemis sont à Yiennei les
miens à Versailles, lui dit-il en le quittant en 1701 ; je suis persuadé
que vous me souhaitez toutes sortes de bonheurs, comme de mon côté
je vous désire toutes les prospérités qui ne seraient pas contraires
aux intérêts du roi ». La guerre n'avait pas altéré ces sentiments :
elle n'avait pas fait à la vanité du capitaine de ces blessures qui ne
guérissent pas : Villars n'était ni à Blindheim, ni à Turin, ni à
fiamillies : à Halplaquet, l'honneur avait été également partagé
entre les deux adversaires : Villars était resté convaincu que, sans la
blessure qui l'avait éloigné du champ de bataille, il aurait fini par
remporter la victoire et Eugène avait la bonne grâce de ne pas le
contredire. La campagne qui allait s'ouvrir, en renversant les rôles,
ne devait pas brouiller les acteurs : et après dix-huit mois d'une
lutte où l'un n'eut que des succès, où l'autre n'éprouva pas d'humi-
liation directe, ils purent se retrouver à la table du même congrès,
discuter et signer ensemble l'mstrument diplomatique qui rendait la
paix à TEurope, qui réconciUdt leurs souverains et scellait leur
mutuelle amitié.
Au oiois de mai 1712, tous deux, en abordant le terrain, avaient
le sentiment du dénouement prochain. Ils comprenaient que le pre-
mier choc fixerait l'issue définitive de cette longue guerre. Le
moment dédsif était arrivé. De part et d'autre il fallait une bataille
gagnée : à F Autriche, pour retenir ses alliés et frapper le coup qui
aurait couronné toutes ses victoires : à la France, pour triompher
des dernières hésitations de l'Angleterre et faire aboutir les négo-
ciations d'Utrecht. Pour l'Autriche, les instants étaient précieux, et
Eugène était décidé à brusquer les opérations. Louis XIV, au con-
traire, qui négociait secrètement la neutralité de l'armée anglaise,
avait intérêt à temporiser, et Villars devait éviter le combat jusqu'à
nouvel ordre.
Rappelons brièvement la situation des belligérants.
Des trois lignes de forteresses qui défendaient la frontière fran-
çaise, l'ennemi occupait les deux premières, celle de Lille-Tournay-
Mons et celle de Aire-Béthune-Douai-Bouchaîo. Valenciennes,
Maubeuge et Namur, il est vrai, avaient encore des garnisons fran-
çaises, mais ces garnisons, isolées, relativement faibles, ne pouvaient
en rien gêner ses opérations. Le quartier général du prince Eugène
était à Tournay.
L'armée française était cantonnée sur la ligne Arras-Cambrai-
Landrecies, le gros autour de Cambrai, où se trouvait le quartier
général de Villars. Cette ligne était toute artificielle ; aucun cours
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<; 3fALFLA{)UIT ET DERàlN
d'eau, aucune Buite de hauteurs n'eo assurait la solidité. Dans
teute la Fégion nord-est de la France, on ne le sait que trop, les
BÎyiëres ont une direction perpendiculaire à la frontière «t offrent à
rinvasioo des routes toutes traoées. Parmi ces chemins naturds,
les vallées de l'Escaut et de la Sambre se font renapqu^ par des
fitcilités particulières : elles aboutissent toutes deux au même
plateau, d*où la vallée de TOise descend à sou tour et conduit
directement à Paris une armée victorieuse. Cette route est celle que
choisit Eugène et qu'il résolut de s'ouvrir jusqu'à la capitale de la
France ^ : mais, suivant la tactique du temps, il ne voulut s'avancer
qu'à pas comptés, en déblayant la route des forteresses qui l'obs-
tnuaient encore, en assurant par de solides ouvrages ses communi-
cations et ses approvisionnements. Il résolut donc d'assiéger le
Quesnoy, puis Lanadrecies. Valenciennes empêchant ses convois de
remonter jusqu'à Bouobain le cours de l'Escaut, il tourna et
masqua cette place par tout un système de communications forti-
fiées. Marcbi^anes sur la Scarpe fut choisi comme dépôt ^néral :
des balandffesj graBdes embarcations de mer, parties d'Anvers, y
oonduisaieiH sans obstacles les grains, les munitions, les grosses
pièces de siège, tout le matériel nécessaire. L'ancien camp que Villars
^vait fait à Denain fut agrandi, complété, puis relié à Marcfaiennes
par deux lignes d'épaulements entre lesquelles les convois purent
cbculer sans avoir rien à craindre ni de la garnison de Valenciennes,
m des coureurs français. A Denain, sous la protection du camp
fetranché, deux ponts traversaient les eaux profondes et les bords
marécageux de l'Escaut : sur la rive droite du fleuve, une nouvelle
ligne allait rejoindre et suivre la petite rivière de TËcaillon dont la
vallée menait directement au Quesnoy et à Landrecies.
Parallèlement à l'Écaillon une autre petite rivière, la Selle, se jetant
dans l'Escaut presqu'en face de Denain, offrait une seconde ligrre de
protection : ces deux cours d'eau n'ont que quelques mètres de
largeur, mais leurs eaux sont profondes, encaissées, et ne peuvent
* La pensée d*Bugène ressort bien clairement de sa correspondance,
oonaervée aux archives de Vienne : il insiste pour une action prompte et
vigoureuse» de nature à déjouer Les projets des Anglais : il se croit sur de
battre Villars : après la prise du Quesnoy et de Landrecies « rien n'em-
pêchera plus de pénétrer au coeur du royaume » (in das Herz dièses Kôni'
greiches einzudringen , Eugène à Sinzendorf, 2 juillet 1712). Quelques jours
iq)rè8 il emt>ie un projet en français où se lisent les lignes suivantes :
« Si on a, comme il n'en faut pas douter» le bonheur de bien battre les
Français, on peut, pendant quelque temps, détruire la plus grande partie
de la France, marchant jusques à Paris, et hiverner ensuite sans aucun
risque derrière la Sambre, entre Maubeuge et Ijandrecies. » On voit à quel
Ranger la France a échappé par la victoire de Denain.
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MÀLFLÂQCET ET BENÂiN 7
être traversées que sur des ponts. Lears vallées, ccmmae celle de
YEscaut, sont d'ailleurs peu profondes et ne creusent dans la grande
l^atne de Flandre que des dépressions insignifiantes : paitout le
pays est ouvert, uniforme, les reliefs arrondis, tes pentes adoucies;
la vue s'étend an k>in; nul terrain n'est plus propre aux évolutions
des années, mais nul aussi ne se prête moins aux surprises et aux
mouvements dissimulés. Vers Landrecies seulement, le terrain se
relève, les reliefs s'accentuent un peu, et une grande forêt, la forêt
de HorniaU couvre la place en venant du Quesnoy.
Eugène employa le mds de mai à faire tous ces préparatîfe.
Villars, de son côté, ne restait pas inactif; avec sa vivacité ordi-
naire, il visitait tous les postes, étudiait les positions, tenait tout
le monde en éveil; son activité épistolaire n'était pas moins grande
et elle n'était pas sans inconvénients : chaque jour, il écrivait au
Toi, à Voysin, des dépêches interminables où toutes les éventua-
lités, tous les plans, tous les systèmes étaient prévus, analysés,
discutés, avec la nûnutie d'une discussion géométrique. Dans son
désir de ne rien laisser au hasard, de pousser la prévoyance et
l'attention à ses dernières limites, il dépassait la mesure, manquant
de méthode dans l'exposition, entremêlant ses descriptions tech-
niques de boutades et de saillies, il soumettait à de fatigantes
épreuves l'attention et la patience de ses correspondants : la vue
claire des choses se perdait un peu dans ce dédale d'arguments
contradictoires, et la faculté d'action s'émoussait au contact pro-
longé des objections accumulées. Voysin, qui avait la direction plus
nette et la plume plus vive que Chamillard, laissait quelquefois
percer son impatience. Dn jour que Villars, prenant trop à la lettre
les instructions prudentes du roi, proposait de prendre sur la
Sensée, et autour d^Arras, une position défensive, Voysin lui écrivit
le 17 mai S non sans malice, que dans cette situation excentrique^
« la sûreté serait plus grande d'éviter tout combat, n'étant pas pos-
sible aux ennemis de venir l'y chercher », et il ajoutait : « Quoique la
conjoncture présente ne demande pas qu'on cherche à engager de
grandes actions, il ne faut pas néanmoins les éviter au point d'en
donner des marques publiques et de laisser faire aux ennemis tout
ce qu'ils voudraient... s'ils vous fournissent une belle occasion de
prendre vos avantages sur eux, vous savez que le roi vous a laissé
toute Tiberté d*en profiter. »
J'ai cherché ces occasions-là dans l'empire, écrivait Villars de son
côté *, quand j'y ai été; très aise quand je les ai trouvées, très fâché
* Peiet, Mémoins^ militaires, etc., XI, p. 447.
a Ibid,, p. 445^.
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« mâlpuquet et denaln
quand je les ai manquées, et j'aimerais mieux, pour le service du roi,
donner une bataille entre Mons et Bruxelles, qu'entre Bapaume et
Péronne. Je vous dirai sur cela, monsieur, qu'il y a des gens dans les
armées qui écrivent volontiers qu'il n'y a rien à craindre, que l'on
donne des desseins chimériques aux ennemis. Il arrive quelquefois à
ces mêmes gens, si libres dans leur taille, quand ils ne répondent de
rien, que dès que l'affaire roule sur eux et que l'ennemi parait, la
tète leur tourne et qu'ils disent pour tous ordres à ceux qui sont aux
leurs : a Faites, vous autres, comme vous voudrez. » U y en a d'au-
tres qui, pour tout prévoir, ne diminuent point le mal, veulent être
préparés sur tout, au hasard de donner quelqu'inquiétude à leur
maître et fatiguent le ministre de plusieurs réflexions importantes :
leur vivacité sur ce qui leur manque pourrait porter à croire en eux
trop de circonspection, mais Ton a vu toujours ces mêmes gens,
fermes et tranquilles dans les plus grandes actions, y donnant les
ordres très nettement, rassurant tout le monde par un air gai et
serein, former et exécuter heureusement lés projets les plus hardis et
les plus dirSciles... Voilà, monsieur, des portraits assez fidèles.
Ces extraits peuvent donner une idée du caractère de la corres-
pondance qui s'échangeait entre Villars et la cour, et des digres-
sions qui en entravaient la clarté. Pourtant, la lumière se fit peu à
peu dans les esprits et l'accord dans les volontés; on finit par
reconnaître que, selon toutes les probabilités, Eugène remontait la
rive droite de l'Escaut pour marcher à l'Oise : il fut convenu que
Villars le suivrait par la rive gauche, prêt à le combattre aussitôt
que les circonstances tactiques et politiques le permettraient.
Le 26 mai Eugène passa l'Escaut sur huit ponts, et, laissant, dans
le camp de Denain, treize bataillons hollandais et trente escadrons,
sous les ordres du comte d'Albermarle *, vint se mettre en bataille
sur la Selle, la droite à Neuville sur l'Escaut, la gauche à Villiers.
n entraînait avec lui l'armée anglaise : le duc d'Ormond qui la
commandait, depuis la disgrâce de Marlborough, se trouvait dans
un cruel embarras; tenu par Bolingbroke au courant de ses secrètes
négociations avec Torcy, il ne voulait ni les dévoiler en refusant de
marcher, ni les compromettre en prenant part à une attaque contre
l'armée française ; honnête homme et plus soldat que diplomate, il
dissimulait mal ses scrupules sous des prétextes insuffisants. Eugène
eut bientôt deviné le secret de son hésitation : il n'en devint que
plus pressant, plus désireux d'engager, malgré lui et par la force
d'un fait accompli, son allié suspect. Ormond avait subi l'ascendant
* C'était aussi un Hollandais, du nom de Van Keppel, qui avait suivi
Guillaume d'Orange en Angleterre et y avait reçu un titre anglais.
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MÀLPLÂQUËT £T DENÂl^T 9
de cette volonté supérieure : îl avait marché le 26 à son rang dans
l'ordre de bataille. Le 27 il participa par quelques escadrons aux
reconnaissances de cavalerie; mais le 28, il ne put éviter un éclat.
Eugène, continuant son mouvement en avant, se trouvait à la hau-
teur de Cambrai et de Solesmes. Villars, de son côté, s'était déployé
le long de F Escaut, entre Cambrai et le Catelet; ses positions
n'étaient pas naturellement très bonnes, et il n'avait pas cru devoir
les fortifier. Eugène jugea l'occasion favorable à une attaque : il
vint trouver Ormond avec les députés hollandais et lui proposa de
se porter rapidement sur la gauche de Villars et de la tourner en
passant entre les sources de l'Escaut et de la Somme; attaqué en
flanc et à revers par des forces supérieures, n'ayant pas, croyait-il,
le temps de faire un changement de front, Villars serait certaine-
ment battu : il fallait marcher sans délai. Mis au pied du mur,
Ormond se troubla, laissa échapper une partie de la vérité et pria
les chefs alliés de suspendre toute opération offensive jusqu'à ce
qu'il eût reçu de Londres des lettres qu'il attendait de jour en jour.
A cette demande, Eugène et le député Vegelin ne purent retenir
leur indignation : une scène assez vive s'en suivit; Eugène alla jus-
qu'à accuser Ormond de connivence avec l'ennemi. « Un chef aussi
vigilant que Villars », dit-il, n'aurait pas laissé son armée sans
protection, dans d'aussi mauvaises positions, s'il n'avait su qu'il ne
serait pas attaqué K Onnond ne savait que répondre, il affirma
pourtant qu'aucun engagement ne liait son gouvernement au roi de
France et, pour preuve à l'appui, il se déclara prêt à soutenir
l'armée alliée, si elle était attaquée. Dès le lendemsûn, il appuya
son dire en envoyant au-devant d'une reconnaissance française un
détachement qui ramenait quatre-vingts prisonniers.
Ormond ne pouvait pas avouer qu'une correspondance s'était
établie entre Villars et lui ; elle avait pour prétexte un échange de
prisonniers; mais, dans le fond, elle répondait aux négociations pen-
dantes. Dès le 25 mai Villars écrivait ^ : « Je ne pouvais recevoir de
plus agréable nouvelle que celle qui m'apprend que nous ne sommes
plus ennemis » ; et Ormond lui répondait le lendemain, au moment
de passer l'Escaut : « Vous n'avez rien à appréhender de notre
marche, au moins je puis répondre pour l'armée de la reine que
j'ai l'honneur de commander. »
Villars pouvait donc se croire à l'abri d'une attaque et négliger
ses précautions habituelles. Mais il n'était pas libre lui-même d'at-
taquer : les instructions du roi, aussi bien que les avis secrets
* Ormond à Boiingbroke, 29 mai 1712.
' Cette lettre, ainsi que la suivante, se trouve dans les papiers d'Ormond.
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10 fMLPLAQUBT ET DENAIN
d'Ormond lui interdisaieirt toute offensive *. Cette situation bizarre
était toute à Tavautage des alliéfi ; elle les obligeait à renoncer à une
bataille dont le résultat, à tout prendre, était fort douteux et leur
assurait, pour le siège des places qu'ils convoitaient, une sécurité
absolue. Eugène se hâta de profiter de ces circonstances favorables.
Abandonnant toute idée de combat, il ?e porta vers le Quesnoy, qui
fut investi sans obstacle le 8 juin. Ormond ne fournit à Tannée
d'investissement aucun contingent de troupes à la solde de l'An-
gleterre *, mais il s établit, avec tout son corps^ à Cateau-Cambrésis,
entre Villars et les assiégeants, couvrant entièrement leurs opéra-
tions. Mis ainsi à l'abri de tout danger, Eugène poussa activement
ses approches ; en même temps il ne négligea rien pour ruiner les
ressources matérielles et morales de son adversaire : des partis de
cavalerie menés avec une extrême vigueur, parcoururent la Picardie,
la Champagne, brûlant les récoltes, rançonnant les habitants, inter-
ceptant les convois, semant la terreur jusqu'aux portes de Paris.
L'inaction de Villars en face de cette activité menaçante était
faite pour étonner ceux qui en ignoraient les motife. A la cour, à
l'armée, des propos désobligeants circulèrent : Saint-Simon les
recueillait avec un malveillant empressement. Villars commençait
à souffrir lui-même de l'attitude qui lui était imposée ; il chercha
à en sortir et sonda Ormond sur ses inteatians, il lui écrivit le
10 juin qu' « ayant des mesures à prendre pour faire agir l'armée
du roi », il le priait de lui faire connaître « ses positions » et de
lui « expliquer à quoi il pouvali; s'en tenir ))• La réponse d'Ormond
fut ambJguë. Villars insista :
Je suis très aise d'apprendre, écrivait-il le 11 juin, que vous n'avez
pas donné un seul homme des troupes qui sont à la solde de la reine,
tous les avis nous confirmant que Tinvestiture du Quesnoy était com-
posée de troupes également prises sur les deux armées; mais, mon-
sieur, je dois vous demander encore un éclaircissement : si toutes les
troupes qui sont à vos ordres ne s'opposeront pas aux entreprises que
l'armée du roi tentera certainement sur celle du prince Eugène, si
elle veut continuer le siège du Quesnoy; je n'attends que la réponse,
< St-John écrivait le 28 mai à Torcy : a En cas que le prince Eugène et
les députés des Etats, ce qui n'est pas fort vraÎBemblable, s'opiniàtreraient
à vouloir assiéger quelque place, quoiqiie l'armée de la reine n'y con-
courrait pas, le duc d'Ormond doit alors prier le M. le maréchal de Villars
de ne rien entreprendre contre eux, et de ne pas l'obliger par là à entrer
en action. »
2 II ne put pourtant pas refuser la coopération de sept bataillons et de
neuf escadrons qui, quoique placés sous son commandement étaient à la
solde de la Hollande. (Ormond à St-John, 8 juin 1712.)
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hâlplaquet et denâlx t\
qffie je vea» supplie de vouloir bietn me donner positive aur cda, pour
me jneltre en mouvement. Yons comprendrez aisément, monsieur, cpse
le roi vejani Tarmée da prinee Eugène entreprendre un si^ et
saehaat que celle qui est à vos ordres ne doit agir directement ni
indîrectcflient contre celle que j'ai l'honneur de commiander, me sau-
rait très mauvais gré de demeurer dans l'inaction. Je vous supplie,
JûOflsieur, que la réponse dont vous voudrez bien m'honorer sur cela,
ne me laisse aucun doute.
Ormood répondit le lendemain de manière à dissiper tous les
doutes*
... J'ose bien espérer, monsieur, que vous continuerez, dans les
mêmes conditions^ d'en attendre le résultat (des négociations) et que,
nonobstant la mine qu'on fasse de vouloir pousser le siège du Quesnoy,
vous éviterez, de votre côté, tonte occasion de m' obliger d'user dé la
force, soil pour me défendre, soit pour assister M. le prince Elugène,
ce que je ne saurais nC empêcher de faire en cas quil fût attaqué,
La réponse était aussi claire que possible et ne permettait pas
à Villars d'agir : il renonça à toute attaque» avec l'assentiment de
la cour. « Le roi, lui écrivît Voysin le 13, approuve fort que
vous preniez le parti de ne point faire marcher son armée, jusqu'à
ce qu'on soit mieux éclairé de ce qui s'est fait en Angleterre. »
De ce côté aussi la lumière ne tarda pas à se faire : lés négo-
ciations menées par Torcy avec une grande activité, avec une
remarquable intelligence de l'intérêt présent de la France et de
la situation des partis en Angleterre, aboutirent bientôt à une
entente. Moyennant la promesse d'une renonciation formelle de
Philippe V à la couronne dé France, et la remise temporaire de
Ihinkerque entre les mains des Anglais, une suspension d'armes dfe
deux mois était stipulée. L'armistice devait être employé à négocier
la paix générale sur des bases déjà presque convenues, et devait être
prolongé au-delà de deux mnis, si ceîa était nécessaire. Cet arran-
gement*, signé le 17 juin par Bolîngbroke à WMtehall^ par Torcy
Je 5Î2, à Marly, fut adressé le jour même à Vîllars, afin qu'il' en
réglât avec Ormond l'exécution immédiate. Ormond se renxfit te
25 au matin an quartier général' des alliés et s'efforça d'amener
Eugène, ainsi que les députés hollandais, à lever le siège du
Quesnoy, les menaçant, en cas de refus, dé se retirer avec toute
Va^mée qu'il commandait*. Il fut assez mal reçu et assez surpris
* Voy. le texte dans Pelet, X, p» 469:
* Ormond à Ylllars, 25 juin 1712,
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12 MâLPLâQUET et DENAIN ^
du peu d'effet de sa menace : il eût Texplication de cet échec
lorsque, de retour à Cateau-Cambresis, ayant communiqué à ses
chefs de corps auxiliaires les ordres de la reine, il les trouva très
peu disposés à lui obéir. Eugène avait agi sur eux, sur leurs gou-
vernements, il avait parlé à leurs passions, à leurs intérêts, à leur
honneur militaire. Ormond comprit qu'il serait abandohné par eux
et ne réussirait à détacher de l'armée alliée que le corps anglais
proprement dit, c'est-à-dire à peine douze mille hommes : il eut la
loyauté d'en prévenir immédiatement Villars, tout en lui demandant
de lui remettre Dunkerque *. Villars, qui trouvait que douze mille
hommes de moins à combattre ne valaient pas l'abandon d'une
place aussi importante, éluda habilement la question et s'empressa
de prévenir la cour. Voysin approuva fort sa réserve ; il trouvait
lui aussi que le marché était tout à l'avantage d'Eugène et s'em-
pressa de retirer Tordre de livraison de Dunkerque*. Tout sembla
remis en question. Torcy écrivit à Bolingbroke que Dunkerque avait
été cédé comme gage d'une suspension d'armes générale, que le
roi, par amour pour la paix, voulait bien restreindre l'armistice à
l'armée anglaise, mais qu'il s'attendait à ce que toute l'armée aux
ordres du duc d'Ormond se retirât de la lutte. Bolingbroke, qui
lui aussi tenait essentiellement à la paix, fit la seule chose qui fût
en son pouvoir, il promit de faire auprès des alliés une démarche
impérative, et s'ils refusaient, de se séparer publiquement d'eux,
de leur supprimer tous les subsides de l'Angleterre et de faire une
paix séparée avec la France :
La reine, écrivit-il à Torcy le 30 juin, qui jusques icy a gardé des
mesures avec ses alliés, poussée par eux à des extrémités comme
celle-ci, se croira justifiée devant Dieu et les hommes en continuant
les négociations ou à Utrecht ou ailleurs, sans se soucier s'ils y con-
courent ou non. Ainsi, monsieur, vous devez compter, et j'ai ordre de
vous promettre, au nom de Sa Majesté, que si le roi très chrétien
mette la ville, citadelle et forts de Dunkerque entre les mains de la
reine, quoique toutes les troupes étrangères ou une partie de ces
troupes refusent d'obéir aux ordres du duc d'Ormonde, et de se retirer
avec lui, Sa Majesté ne balancera plus à conclure la paix particulière,
laissant aux autres puissances un terme dans lequel elles pourront se
soumettre aux conditions du plan dont la reine conviendra avec Sa
Majesté très chrétienne. Voici, monsieur, la paix entre les mains du
roi.
* Cette lettre et la réponse de Villars ont été publiées par Pelet, XI, 176.
2 Voysin à Villars, 27 juin 1712. Pelet, XI, 478.
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ïâLPUQOET et DENâIN 13
Louis XIV avait trop de sens politique pour hésiter : à ses yeux
la question était plus diplomatique que tactique : rompre la grande
alliance, briser cette .chaîne de fer qui depuis dix ans étreignait
la France, semer la division dans Tarmée ennemie et jeter le dé-
sarroi dans l'Europe entière, étaient des résultats qu'il ne croyait
pas acheter trop cher par le sacrifice momentané d'une place isolée.
Torcy adressa le 5 juillet à Londres le consentement absolu du roi;
en même temps il invita Villars à remettre Dunkerque à Ormond,
contre la déclaration de l'armistice et le retrait des troupes an-
glaises. Quand cet ordre arriva au camp de Noyelles, le Quesnoy
venait de capituler. On s'attendait à une plus longue résistance :
M. de Labadie, qui commandait la place, était un oilicier de mérite
que secondait un brigadier de valeur, M. de Damas. Mais pou-
vût-on lui demander une bien grande persévérance à se défendre,
lorsqu'on apportait si peu d'empressement à le soutenir : en voyant
l'inaction, inexplicable pour lui, de l'armée de secours, il put croire
que la cour était résignée ou indifférente à la chute du Quesnoy :
pour le détromper, on le mit à la Bastille.
La déclaration de l'armistice était subordonnée à l'occupation de
Dunkerque. Ormond prenant ses instructions à la lettre, refusa
de proclamer la suspension d'armes avant que la ville ne fût
remise aux autorités anglaises : Villars, de son côté, ne voulait livrer
la place qu'à bon escient : pour concilier ces responsabilités,
échanger les correspondances et accomplir les formalités néces-
saires, il fallut encore une dizaine de jours; dix jours d'une cruelle
inaction pour Villars, d'une fébrile activité pour Eugène. Le prince
eut le temps de concentrer ses moyens d'action pour le siège de
Landrecies, tout en continuant son habile propagande auprès des
troupes allemandes auxiliaires et de leurs gouvernements : aux
menaces anglaises il répondait par des promesses, s'engageant au
nom de l'empereur à payer la solde refusée par l'Angleterre, faisant
luire aux yeux de tous l'espérance de succès que la chute rapide
du Quesnoy et la mollesse apparente de Villars semblaient pro-
mettre faciles. Enfin le 15 juillet nu soir il donna Vordre de marche
pour le lendemain, et le fit publier dans tous les campements : le
16j à quatre heures du matin, il était à la droite de l'armée atten-
dant l'effet de ses démarches : il eut la satisfaction de voir toutes
les troupes auxiliaires venir se ranger à leur place de bataille : Prus-
siens, Hanovriens, Saxons, Danois, enlevés par le prince d'Auhalt
et le duc de Wurtemberg abandonnèrent successivement Ormond
et se mirent sous son commanflement ; tout s'ébranla dans la direc-
tion de Landrecies. Le général anglais ne put retenir auprès de lui,
outre ses troupes nationales, qu'un bataillon et quatre escadrons de
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n ÏÀLPUQUET ET D8NÂIN
Holstein et le petit régiment liégeois de Walef-dragons. Un peu
mortifié de cet abandon, il se porta le lendemain à Avesnes-le-Sec,
où il publia la suspension d'armes et prit tristement le chemin du
Nord : les portes de toutes les villes gardées par les Hollandais se
fermèrent devant lui : il ne put s'arrêter qu'à Gand où se trouvait
une garnison anglaise. En même temps le général Hill venu direc-
tement d'Angleterre avec un petit corps de troupes débarquait à
Dunkerque et s'y établissait.
Villars retrouvait enfin sa liberté d'action, le terrain était déblayé
devant lui de tous les obstacles que la politique et la diplomatie y
avaient accumulés : il n'avait plus à résoudre qu'une question miii*
taire, il n'avait plus qu'un seul objectif, joindre l'ennemi et le com-
battre. Depuis quinze jours, dans l'inaction forcée des camps, toutes
les solutions de ce problème avaient été longuement discutées entre
l'armée et la cour : trop longuement même, car l'abondance des
avis avait fmi par produire la confusion, et la multiplicité des objecr
tions, l'hésitation ; seul le roi avait conservé une remarquable net-
teté de vues et montrait une décision qui éclate dans ses dépêches,
dans celles de son actif interprète Voysin : il avait deviné les pro-
jets d^Eugène sur Landrecies et, dès le lendemain de la chute da
Quesnoy, il ordonnait à Villars de défendre à tout prix la dernière
place qui séparât encore l'ennemi de la vallée de l'Oise. De tous les
systèmes discutés par Villars, il n'en avait retenu qu'un, celui que
le maréchal avait d'ailleurs proposé en première ligne, et qui con-
sistait à marcher sur la Selle et à offrir la batdlle à l'ennemi : il
l'approuvait <c comme étant la démarche la plus honorable et la
plus hardie ». Mais, écrivait Voysin de sa part, le 6 juillet, a il
ne suiTit pas de faire une démonstration qui marque l'envie de com-
battre », il faut combattre et plutôt « risquer l'événement d'un
combat que de souffrir que l'ennemi se rende maître de Landrecies ».
Villars avait donc Tordre, au premier mouvement d'Eugène vers
Landrecies, de ne pas se contenter de se mettre dans la plaine,
derrière la Selle, où il était douteux qu'Eugène vînt le chercher,
mais de passer cette rivière près de sa source, et d'aborder résolu-
ment l'ennemi pendant^sa marche : le terrain serait plus coupé, plus
couvert, moins propre aux manœuvres de la cavalerie, mais cela
même était un avantage, la cavalerie alliée étant notoirement supé-
rieure à la cavalerie française, tandis que l'infanterie d'Eugène
était diminuée de tous les bataillons occupés à garder les longues
lignes qui protégeaient ses communications du Quesnoy à Mar-
chiennes.
L'éloignement de Marchiennes était le côté défectueux des com-
binaisons d'Eugène; la grande distance qui séparait l'armée de siège
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MÂLPLÀQUET ET DBNADi 15
de son dépôt était un embarras et un danger; ce point faible n'avait
point échappé à la perspicacité de Tétat-major français : couper
cette ligne, isoler rennemi de ses ressources, c'était le moyœ le
plus sûr d'arrêter sa marche. Voysin aurait voulu qu'on tentât
cette opération avec un détachement ; dès le 1*' juillet, il la recom-
mandait à l'étude de Villars. Mais tant que l'armée alliée était
massée entre le Quesnoy et Valenciennes, l'attaque des lignes était
ateolument impossible : posté sur les hauteurs de Quérénaing, à
ô kilomètres à peine de Denain, en un point d'où il découvrait tout
le pays, Eugène pouvait suivre le mouvement de l'armée française
et porter dans ses retranchements des forces assez nombreuses pour
y défier tous les assauts. L'opération était impraticable. Villars la
jagea telle; un conseil de guerre, réuni le 3 juillet, la repoussa à
l'unanimité : Voysin se résigna et l'attaque par la haute Selle
:ht décidée. Sur ce point, les ordres du roi étaient formels : il les
confirma le 10 juillet; la susprasion d'armes avec les Anglais n'était
pas encore officiellement déclarée, mais cette considération n'arrê-
tait pas le roL Au premier mouvement d'Eugène sur Landrecies,
ViUars avait ordre d'inviter Ormond à s'écarter de sa route, si le
général anglais refusait de s'éloigner, Villars devait passer outre, et
CTgager le combat, a au hasard que les Anglais y fussent mêlés »,
plutôt que de laisser échapper une occasion que le roi considérsôt
comme suprême et décisive ^ .
Il semble donc que le 16 juillet dans la journée, en apprenant
d'Ormond qu'Eugène marchait sur Landrecies et que lui-même
sféloigneraût le lendemain, Villars n'eût qu'une seule chose à faire,
exécuter les ordres du roi et aborder l'ennemi pendant sa marche
de flanc. 11 hésita pourtant. Fût-ce irrésolution, effet d'une per-
plexité, à tout prendre, assez naturelle? Fût-ce intuition soudaine
d'un meilleur parti à prendre et qui fut pris quelques jours plus
tard. La lumière ne se fera jamais complètement sur les sentiments
qui agitèrent l'esprit mobile du maréchal, au moment de jouer sur
une dernière carte les destinées de son pays qu'il aimait, et sa
réputation de capitaine, à laquelle il tenait démesurément. Saint-
Simon a cru à un moment de défaillance et l'a qualifié avec sa
sévérité habituelle. Pour nous, qui savons faire la part des fai-
blesse humaines et qui n'ignorons pas de quel poids, dans les
guerres malheureuses, pèse sur les caractères les mieux tronpés,
la responsabilité du commandement suprême, nous suspendrons
notre jugement; nous laisserons parler les faits eux-mêmes, et nous
ne croirons pas avoir diminué les droits de Villars à la reconnais-
» Le roi à Villars. Marly, 10 juillet 1712. Pelet, XI, 492.
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16 IIÀLPIÂQUET ET DENÂIN
sance de Thistoire, s'il résulte de notre exposé sincère, que, pour
sauver la France, il dut, non seulement triompher de difficultés
exceptionnelles, battre un ennemi redoutable, mais commencer par
se ^ainc^e lui-même.
Le 18 donc, au lieu de se porter résolument en avant, comme le
lui commandaient les ordres du roi et la raison stratégique, Villars
convoqua un conseil de guerre. Montesquiou, Puj ségur, Albergotti,
Geoffreville et d'autres officiers généraux * y assistaient; il essaya
de faire approuver par eux son projet de marche sur la basse Selle;
il avait l'espoir d'y attirer l'ennemi à un « combat de plaine où »,
disait-il, « la valeur de la nation peut avoir la première part. » Le
conseil fut unanime à repousser ce projet; tous les officiers présents
offrirent de signer de leur nom leur opinion. Ils furent également
tous d'avis qu'il fallait secourir Landrecies au plus tôt, et pour cela
se porter sans tarder sur la Sambre, en tournant la Selle par sa
source. C'était aussi, nous le savons, le plan recommandé par le
roi : Villars ne pouvait faire autrement que de se soumettre, il le
lit de bonne grâce. 11 fut convenu qu'on marcherait le lendemain.
En rendant compte au ministre de cette séance, Villars disait qu'il
avait eu le regret de constater dans l'armée certains symptômes de
faiblesse ; mais, se hâtait-il d'ajouter, « au premier coup de canon
tiré, tout le monde retrouvera son ancienne valeur. »
Le lendemain 19, tout s'ébranla, l'Escaut fut passé entre Crève-
cœur et le Catelet; mais on fit très peu de chemin, il semblait que
Villars s'avançât avec répugnance dans une direction qu'il n'avait
pas choisie. Le 20, Tétape fut plus sérieuse, les troupes marchaient
avec entrain, elles sortaient avec joie de leur longue inaction, et
l'ardeur renaissait avec le mouvement. Villars s'arrêta à Cateau-
Cambrésis et déploya son armée le long de la Selle, avec l'espoir
qu'Eugène viendrait l'y attaquer; il l'attendit toute la journée du 21,
se contentant d'envoyer dans toutes Içs directions de nombreux
partis de cavalerie; lui-même alla de sa personne reconnaître les
positions de l'ennemi. Il constata que son adversaire avait active-
ment employé les inexplicables délais qu'il lui avait laissés. Eugène
avait partagé son armée en deux corps : l'un tenait Landrecies
investi et s'entourait d'une ligne de circonvallation déjà presque
achevée; l'autre, placé sous son commandement immédiat, couvrait
les opérations du sièçe dans des positions très bien choisies;
déployée le long de l'Ecaillon, elle avait sa droite à Bermerain, sa
^ Parmi eux sa trouvait le marquis de Silly, le correspondant secret de
Voysin, qui envoya au ministre un compte-rendu de la séance, lequel se
trouve au Dépôt de la guerro, vol. 2380, n^ 15.
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MàLPLâQUET £T DENAm 17
gauche à la Sambre, la forêt de Mormal derrière. On travaillait
acliyement à un retranchement destiné à fermer le passage entre
la source de l'Écaillon et la Sambre. 11 était évident qu Eugène était
décidé à attendre l'attaque des Français et à ne pas se laisser
distraire de son objectif, la prise de Landrecîes. Villars comprit
qu'il arrivait trop tard, et qu'il ne pouvait, sans de grandes diffi-
cultés, enlever les positions retranchées de l'ennemi; il prévînt la
conr des obstacles qu'il rencontrait, et demanda de nouveaux ordres.
En attendant le retour de son courrier, il chercha, dit-il * « à
défaut d'une bataille dans un pays ouvert, une occasion qui fût
aussi nuisible aux ennemis qu'une bataille ». Sa pensée fut ainsi
ramenée aux lignes de Marchiennes, que son instinct militaire lui
désignait comme le véritable point d'attaque. Tant que l'ennemi
san'eillait ces lignes avec toute son armée, on ne pouvait sérieuse-
ment songer à les forcer; mais maintenant qu'en se rapprochant
de la Sambre, il s'était éloigné de Denam, n'éiîdt-ce pas là qu'il
fallait frapper le coup décisif? Villars se le demandait avec une
intensité d'attention croissante. La veille même il avait reçu du roi
une lettre qui indiquait les mêmes préoccupations : « Ma première
pensée, écrivait Louis XIV 2, avait été dans l'éloignement où se
trouve Landrecies de toutes les autres places d'où les ennemis
peuvent livrer leurs munitions et convois, tC interrompre leur corn-
mtmication en faisant attaquer les lignes de Marchiennes^ ce qui
les mettrait dans l'impossibilité de continuer le siège. Mais comme
il m'a paru que vous ne jugiez pas cette entreprise sur les lignes
de Marchiennes praticable, je m'en remets à votre sentiment et je
ne puis que vous confirmer mes précédents ordres que je vous ai
donnés pour empêcher le siège de cette place. » Le même jour
Voysin écrivait au comte de Broglie : « S'il était possible dans ce
grand éloignement (de Landrecies à Marchiennes), d'attaquer les
lignes de Denain pour couper la communication, ce moyen paraîtrait
le plus assuré et le moins hasardeux, pour les obliger à lever le
siège, et vous feriez bien d'écrire vous-même à M. le maréchal de
Villars. » Ainsi la véritable pensée du roi était l'attaque de Denain
et, en insistant sur la marche vers Landrecies, il croyait se conformer
au sentiment de Villars; celui-ci de son côté n'exécutait que par
obéissance une opération qu'il jugeait très dangereuse; curieux
exemple des malentendus qui peuvent se produire par l'abus de la
correspondance et l'interversion des rôles. Le rôle du ministre est
de préparer l'instrument de guerre, non de le manier. Sa fonction
* Villars au duc d'Ormond, 25 juillet 1712.
* Le roi à Villars. FoAtainebleau, 17 juillet. D. G., 2580, n^ 5. '
10 ocTOBBE 1887. 2 •
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18 MàLPLâQUET et DENADr
est de bien choisir les chefs, non de les diriger; le devoir des chefs
est de commander effeciivement et de savoir prendre la responsabi-
lité de leurs mouvements. Villars en sollicitant chaque jour des
ordres, en affectant, dans sa fatigante correspondance, une excessive
défiance de lui-même, avait obligé le ministre à sortir de sa réserve,
à dicter les opérations de détail; on en voit les inconvénients.
Heureusement, sous la pression de circonstances impérieuses, la
lumière se fit dans T esprit de Villars, son instinct d'homme de
guerre se réveilla et lui inspira les habiles manœuvres qui devaient
assurer le succès. Le roi d'ailleurs n'entendait pas entraver son
initiative; tout en insistant avec énergie pour une action vigoureuse
et prompte il lui écrivait * : « C'est à vous à déterminer et le temps
et le lieu de l'action et à prendre tous les meilleurs arrangements
pour y réussir. » Le 21, autorisé par ces paroles et par les regrets
mêmes du roi, Villars se décida à faire attaquer Denain par un
détachement de son armée, l'opération fut fixée au 22; MM. de
Broglie et de Vieuxpont furent chargés de la diriger. Le prince de
Tingry , qui commandait dans Valenciennes, eut l'ordre de sortir avec
la garnison de la place et d'aborder à revers les Hgnes ennemies,
tandis que les deux généraux les attaqueraient de front.
J'ai été voir, écrivit Villars le 21 au soir, comment nous pourrions
attaquer le camp de Denain, à quoi Ton n'a pu songer que dans le
temps que nous éloignions Tarmée ennemie de l'Escaut, car, lors-
qu'elle y avait sa droite, on ne pouvait le tenter avec aucune appa-
rence de succès. Je compte donc faire demain toutes les démarches
qui pourront persuader l'ennemi que je veux passer la Sambre, et je
tâcherai d'exécuter le projet de Denain, qui serait d'une grande utilité.
S'il ne réussit pas, nous irons par la gauche; je suis assez bon servi-
teur du roi, pour garder la bataille pour le dernier. Elles sont, comme
vous le savez, dans la main de Dieu, et de celle-ci dépend le salut ou
la perte de l'État; je serais un mauvais Français et un mauvais servi-
teur, si je ne faisais pas les réflexions convenables.
Cependant l'inaction de Villars avait éveillé l'attention vigilante
du prince Eugène; il était informé, en outre, que la garnison de
Valenciennes avait pris les armes; il conçut quelque soupçon et
pour parer à toutes les éventualités, il fit rapidement reprendre à
la droite de son année, les anciennes positions de Quérénaing.
Le 22, au matin, une partie de ces troupes, jointe à des détache-
ments du camp de Denain, se porta sous les murs même de Valen-
ciennes et fit un grand fourragé. Devant ce déploiement de forces,
< Le roi à Villars. Fontaiaebleau, 21 juillet 1712. D. G.
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MALPLAOUET ET DENAIN 19
Tingiy ne crut pas pouvoir sortir de la place ; Broglie, averti à temps,
renonça à l'attaque. « Ces deux massieurs ont jugé l'entreprise
impossible, écrivît le soir même Villars à Voysin : j'en suis très
fiché, mws quand ceux-là refusent, je n'irai pas offrir la commission
à d'autres. Cette affaire ne pouvant s'exécuter, j'ai marché à la
Sambre. »
On peut aisément se figurer les impressions de la cour en rece-
vant coup sur coup ces dépêches contradictoires : le 20, hésitation
â attaquer sur la gauche et demande de nouveaux ordres; le 21,
annonce du projet sur Denain; le 22, abandon de ce projet, et
reprise des vues sur la Sambre. A la première de ces lettres, le roi
répondit par un blâme contenu et attristé. « Les ennemis ne man-
queront pas de profiter du temps que vous leur donnez, la chose
demande une détermination plus prompte... Vous pourriez prendre
YOtre parti sur mes précédentes lettres, sans demander de nouveaux
ordres... Je ne crois pas pouvoir mieux m'expliquer que j'ai fait
par mes lettres précédentes. Mon intention n'est pas de vous engager
à faire ce qui est impossible; mais tout ce qu'il est possible d'entre-
prendre pour secourir Landrecies et empêcher que les ennemis se
rendent nôtres de cette place, vous devez le faire * ». La réponse
à la seconde dépêche de Villars indique un mécontentement crois-
sant et blâme formellement la reprise du pi-ojet sur Denain. C'est
Voysin qui fut chargé d'exprimer le sentiment du roi sous une
forme confidentielle et amicale ^ : il représenta au maréchal la grave
responsabilité qu'il assumait en différant l'attaque et eiposant Lan-
drecies à être pris faute de secours. « Je souhaite fort que votre
dessein sur le camp de Denain réussisse promptenaent, mais si cela
manquait, vous auriez peut-être grand regret dans la suite... et si
après toutes les réflexions que vous faites, Landrecies se trouvait
pris, il semble que vous en prenez sur vous f événement et les
suites. » Cette fois, le reproche tombait à faux ; quand il arriva à sa
destination, Villars était maître de Denain. Sortant enfin d'une
attitude qui avait trop duré, il avait su prendre sur lui Tévénement,
et la victoire avait justifié son initiative.
Comment ce revirement subit s'opéra-t-il, comment ce projet
sur Denain, rejeté d'abord par Villars, adopté ensuite et aban-
donné par lui le même jour, fut-il repris de nouveau et victorieuse-
ment exécuté? Les ennemis de Villars, en tête desquels ou ne
s'étonnera pas de trouver Saint-Simon 3, attribuèrent ce change-
^ Le roi à Villars. Fontainebleau, 21 juillet 1712. Pclot, XI, 71.
* Voy. le texte complet de la lettre dans Pelet, IX, p. 74.
' On connait le procédé invariable de Saint-Simon, qui consiste à dire
que toutes les batailles gagnées par Villars auraient été évitées ou perdues
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20 MALPUQUET ET DENAIN
ment à Tintervention du maréchal de Montesquieu, qui aurait
triomphé des hésitations de Villars et l'aurait décidé à attaquer les
lignes. Le lieutenant général de Vault, le grave et consciencieux
auteur du grand travail historique publié par Pelet, incline vers la
même opinion ; il base surtout son sentiment sur le silence gardé
sans rinterventioa d*un de ses subordonnés. A Friediingen, Magnac; à
Hochstaedt, Dusson; à Denain, Montesquieu. Ce dernier, voyant les
hésitations de Villars, aurait écrit à la cour pour proposer l'attaque de
Denain, aurait reçu du roi l'approbation de son projet et Tordre secret de
l'exécuter, m^me malgré Villars : ainsi aurait-il fait, entraînant son chef
inerte, qui suivant la queue de la colonne, ne serait arrivé à Denain que
longtemps après la victoire gagnée. Tout ce roman s'évanouit devant les
pièces officielles. La correspondance de Montesquieu avec Voysin est au
Dépôt de la guerre; on n'y découvre pas trace de la mission qui lui aurait
été donnée; bien plus, il résulte des documents analysés ci-dessus que
Montesquieu, au conseil du 3 juillet, se prononça contre Texpédition de
Denain; à celui du 18, il insista pour la marche sur Landrecies, et que le
21, la cour, loin de donner Tordre de marcher sur Denain, blâma formel-
lement Villars d'avoir repris un projet qu'elle avait conseillé, il est vrai,
mais qu'elle avait positivement abandonné. Il n'y a au Dépôt de la guerre
qu'une lettre du roi à Montesquieu du 27 juillet, le félicitant simplement
de la part qu'il avait eue « dans le projet et dans l'exécution » et remar-
quant qu'il ne lui a « rien dit du détail de Taction » ; une lettre de Voysiu
du môme jour, félicitant Montesquieu « du concert avec lequel il a agi
avec le maréchal de Villars o, et enfin une réponse très courte de Montes-
quieu, du 29, dans laquelle il mentionne la peine qu'il a eue à faire
exécuter une marche « qui n'était du goût de personne dans l'armée ».
(Voy. ces pièces dans Pelet, XI, 503 et suiv.) Ce n'est que douze ans
après, à l'occasion de sa nomination comme chevalier de Tordre, que
Montesquieu rédigea, avec ses souvenirs, une relation de la bataille assez
malveillante pour Villars. (Pelet^ XI, 539.) Il y reconnaît néanmoins
qu'il passa TEscaut avec lui et l'attendit peur attaquer le retranchement
du camp. Il prétend qu'entre le passage de TEscaut et l'assaut, Villars
pensa à se retrancher, idée tellement absurde qu'elle n'est pas admissible :
il prétend enfin, que l'armée étant encore près de Cambrai, c'est-à-dira
vraisemblablement dans les premiers jours de Juillet, il propesa à Villars
d'aller attaquer Denain en passant la Sensée au bac d'Aubencheul par une
marche secrète et que Villars ne goûta pas cet avis. Si ce projet fut proposé,
ce qui est fort douteux (puisque le 3 juillet Montesquieu se prononçait
publiquement contre une opération analogue), Villars eut bien raison do
le rejeter : il était impraticable; la marche d'une armée entre Bouchaia
et Douai occupées par Tennemi ne pouvait pas être secrète pour les garni-
sons de ces villes; elle ne pouvait davantage être dérobée à Eugène, campe
entre Valenciennes et le Quesnoy avec toute son armée. Le corps français
engagé dans le quadrilatère Bouchaiu, Douai, Marchiennes, Denain, avec
Tennemi maître des ponts de l'Escaut sur son flanc, était exposé, en cas
d'échec, à un désastre irréparable. N'oublions pas eniiu que Saint-Simea
lui-même a infirmé le témoignage de Montesquiou en nous disant
(VII, 110) qu'il avait le goût de Tintrigue, des voies détournées et des
instruments subalternes.
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MALPLAOUET ET DEMAIN 21
par VUIars après l'action et TabscDce au Dépôt de la guerre de tout
rapport adressé par lui sur la bataille du 24 : cet argument s'écroule
devant ce fait, que nous avons retrouvé en Angleterre dans les
papiers d'Ormond la relation même du maréchal; écrite quelques
heures après la victoire, elle a tous les caractères de la sincérité* :
il en ressort que Villars, n'ayant pas réussi le 18 et le 19 à amener
l'eooeml à un combat dans les plaines de la basse Selle, ne se
soucia jamais de l'aborder dans ses positions retranchées devant
Landrecies et que toutes les démonstrations qu'il fit du côté de
cette place n'eurent d'autre but que d'y attirer l'ennemi et de
l'amener à dégarnir le point qu'il avait résolu d'attaquer. Nous
retrouvons dans cette conception stratégique la manœuvre favorite
de Villars, et la marque de son empreinte : c'est la manœuvre
de Friedlingen et de StoUhofen, celle qui avait assuré la prise de
Kehl et devait assurer celle de Landau : à savoir une série de
mouvements trompant l'ennemi, puis, au moment favorable, une
contre-marche rapide portant toutes les forces concentrées sur le
point secrètement choisi, enfin une attaque si brusquement et si
vigoureusement menée, que la position était enlevée avant que
l'ennemi, revenu de son erreur, ait eu le temps de la réparer. Le
plan est bien de Villars : qu'il ait hésité, mis longtemps à le
discerner, à l'adopter, paru faiblir avant de l'exécuter, soit I Tout
homme a ses imperfections et nous n'avons jamais dissimulé celles
de Villars : que dans ces heures d'angoisse solitaire et d'intimes
perplexités, il ait été bien conseillé et utilement soutenu par Mon-
tesquiou, nous l'admettons sans peine. Montesquiou avait de
réelles qualités militaires; dégagé des responsabilités du comman-
dement en chef, il avait l'esprit plus libre et la décision plus facile.
Villars le consultait dans toutes les circonstances importantes, tous
ses mouvements étaient concertés avec lui : il reconnut loyalement -
la part qui lui revenait dans la conception et l'exécution de l'opé-
ration sur Denain; mais de même que vaincu il eût seul porté la
responsabilité de la défaite, vainqueur, il a droit à la meilleure part
de gloire.
Le 22 juillet, nous l'avons déjà dit, Villars était à Cateau-Cam-
brésis. C'est là que, vers midi, il reçut les rapports de Broglie, lui
annonçant qu'il renonçait à attaquer Denain. 11 lui fut alors
démontré que l'opération sur ce camp, telle qu'elle était comprise
dans le cabinet du roi, c'est-à-dire une diversion exécutée par un
détachement, était impossible. Pour prendre Denain, il fallait en
* Nous Tavons imprimée à la suite du tome lU des Mémoires de Villars.
» Villars au roi, 24 juillet. Villars à Voysin, 29 juillet. (Pelet, XI, 496, 50G.)
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J
22 MALPUQOET ET DENAIN
écarter Tennemi et y employer toute rarmée. Qu'on donnât suite
au projet ainsi modifié, ou que l'on se décidât à essayer de débloquer
<lirectement Landrecies, il fallait se porter sur la Sambre. C'est ce
que fit Villars; dans l'après-midi il passa la Selle> et laissant sa
gauche au Cateau, il s'établit avec sa drcrite au petit village de
Mazingbien, sur la Sambre. Informé de ce mouvement, Eugène,
sans quitter son quartier général de Bermerain, rapprocha aussi sa
gauche de la Sambre et garnit de troupes et d'artillerie le retran-
chement à peine achevé qui joignait cette rivière à la source de
l'Ecaillon. L'attaquer dans ces positions était fort difiTicile; le seul
moyen d'aborder l'ennemi avec quelques chances de soccès était
de passer la Sambre, de tâcher d'empêcher Eugène de la passer à
son tour, et d'attaquer la circonvallation de la rive droite. Alber-
gotti et Geoffreville, qui avaient été reconnaître le terrain, déclaraient
l'opération praticable. Villars l'adopta en apparence. Dès le 23 au
matin les colonnes se massèrent sur les bords de la rivière; on
commença ostensiblement des ponts au Catillon et près de l'abbaye
de Fémy, le bruit se répandit dans le camp que la bataille était
proche et y excita tous les esprits. Cependant la pensée de Villars
était ailleurs et son parti était pris. Une fois bien ^ddé, il n'hé^te
plus : l'homme d'action se réveille, il se retrouve avec ses qualités
d'activité, de décision, de prévoyance. Enfermé avec Montesquioia
et ses cinq officiers d'état-major* Contades, Puységur, Beaujeu,
Monteviel et Bongars, il combine avec eux tous les détails de la
journée du lendemain. L'opération est des plus délicates qui se
puisse tenter. Il faut faire devant l'ennemi, et à son insu, une
marche de flanc de huit à neuf lieues, passer une rivière et enlever
des retranchements bien défendus, avant que l'ennemi ait eu le
temps de venir prendre l'assaillant en queue. La première condi-
tion du succès est le secret le plus absolu; pour tromper l'ennemi,
il convient d'abord de tromper les siens : « Toutes les ruses petites
ou grandes 2 » sont bonnes et ne sont pas négligées. Aucun des
chefs de corps n'est prévenu ; tous croient à une attaque sur Lan-
drecies et s'y préparent : Albergotti vient môme la discuter avec
Villars; il la trouve très hasardée, il croit de son devoir d'en
signaler à son chef les dangers : a Allez vous reposer quelques
heures, M. d' Albergotti, se contente de lui dire Villars, à trois heures
du matin vous saurez si les retranchements de l'ennemi sont aussi
bons que vous le croyez. »
On travaille bruyamment aux ponts sur la Sambre, des escouades
< Oa les appelait alors officiers du détail,
^ Mémoires de Villars, lit.
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MALPUQUET ET DEMAIN 23
ouvrent des passages pour rartillerie dans les bois de Fémy, sur la
rive droite, d'autres coupent des fascines pour combler le fossé
de la ârconvallation, tous les travaux s'exécutent avec entrain
et ardeur. Poussant la prévoyance plus loin, Villars n'envoie pas
de courrier à Versailles; il a mandé la veille au roi qu'il renon-
çait provisoirement à l'entreprise sur Denain, il le laisse dans l'in-
quiétude ^ que lui cause cette nouvelle évolution; s'il écrit, ce sont
des billets destinés à tromper l'ennemi *. Vers midi, il envoie tous
ses hussards battre la plaine entre l'Escaut et la Selle jusqu'à la
hauteur de Bouchain, aGn qu'aucun coureur ennemi ne puisse passer
d'une rivière à l'autre et surprendre le mouvement qui se prépare.
Eugène avait été informé des dispositions prises sur la Sambre ;
tout semblait lui démontrer que l'intention de son adversaire était
de débloquer Landrecies; mais la longue inaction de Villars lui
faisait douter de son audace : il ne quitta pas son quartier général
de Bermerain. Néanmoins il prit, à tout événement, ses dispositions
de combat, serrant sa gauche sur la place, rappelant à lui le corps
de droite, sauf six bataillons qui furent laissés dans les lignes
de Thiant, sur la rive droite de l'Escaut.
Cependant le jour tombait : le moment d'agir était venu ; les
officiers de détail vont porter les ordres de marche à tous les chefs
de corps. Ceux-ci croient à une erreur et protestent, mais les ordres
ëtaieot formels, on obéit; les soldats, voyant qu'on leur fait tourner
le dos à l'ennemi, croient à une nouvelle défaillance; des murmures
se font entendre; Montesquiou, qui préside lui-même à l'exécution
des détails, est obligé d'insister. A l'entrée de la nuit, tout s'ébranle
sâon l'ordre convenu. En tête marche Vieuxpont avec trente
bataillons^ une brigade d'artillerie et les équipages de pont. Broglie
le suit avec sa cavalerie : il a pour mission de surveiller la colonne
et d'empêcher qu'aucun hooune ne s'en détache. Albergotti vient
ensuite avec vingt bataillons et quarante escadrons. Coigny effectue,
avec sa cavalerie, une démonstration sur la rive droite de la
Sambre, en face de Landrecies ; puis, aussitôt la nuit close, il repasse
sans bruit la rivière et fait l'arrière-garde de l'armée. On marche
toute la nuit sans obstacle, parallèlement à l'Escaut et à la Selle,
^ Le roi attend votre courrier : ce ne sera pas sans quelque espèce
dHnquiétude. Voysin à Villars, 23 juillet. D. G.
*I)c ce nombre est un billet écrit à M. de Saint-Frémoat et dont
l'original est au Dépôt de la guerre. Saint-Frimont commandait la place
de Maubeuge et n'était pas sous les ordres directs de Villars. Villars
lai annonce qu'il va passer la Sambre : s'il avait réellement eu cette
intention, il eût commis une grave imprudence en la consignant sans
motif dans une lettre insignifiante qui avait toutes les chances d'être inter-
ceptée par les coureurs ennemis.
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24 MALPLAQCET ET DEXAIN
dans la plaine qui sépare ces deux cours d'eau. Au point du jour,
c'est-à-dire vers quatre heures du matin, les têtes de colonnes
atteignent TEscaut, près du moulin de Neuville : les soldats sont
fatigués de cette longue marche dans les ténèbres ; les chevaux qui
traînaient les lourds équipages de pont, exténués et de qualité
médiocre, n'ont pu suivre : il se produit un temps d'arrêt qui amène
un moment d'hésitation : on parle de camper sur place et de se
retrancher. Montesquiou combat cette idée absurde; Villars, accouru
dans sa chaise de poste, occupe gaiement le temps en faisant
manger aux troupes une bouchée. Cependant les pontons ont rejoint;
on procède fiévreusement à la construction de trois ponts. Il est
sept heures du matin : les éclaireurs ennemis commencent à paraître
de l'autre côté de l'Escaut. Il n'y a pas un instant à perdre, il y va
du salut de l'armée et de la France.
Vers le même moment, Eugène, prévenu du mouvement de Vil-
lars, s'est rapidement porté à cheval, avec quelques officiers, sur
une hauteur d'où il pût découvrir l'armée française. Parmi les
aides de camp qui l'accompagnent se trouve le jeune Maurice de
Saxe, le futur vainqueur de Fontenoy, alors âgé de dix-sept ans,
volontaire au semce de l'empereur; il nous a laissé un récit de
cette chevauchée matinale ^ Eugène voit des régiments français
massés dans le coude de l'Escaut : il ne leur suppose pas l'intention
de passer la rivière ni la hardiesse d'attaquer ses retranchements ;
Villars n'a plus de ces audaces. « Allons dîner », dit-il à son escorte.
S'il avait compris ou mieux jugé son adversaire, il pouvait lui
créer les plus sérieuses difficultés; il avait le temps de ramasser
une force suffisante et d'atteindre l'armée française à cheval sur
l'Escaut, c'est-à-dire dans la position la plus dangereuse de toutes.
(( Elle était perdue, » écrit le maréchal de Saxe. La confiance
injurieuse d'Eugèùe la sauva : il devait payer cher ce mouve-
ment de dédain. A peine était-il à table qu'un courrier d'Alber-
marie vint lui annoncer que les Français avaient passé l'Escaut et
faisaient mine de l'attaquer. Il était dix ou onze heures : Eugène
saule à cheval et court à bride abattue vers Denain en donnant à
ses troupes l'ordre de se former et de le suivre. Mais il était trop
tard : l'occasion était perdue.
Villars, aussitôt ses trois ponts achevés, avait fait passer Broglie
et sa cavalerie. Celui-ci ramenait sans peine quelques patrouilles
ennemies, se portait au galop à Escaudain, à travers la plaine unie,
y abordait la double ligne qui menait de Marchiennes à Denain, ce
chemin fortifié que l'ennemi, dans sa confiance dédaigneuse, appe-
* Rêveries du maréchal de Saxe, liv. II, ch. v.
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MALPLAQDBT ET DENAIN 25
lât déjà a le grand chemin de Paris » ; il franchissait avec ses
chevaux Tépaulement dégarni de troupes, trouvait un convoi de
pain qui cheminait vers Denaîn sous la protection de deux batail-
lons, tombait sur l'escorte, la dispersait, s'emparait des voitures,
et, s'ëtablissant solidement en travers de la route, coupait la com-
munication avec Marchiennes. Pendant ce temps, le corps de
\ieuxpont a passé l'Escaut à son tour. Villars a défilé en tète de
la brigade de Navarre; il est à cheval; il a mis son buffle des
jours de bataille, celui « qui lui porte bonheur )). Son entrain se
communique aux soldats, qui traversent gaiement, dans la boue
jusqu'aux genoux, les marais qui bordent le fleuve. Les colonnes se
forment dans la plaine, la traversent sans obstacle, pénètrent à la
suite de Broglie, près d'Escandain, entre les lignes fortifiées. Lais-
sant Hontesquiou les disposer pour l'attaque à mesure qu'elles
arriveront, Villars retourne aux ponts; le défilé des troupes est trop
lent à son gré. Il s'attend à voir paraître Eugène par la Selle et
tomber sur son arrière-garde; crainte de surprise, il la fait mettre
en bataille, appuyée aux lignes que l'ennemi a faites Tannée précé-
dente autour de Bouchain. Les troupes attendent ainsi leur tour de
passer l'Escaut.
Ces précautions étaient inutiles. Eugène n'a pas pris au sérieux
l'opération de Villars et n'a pas fait le mouvement qui aurait pu
A gravement la compromettre. Arrivé seul de sa personne à
Penain, vers midi, il a vu les têtes de colonnes françaises en marche
et compris sa faute. 11 s'est hâté de faire sortir du camp la cava-
lerie, désormais inutile, ainsi que les bagages en danger, et d'y
faire entrer les six bataillons qui gardaient les lignes de Thiant ; puis,
recommandant à Albermarle de tenir jusqu'à la dernière extrémité,
il est retourné au galop au-devant de ses troupes presser leur
marche.
Tout l'avenir de la journée dépend de la célérité : la victoire
sera au premier qui atteindra les ponts qui joignent le camp de
Denadn à la rive droite de l'Escaut. Bientôt les colonnes autrichiennes
apparaissent sur les hauteurs de Quérénaing : il leur faut moins de
deux heures pour arriver. Montesquieu les voit; il n'a encore dis-
posé pour l'attaque que trente-trois bataillons; il veut les lancer en
avant sans attendre Villars et le reste de Tarmée. Contades, le fidèle
major général de Villars, le supplie de ne pas faire à son chef l'in-
jure et le chagrin d'attaquer sans lui ; Montesquiou attend ; Villars,
prévenu, accourt avec Albergotti; on décide l'assaut immédiat;
Albergotti demande à faire des fascines pour combler le fossé du
camp : a Croyez-vous, lui répond Villars en montrant l'armée d'Eu-
gène, que ces messieurs nous en donnent le temps? Les fascines
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26 MALH.AOUBT ET DENAIN
seront les corps des premiers de nos gens qui tomberont dans le
fossé. » Et il donne l'ordre de marche.
Les trente-trois bataillons sont disposés en onze colonnes; chaque
colonne de trois bataillons déployés, précédés des grenadiers et
piquets qui forment comme une quatrième ligne; dans l'intervalle
des colonnes sont les petites pièces de campagne qui tirent tout
en marchant. A la droite des lignes sont les deux maréchaux de
France, à la gauche, Albergotti. Les officiers généraux sont dis-
tribués dans les colonnes, les colonels marchent en tète de leurs
régiments. Ce sont, outre ceux que nous avons déjà nommés, le
prince d'Isenghien, le prince Charles de Lorraine, le marquis de
Mouchy, le duc de Mortemart, MM. de Dreux, de Nangis, de Tour-
ville, qui fut tué, de Meuse, qui fut blessé, Brendlé, Rosel, La Vallière
et tant d'autres, l'élite de l'armée et de la noblesse françaises.
Ainsi que l'a prédit Villars, le premier coup de caoon a disâpé
toutes les hésitations des derniers jours. L'infanterie, vigoureuse-
ment menée, voyant clairement le but et sentant la gravité des
circonstances, a retrouvé ses incomparables qualités offensives. Elle
marche en ordre admirable, comme à la parade, l'arme au bras sans
tirer un coup de fusil : son canon seul envoie de temps à autre
d'inoffensîves volées. L'artillerie du camp répond, au contraire, par
de meurtrières déchai*ges; les boulets, puis la mitraille font, dans
les rangs, de sanglantes trouées. Arrivées à portée de mousquet,
les colonnes sont accueillies par le feu le plus vif: elles continuent,
sans broncher, leur marche ferme et silencieuse; à vingt pas, le feu
redouble; plus de quinze cents hommes déjà jonchent la terre. Deux
bataillons seulement hésitent et a font un coude » ; les trente autres,
poussés en avant par l'ivresse communicative de la charge, descen-
dent dans le fossé, toujours l'arme au bras, et escaladent le retran-
chement palissade. Les Hollandais, stupéfaits, dominés par l'ascendant
moral de cette fière attitude, n'attendent pas le choc; ils reculent.
Le torrent humain bondit par-dessus l'épaulement et déborde de
toutes parts; fusillés à bout portant, poursuivis la baïonnette dans
les reins, les- Hollandais tourbillonnent; ils courent à l'Escaut; le
pont de Denain s'écroule sous la masse accumulée des premiers
fuyards; il n'y a plus d'issue; tout est tué ou pris. Le comte d'Al-
bermarle a essayé en vain de tenir avec un petit groupe d'hommes
déterminés dans les cours de l'abbaye : il est cerné et obligé de se
rendre; il remet son épée à Villars lui-même, ainsi que le prince
d'Holstein, le prince d'Anhalt et plusieurs officiers généraux.
Eugène, arrivé sur la rive droite de TEscaut avec ses premières
colonnes, ne peut qu'assister impuissant au désastre. Le pont de
Prouvy n'a pas été coupé : il y court; mais Tingry, sorti de Valea-
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MÀin^OUET ET DENàlN 27
dénués avec sa garnison, Toccupe en force. Eugène engage à
travers le fleove une fusillade sans effet; rinfaaterie française à
Tabri derrière les retranchetnauts conquis, y répond yictorieuse-
meot; après avoir inntilemeat fait tuer sept ou huit cents hoannes,
Eugène renonce à passer le fleuve, et mordant ses gants de dépit,
donne Vordre de la retraite.
Tel fat le combat de Denain : combat justement célèbre, parce
que ses conséquences dépassèrent de beaucoup les résultats immé-
diats de la joarnée; un camp retranché enlevé d'assaut, dix-sept
bataillons ennemis détruits, beaucoup de canons pris, des troph^s
nûlitaires, c'étaient certainement des avantages sérieux et glorieu-
sement acquis, mais ils laissaient intacte l'armée d'Eugène, dont la
isaaae prindpale n'avait été entamée ni dans son organisation ni
dans son prestige et restait redoutable. A ne juger que les appa-
rences extérieures des choses, il semblait que le coup ne fût pas
décisif et qu'Eugène pût, par un effort énergique, en réparer les
effets. Mais on sait le rôle des causes morales dans les péripéties de
la guerre ; la confiance en soi et dans les instruments dont on dis-
pose, cet élément primordial du succès, a changé de camp : dans
rarmée française, si pronpte à renaître, elle réveille toutes les
qualités de la nation; Villars lui-même, qui a toutes les aptitudes,
bonnes ou mauvaises, de la race, retrouve l'activité, la décision,
les inspirations qui paraissaient sommeiller; les coups se succèdent,
rapides, pressés, frappés au bon endroit; dès le soir même de la
bataille, Broglie a couru avec sa cavalerie investir Marchiennes;
maïs la place est forte, entourée de marais, il faut un siège en
r^\e. Villars, voulant reconnaître la part qui revient à Montesquiou
dans le grand succès de la veille, le charge de le conduire; en six
jours de tranchée, la place est forcée, sa garnison prisonnière de
guerre, cent quarante balaodres chargés de vivres et de munitions,
soLumte pièces de canon, le matériel de siège, toutes les ressources
accumulées à grands frais par Tennemi, sont pris ou noyés dans la
Scarpe. Eugène lève le siège de Landrecies et, abandonnant sa
grosse artillerie, remonte da côté de Mons. Saint- Amanl, Douai,
le Q jesnoy, Bouchain, sont repris coup sur coup, sous ses yeux,
sans qu'il tente aucun mouvement pour sauver ces conquêtes chè-
rement achetées; c'est à son tour d'hésiter et de regarder faire.
Paralysé par les Hollandais découragés, sans argent pour maintenir
la ûdélité des troupes auxiliaires, il abandonne la campagne. A
Utrecht, les plénipotentiaires français ont relevé la tête, la paix se
signe avec la Hollande et la Savoie : la France a retrouvé sa fron-
tière du nord. L'Autriche n'accepte pas l'échec, elle n'a pas renoncé
à entamer la frontière du Rhin et à garder colle des Pyrénées; elle
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n VàLPLâQUET et DENAIN
veut continuer la guerre, mais l'impulsion partie de Denain se
continuera aussi. Villars, Tannée suivante, dans une dernière et
brillante campagne, prendra Landau et Fribourg, devant Eugène
paralysé et impuissant; il assurera à la France ses frontières néces-
saires et effacera la trace de neuf années de revers.
Une seule journée a amené ces grands résultats : c'est son titre
à l'attention de l'histoire, la juste cause de la notoriété et de
la gloire qu'elle a attachées au nom de Villars. Mais ce serait
n'envisager les choses que d'un seul côté et manquer à la jus-
tice, que de ne pas associer à cette gloire tous les éléments
qui ont concouru au succès. Mis à la tète de troupes vaincues et
dénuées de tout, en face de deux adversaires redoutables, Villars a
su, en trois années d'efforts, luttant contre des difficultés inouïes,
triomphant de ses propres défauts, résister d'abord avec honneur,
puis vaincre avec gloire ; mais cette armée, dont il a su mettre en
œuvre les qualités assoupies, qu'elle n'était pas sa valeur! Cette
cavalerie qui disputait si brillamment l'effroyable champ de bataille
de Malplaquet, cette infanterie qui le quittait en si bon ordre, et
qui, trois ans plus tard, enlevait, l'arme au bras, les retranche-
ments de Denain, c'étaient les régiments que le patient génie de
Louvois avait créés, où le sentiment militaire, l'esprit de sacriGce,
la fierté du métier, la cohésion des soldats et des officiers, étaient
poussés à un point qui ne fut jamais dépassé ; et, au sommet de
celte forte organisation, comme le cœur faisant vibrer tous ces
cœurs, inspirant et résumant toutes les énergies de la patrie,
Louis XIV. Fort de son pouvoir incontesté, appuyé sur un peuple
fidèle, plus grand dans l'adversité que dans la prospérité, espérant
contre toute espérance, il soutient les courages, dirige la résistance,
veille à tout ; quand le chef d'armée devenu modeste, hésite, dis-
cute, il presse, réfute les objections, montre l'occasion favorable,
désigne le point à frapper, exige le combat et impose la victoire. Si
la France envaiiie, menacée dan3 son existence, a retrouvé ses
frontières et son honneur, sachons le reconnaître, c'est qu'elle avait
une armée, un capitaine et un roi.
VoGûÉ.
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NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS
PAR LE PRINCE NAPOLÉON »
Les détracteurs de Napoléon Bonaparte ont fait fausse route
dans ces derniers temps. C'est à grands traits, par les grandes
lignes, d'après le mal qu'il a fait et qu'il a légué, qu'on doit le
juger et, au besoin, le condamner, et non pas par les petits côtés
qu'exploitent les commérages de salons, la chronique des frondeurs,
les médisances des mécontents et les passions de parti. Le journa-
lisme peut avoir ses reporters en un temps où mieux vaut être
bien informé que bien inspiré ; l'Histoire n'en a pas. Elle étudie de
haut la vie des hommes célèbres, leurs actes publics, ce qui, dans
leur physionomie et leur caractère, explique leur influence sur leur
pays et leur temps. Elle croirait déchoir, si elle regardait, par le
trou de la serrure, leur chambre à coucher ou leur cabinet de toi-
lette. Ceux qui, sous prétexte de rapetisser Bonaparte, s'athar-
nent à le déchiqueter, ont tort de négliger deux détails de quelque
importance; le premier, c'est que sa mémoire est punie par où il a
péché, et que le silence imposé, sous l'empire, à tous les organes
honorables et avouables de la publicité dut nécessairement multi-
pUer les anecdotes apocryphes, les nouvelles à la msdn, les gazettes
clandestines, et créer à la curiosité ou à la malice des contempo-
rains un soupirail, pour suppléer aux portes et aux fenêtres; le
second, c'est que, faudrait-il croire à toutes les calomnies accu-
mulées contre la vie privée de Bonaparte, contre Bonaparte en
pantoufles et en famille, il serait encore moins vicieux que César,
lequel fait pourtant, à sa date, une assez bonne figure. « César, a
dit Chateaubriand, l'homme le plus complet de l'histoire, puisqu'il
réunit le triple génie du politique, de l'écrivain et du guerrier. »
Ces paroles sont de 1825. A cette époque, on ne s'était pas encore
demandé si, par hasard, chez le captif de Sainte-Hélène, l'écrivain
ne serait pas presque l'égal du législateur et de l'homme de guerre.
* Calmann Lévy.
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30 NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS
Quoi qu'il en soit, ces éplucheurs de lauriers, que le prince Napo-
léon appelle spirituellement les déboulonneurs de la Colonne^ ont
fait beau jeu à l'avocat contre les accusateurs. Si son prodigieux
ciieot doit être définitivement condamné, que ce soit devant lea
grandes assises de l'humanité, avec la conscience publique pour
réquisitoire, et non pas en police correctionnelle, entre un étudiant
qui aurait insulté un sergent de ville et un ivrogne qui aurait battu
sa femme.
Avant d'aborder ce que le plaidoyer a de révoltant pour les
royalistes et de contraire à la vérité historique, passons rapidement
en revue les écrits auxquels réplique le prince Napoléon. M. Taine
d'abord : sa longue et laborieuse étude sur Napoléon est indigne
de son talent. On a peine à reconnaître l'éminent auteur des
Origines de la France eonle^nporaine^ dans ces procédés de dissec-
tion à l'aide d'instruments de chirurgie qui ne sont pas même
de t>onne trempe. Si vaste que soit l'amphithéâtre, le cadavre
est trop grand pour y tenir. — « M. Taine, dit le prince Napoléon,
est un entomologiste. La nature l'avait créé pour classer et décrire
des collections épinglées. » 11 y a du vrai dans cette appréciation
excessive. L'esprit de système, chez M. Taine, cesse d'être une
méthode pour devenir un tic. Même au point de vue purement
littéraire, rien de plus pénible pour le lecteur que ces perpétuels
renvois, qui coupent la page en deux parties égales; l'une pour le
texte original, l'autre pour les documents à consulter. Maintenant,
quelsf sont, généralement, ces documents, — je ne dis pas ces
autorités^ — qu'invoque M. Taine?
Le plus sérieux de tous, se rencontre dans les Mémoires du
prince de Mettemich. Mais, si le prince de Metternkh fut un per-
sonnage éminent, n'est-il pas un juge ou un témoin quelque peu
suspect? Pour les hommes d'État, qui, pendant les quinze premières
années du siècle, dirigèrent la politique des grandes puissances
européennes, Bonaparte devait être un effroyable cauchemar. Sans
cesse, à coup de victoires, il humiliait leur patriotisme, déchirait
leurs programmes, bouleversait leurs plans. 11 jetait son arithmé-
tique à travers leurs calculs, l'imprévu à travers leurs prévisions,
l'invraisemblable à travers leurs vraisemblances. Ses conquêtes et
les annexions qui en résultaient, avaient pour effet, en accroissant
démesurément la France, d'amincir en proportion les autres em-
pires et, par conséquent, de diminuer l'importance des oûnistres
comme des souverains. Bonaparte tenait les chancelleries dans ses
mains, et se faisait si com plaisamment un jeu de les aplatir, qu'on
pouvait le soupçonner de rêver la monarchie universelle. Dès lors,
quoi d'étonnant si les hommes d'État dont je parle le prirent de
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NAPOLÉON ET SES DATRACTEURS 3t
plas efi plus en haine, et si cette haine s'exhala plus tard en accusa-
tk>DS injustes et en calomnies? Chacun d'eux y apporta son caractère
pardcalier : Pozzo di Borgo, ses rancunes héréditaires et ses animo-
sités de famille; M. de Metternich, le sentiment d'une mission qui
flattait son orgueil; il se croyait prédestiné à soutenir le vieux monde ^
que Bonaparte ne se lassait pas de décrocher. A ses yeux, — et ce
n'est pas ie livre du prince Napoléon qui lui donnerait un démenti, —
son liMTQÎdable antagoniste personnifiait la révolution; la révolution
transformée, assouplie, domptée, servile sous ce nouvel aspect de
despotisme, mais vivace et prête à reparaître plus tard avec tous
ses éléments de désordre, de rébellion, de destruction et d'anarchie ;
la rëvoludon d'autant plus intimement liée à son maître, d'autant
pins pressée de lui lécher les mains, que, en la ramassant agoni-
sante dans la boue du Directoire et dans le sang de la Terreur, il
l'avait sauvée au moment où, de guerre lasse, elle allait se livrer
i la royauté.
Après le prince de Metternich, nous n'avons plus qu'à descendre.
Ce qu'on peut faire, dire ou écrire de plus charitable en faveur de
ïabbé de Pradt, c'est refuser de le prendre au sérieux. VAumâ-
mer du dieu Mars^ ainsi qu'il se qualifiait lui-même, eut à peine
mérité d'être aumônier d'un corps de garde de soldats du train.
Guêpe du coche impérial, courtisan greffé sur émigré, il y avait en
lui du faiseur, de l'intrigant, du hâbleur et du libelliste; souvent il
èdiappait à l'odieux par le ridicule. 11 écrivit avec aplomb : « L'em-
pereur a été surpris laissant, du plus profond d'une noire rêverie,
échapper ces paroles mémorables : « Uq homme de moins, et
« j'étais maître du monde. » Quel est donc cet homme qui, partici-
pant en quelque sorte du pouvoir de la divinité, a pu dire à ce
moment : Non emiplius ibis ? — Cet homme, c^était moi I » L'homme,
âîroDS-iions à notre tour, cpii a pu écrire une pareille énornEnté,
est jugé et classé; je m'étonne également que le prince Napoléon
ait cru devoir réfuter un pareil témoignage, et que M. Taine ait
eru pouv(»r l'invoquer. Cette vanité phénoménale, cette habitude
de jactance, cette incroyable satisfaction de soi-même, fusaient de
raÛ>é de Pradt un fort mauvais diplomate ; car, lorsqu'on est trop
content de soi, on offre à autrui une prise trop facile; l'on n'a
que bien peu de chance de réussir à déguiser ou à taire sa pensée,
lorsqu'il sofi&t d'un compliment ou d'une flatterie pour amener à la
trahir. La méfiance est une des plus essentielles vertus diploma-
tiques; et comment pourrait se méfier celui qui a trop de confiance
en sa propre sagacité? On le trompe par cela même qu'il lui
aenible impos^Ie d'être trompé. L'abbé de Pradt, dans son am-
bassade en Pologne, entassa indiscrétions sur maladresses; il com-
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32 NAPOLÉON IT SES DÉTRACTEURS
pliqua de mauvais vouloir son incapacité présomptueuse ; il échoua;
son échec le mit en disgrâce, et sa disgrâce en fit un ennemi de
l'empereur. Il n'y a rien là que de logique, et le discrédit du per-
sonnage achève d'invalider ses diatribes.
J'ai lu, dans le temps, les Mémoires de Miot de Mélito; je croîs
même en avoir rendu compte. Le prince Napoléon nous fait remar-
quer que ces Mémoires posthumes furent publiés longtemps après
la mort de l'auteur, par son beau-fils, M. de Fleischmann, général
allemand, très hostile à Bonaparte. S'ils renferment, surtout à
propos du meurtre du duc d'Enghien, quelques détails accablants
pour le meurtrier, ils ne font ni aimer ni estimer Miot, dont
l'impiété grossière déborde à chaque page de son livre. Bourrienne
est pire encore. On ne peut que mépriser les palinodies d'un secré-
taire intime, qui, comblé des bontés de son maître, initié à quel-
ques-uns de ses secrets d'intérieur, le vole impudemment, est pris
la main dans le sac, congédié comme un valet infidèle, et se venge
dans des Mémoires gorgés de fiel, où quelques vérités s'entremê-
lent de beaucoup de mensonges. C'est l'éternelle histoire des
femmes de chambre, confidentes de leur maîtresse, profitant de ses
confidences pour faire tripler leurs gages et se faire donner robes
et chapeaux, et, le jour où on les chasse parce qu'elles ont comblé
la mesure, s'acharnant à flétrir la réputation de celle dont elles
exploitaient la confiance.
Femme de chambre indiscrète ou vindicative ! Ces mots furent
prononcés lorsque parurent les Mémoires de M"' de Rémusat.
La situation de cette femme d'esprit était fort délicate. En 1802,
à l'époque de U refonte, M. et M"' de Rémusat étaient fort pauvres.
Un coup de baguette du magicien, encore premier consul, bientôt
empereur, fit du mari un fonctionnaire quelconque, attaché à la
maison consulaire, de la femme une dame pour accompagner, plus
tard dame du palais. C'était la fortune et la pleine lumière succé-
dant à la gêne et à l'obscurité. Que se passa-t-il dans l'imagination
fort éveillée de cette femme de vingt-deux ans, beaucoup plus
jeune que son époux, qui ne ressemblait guère à un héros de
roman? Le prince Napoléon aurait mieux fait, selon nous, dans
l'intérêt même de sa cause, de s'abstenir de toute allusion à une
légende très peu authentique, d'après laquelle M"** de Rémusat,
fascinée, éblouie, comme presque toutes ses contemporaines, par
la gloire du Premier consul, aurait rêvé d'être sa Montespan. Quand
on se plaint des cancans d'antichambre, (le ïï^ot est de lui), il rie
faut pas être cancanier. Egérie, oui; Montespan, non. La note
juste se trouve dans ces quelques lignes : « La plupart de mes
compagnes étaient plus belles que moi... Il semblait que nous
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NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS 33
cassions fait tacitement cette sorte de pacte, qu'elles cbarmement
les yeux du Premier consul, quand nous serions en sa présence, et
moi je me chargerais de plaire à son esprit. »
Rien de plus difficile que de pénétrer, à l'aide d'inductions et de
conjectures, dans la vie intime de Napoléon Bonaparte et ses
secrets amoureux. Pour qu'un souverain ait une maîtresse en titre,
U faut que sa grandeur l'attache au rivage, et c'est l'effet contraire
que produisait la grandeur du héros des campagnes d'Italie et
d'^ypte. Sa gloire était trop remuante pour lui permettre de se
fixer sur un jeune visage, de faire d'un caprice une passion et
d'une passion un lien. La nature même de son génie excluait ces
délicatesses de sentiment, ces tendresses de cœur, ces effusions
où une âme se livre tout entière; menue monnaie blanche de
l'amour qui n'a pais toujours l'occasion de se solder en Ungots. II
n'était donc pas tout à fait déraisonnable de se figurer que le jeune
conquérant alternerait entre des fantaisies sans conséquence qui le
distrairaient de la maturité de Joséphine et seraient uniquement
déterminées par les agréments extérieurs, et une affection plus
calme où il se reposerait de ses fatigues en s'appliquant à n'avoir
que de l'esprit. M"" de Rémusat, spirituelle, sérieuse, presque
savante, finement enjouée à ses heures, modèle de la causerie de
salon, ambitieuse surtout pour son fils, put, sans invrsdsemblance,
prétendre à ce rôle tempéré, où pas n'était besoin de jouer les
gnmdes coquettes pour être jeune première. Son illusion dura peu.
La situation de M. de Rémusat et la sienne à la cour du nouvel
empereur s'effacèrent de plus en plus : « Je finis, dit-elle, par
souffrir de mes espérances trompées, de mes affections déçues, des
erreurs de quelques-uns de mes calculs. » En outre, le voyage à
Boulogne, les longues causeries en tête à tête, les commentaires
malicieux qui suivirent, alarmèrent la jalousie de la pauvre José-
phine, dont les soupçons pouvaient se comparer à des papillons
qui voltigent, ne sachant où se poser. Les liadsons purement spiri-
tuelles sont charmantes; mais elles ont cet inconvénient, que, dès
que l'innocence en devient suspecte, elles sont plus vite sacrifiées
par le principal intéressé ; ce qui, entre parenthèses, est bien humi-
liant pour l'esprit.
On comprend que, dans de semblables conditions et avec de tels
antécédents, les Mémoires de M"* de Rémusat portent tous les
caractères de la plus évidente partialité. Même dans les circons-
tances ordinaires, les femmes sont rarement impartiales, parce que
la sensibilité xïQ l'est pas. Il y a toujours, à côté^ un détail inaperçu,
un motif de préférence, une impression nerveuse, qui trouble le
jugement. Qu'est-ce donc, lorsque tout se ressent d'une vive
10 OCTOBBB 1887. 3
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34 NAPOLÉON ET SES DÉIRÂGIEDRS
blessure, rambition maternelle, la vanité féminina» les intérêts de
fortune, et lorsque, l'idole tombée, chaque page hostile devient
une lettre de crédit auprès du nouveau gouvernement? Ce que Ton
comprend moins, c'est que, dans une famille où tout le monde a ou
avait de l'esprit, on idt exposé M°^ de Rémusat, par une publica-
tbn imprudente, à un parallèle inévitable entre ses Lettres et ses
Mémoires; ses Lettres^ écrites an jour le jour^ pendant la période
d'illusion, d'enthousiasme et d'espérance, et ses Mémoires rédigés
après coup, sous l'influence d'importuns souvenirs, de déceptions
et de rancunes; ses Lettres où l'on rencontre des pages telles que
celle-ci : « Quel empire, mon ami, que cette étendue de pays
jusqu'i Anvers! Quel homme que celui qui peut le contenir d'une
seule maini Combien l'histoire nous en offre peu de modèles!...
Voilà de quoi causer la surprise et l'admiration; voilà de quoi
réchauffer des imaginations généreuses, et je sens que je ne suis
pas encore vieillie pour cette sorte d'exaltation... Ajoutez à tout
cela une suite d'actions nobles et généreuses, des mots toujours
bien placés, pleins de grandeur et de bonté, tant que le cœur jouit
aussi de cette gloire et qu'il peut la joindre à tout l'orgudl national
qu'elle nous inspire.. « Le coeur se serre quand on mesure la terrible
distance où il est de nous en ce moment. Dieu l'accompagne I voilà
ma prière ordinaire, — et nous le conserve^!... w — et les Mémoires
où on se heurte à des phrases telles que celles-ci : « Rien n'est si
rabaissé que son âme; nulle générosité, point de vraie grandeur;
je ne l'ai jamais vu comprendre ni admirer une belle action. Tous
les moyens de gouverner les hommes ont été pris par Ronaparte
parmi ceux qui tendent à les rabaisser... Il y a, dans Ronaparte,
une certaine mauvsdse nature innée qui a particulièrement le goût
du mal, dans les grande-s choses comme dans les petites... Il n'y
avait pas une femme qui ne fût charmée de le voh: s'éloigner de la
place où elle était. » Etc., etc. — N'allons pas plus loin; les aigles
n'ont pas affaire avec les pies-grièches.
Le prince Napoléon s'est donné le plaisir de poursuivre et de
prolonger ce parallèle. C'était de bonne guerre, et ceci nous amène
à faire dans son livre une distinction essentielle. II a raison contre
les textes qu'il réfute; il a tort contre lui-même : Expliquons-nous.
Si le prince Napoléon s'était borné à contredire, à confondre tout
ce qui, chez les détracteurs de son oncle, accuse la haine, le
ressentiment, la mauvaise foi, sa cause serait presque gagnée, et,
tout au plus, pourrions-nous regretter qu'elle fût gagnée pa^ un
avocat aussi peu sympathique.
Mais il a commis deux fautes qui renversent tout l'échaEsuidage
de ses raisonnements, de ses réfutations et de ses répliques. Re-
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IAF0£tO2l BT SBS ItTRÂfiTIURS S5
prochant à ses antagonistes d'avoir tout sacrifié à lenr ptssidn
haineose, il s'est montré hii-mème encore pins haineux à l'yard
ifantres adrersaires plus recommandables, plus respectables que
i'abbé de Pradt, Hiot et Bourrienne. Ayant i soutenir la réputation
d'homme d* esprit que lui a faite son entourage, et que nous n'arons
jamais eu occasion de vérifier, il nous a exhibé un Bonaparte
sentimental, pleurnicheur, un Bonaparte en sucre et en pâte
tendre, tel qn'aursûent pu le représenter, en 182/i, un Béranga*
de pacotille, et, en 18M, un mélodrame de la Porte-Saint^Martin ;
et, comme si ce n'était pas assez de cet énorme contre-sens, un
Bona4>arte à la fois héroïque et paotique.
Gomment un prince si intelbgent, que S^te-Beuve, dans sa
correspondance avec la princesse Mathilde, a qualifié, sans rire,
d'aigle et de lion (I), ne s'est-il pas dit que, du moment que les
haines d'autrui deveimient son principal argument, il devait &ire
taire les siennes, sous peine de ne plus rencontrer que des incré-
dules? Or nous lisons dès les premières lignes : «c De 181 & à 1830,
tout a été mis en œuvre pour salir la mémoire du chef de la Grande
Année, du défenseur de la grande nation. La passion sincère et
la passion vénale ont rivalisé de zèle; la littérature officielle s'est
jointe à la littérature des pamphlets. )> En vérité, il faoEt croire,
en ce cas, que cette mémoire fut bien difficile à salir, ou que nés
souvenirs nous servent bien mal. Dès Tannée 1817, Béranger
pindarisâût librement et pubhquemrat en l'honneur du glorieux
vaincu de Waterloo, et, parmi ses chansons, ce ne sont pas celles-
là qui furent poursuivies . Le Mémorial de Sainte-Hélène et surtout
le recueil intitulé Victoires et Conqttêtes^ circidaient partout, et
âisaient les délices des bourgeois conmie des guerriers. Casimir
Delavigne obtenait des succès de vogue i l'aide de ses Messe-
TiienneSj oh^ bien différent du prince Napoléou, il ne reprochait à
Bonaparte que d'avoir, étant fils de la liberté, immolé sa mère. Le
Constitaiionel^ à peine fondée recrutait des milliers d'abonnés en
amalgamant le jeune libéralisme et le vieux bonapartisme. A la
tribune de la Chambre des députés, le général Foy avait toute
Bberté pour exalter, dans sa phraséologie sonore, Arcole et Marengo,
Ansterlitz et léna. Lamartine et Victor Hugo, alors ardemmoat
royalistes, s'inspiraient, dans des strophes immortelles, cte la gloire
impériale. L'un, après avoir foudroyé le meurtrier du duc d'En-
gÛen, se ravissût en finissant, et demandait, si, chez les honmies
de cette taille, le génie n'était pas une vertu; l'autre se livrait sans
réserve, et le futur auteur des Châtiments célébrait, dans ses
premiers accès de lyrisme. Napoléon, le soleil dont il était le
Memnon. Un peu plus tard, mais toujours sous la Restauration»
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36 NAPOLÉON ET SES DÊTRiGTEURS
il adressait à la Colonne, — sans perdre un centime de sa pension,
— une première bouffée de poétique colère contre l'ambassadeur
d'Autriche, qui refusa un moment à nos maréchaux les titres gagnés
sur les champs de bataille. Dans les cabinets de lecture, — je puis
l'attester de visu, — on s'arrachait les Mémoires, quelquefois
apocryphes, souvent stupides, qui donnaient des détails sur la
cour impériale, et sur la vie, la physionomie, les habitudes, les
costumes de l'Empereur. Ces Mémoires, fort peu littéraires, étaient
aussi à la mode que les romans de Walter Scott. En 1823, l'ouvrage
de Philippe de Ségur, — Histoire de Napoléon et de la Grande
Armée, — produisit une sensation extraordinsdre, eut presque
autant d'éditions* qu'un chef-d'œuvre de M. Zola ; mais, comme
l'admiration s'y tempérait de quelques critiques, l^auteur se battit
en duel avec un autre général, plus spécialement atteint de chau-
vinisme. En 1826, dans une exposition publique au profit des
Grecs, où je rencontrai plusieurs personnages officiels, — le comte
Auguste de Forbin, M. de Chabrol, M. Cailleux, le duc Sosthènes
de la Rochefoucauld-Doudeauville, — nous comptâmes, nous autres
collégiens plus ou moins libéraux, c'est-à-dire plus ou moins bona-
partistes, une cmquantaine de tableaux, qui, s'ils ne reproduisaient
pas positivement la figure du grand homme, se rapportaient tous à
ses victoires, aux épisodes de ses guerres, et surtout aux regrets que
l'épopée légendaire devait naturellement laisser aux malheureux
Français, condamnés à un jeûne de gloire, médiocrement adouci par
la prospérité de l'industrie, de l'agriculture et des finances, par les
charmes de la paixi la certitude du lendemain et le triste plaisir de
cpnserver auprès de soi fils, frères et maris, au lieu de les offrir
en holocauste au gigantesque consommateur de la chair à canon.
Cette maudite Restauration était si impitoyable que, lorsqu'on
apprit aux Tuileries la mort de Napoléon Bonaparte, Louis XVIII,
celui de tous nos princes qui avait le plus souffert du fait du
Premier consul, dit au général Rapp, qui se détoumsdt pour
pleurer : « Rapp, ne cachez pas vos larmes; elles vous honorent,
et votre reconnaissance envers celui qui n'est plus m'assure de
votre dévouement. » Il est vrsd que Louis XVIII était un sceptique
au cœur sec, tandis que Napoléon Bonaparte, comme chacun sait,
étsdt un prodige de sensibilité.
Poursuivons : « En 1814, nous dit le prmce Napoléon, quelques
émigrés, épave de nos révolutions et de nos guerres, enfin victo-
rieux après tant de défaites, acclament les envahisseurs qu'ils
appelaient depuis vingt-cinq ans. Ils veulent fêter la présence de
l'étranger en jetant bas l'image du défenseur de la France. Leur
.corde infâme se brise. »
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KAPOLÈON £T SES DÉTRACTEURS 3^
Grand Dieu I tant de fiel entre-t-il dans Técritoire princîère d'oà
sortent tant de récriminations spécieuses contre le fiel de H. Taine
€t de M"* de Rémusat, de Miot et de Bourrienne, du prince de
Jfettemich et de Tabbé de Pradt I
Singnlier raisonneur! étrange citoyen!
Quoi! tu veux qu'on t'épargne et tu n'épargnes rien!...
Qoelqnes éoiigrés ! Biais c'était la France entière, depuis Cha-
teaubriand jusqu'à Gamot, depuis les plus humbles paysans de nos
campagnes à demi désertes, tout étonnés de n'être pas morts,
jusqu'aux généraux, aux maréchaux de l'empire, qui, brisés de
iatigue, de plus en plus effrayés de ce vertige de conquête qui
avait fini par lasser la fortune et où s'éclipsaient à la fois le
génie de Bonaparte et son étoile, préféraient désormais le repos
sans gloire à la gloire sans repos. Un cri de délivrance s'échappait
de tontes les poitrines. Il semblait à tous que, après un immense
étouffement, les poumons dilatés aspiraient une vivifiante gorgée
d'air libre et pur. Cette vieille et écœurante fiction des Bourbons
ramenés par les baïonnettes étrangères, des Bourbons rentrés
dans les fourgons de l'étranger, elle n'existait pas alors. On l'in-
yenta lorsque, grâce aux Bourbons, on ne souffrit plus et on n'eut
plus peur. Ils ne furent pas ramenés par les armées ennemies,
mais par l'honmie fatal dont les folies avaient attiré ces armées
jusqu'aux barrières de Paris et au cœur de la France. Us ne furent
pas ramenés par Alexandre, Wellington, Schwarzenberg et Blûcher*
mais par la nécessité que quelqu'un s'interposât entre nos vain-
queurs et notre pays, que ce quelqu'un ne fût ni Blûcher, ni
Alexandre, ni Schwarzenberg, ni Wellington, et que des mains
françaises, héritières, non pas de quinze ans, mais de quinze siècles
de gloire, fussent appelées â cicatriser les plaies saignantes de la
France. Seuls, les Bourbons pouvaient faire ce qu'ils firent, réparer
ce qu'ils réparèrent, pacifier ce qu'ils apaisèrent. Seuls, ils pou-
vaient avoir le privilège de transfigurer, de nationaliser nos
dé&ites, de façon à permettre aux générations futures de se de-
mander û ces désastres marquaient dans notre histoire une date
néfaste ou une date heureuse. Seuls enfin, ils étdent en mesure de
nous indenmiser de ce que nous perdions, si tant est que ce soit
perdre que de payer par le sacrifice d'une ruineuse et Sanglante
chimère la possession des véritables biens. Il faut croire qu'ils s'y
entendaient; car, malgré les complots, les perfidies ou les fureurs
de l'opposition, la guerre incessante des journaux, des satires et
des quolibets, ils donnèrent à la France quinze années dont le
souvenir nous est rendu plus amer par nos humiliations et nos
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^ KAPOLËON ET 8BS D£TRAGT£URS
misères actuelles. Quand ils tombèrent, renversés par une cofnspi-
ration de journalistes et d'avocats, le budget, déjà bien débonnaire,
allait encore être adouci; l'impôt du sang, déjà bien léger, allait
encore être allégé. On allait nous restituer cette rive du Rhin à
laquelle nous ne pouvons songer aujourd'hui sans frémir de dou-
leur et de rage. L'accroissement continuel de la fortune publique
secondé, dans le gouvernement, par une sage économie et une
admirable probité, enrichissait à la fois l'État et les particuliers.
L'incomparable génie financier de M. de Villèle rassurât les acqué-
reurs de biens nationaux, coupait court à une situation fausse,
accordait aux émigrés une satisfaction légitime, rétablissait l'équi-
libre dans la propriété foncière et en augmentait la valeur d'un
tiers dans l'espace d'une année. Enfin, comme si les Bourbons
avaient tenu à nous rendre par surcroît ce qu'on les accusait de
nous avoir pris, la conquête d'Alger, si glorieuse, si expédidve, si
bien menée, si indifférente aux colères britanniques et aux traîtrises
du journalisme français, ouvrait de nouveaux horizons, préparait
une pépinière de soldats, d'officiers et de généraux ; plus féconde,
à elle seule, que les stériles conquêtes du premier Empire et les
victoires funestes du second.
A ces quinze ans, ajoutez les dix-huit ans de la monarchie de
Juillet qui, à distance, semblent les continuer au lieu de les dé-
mentir. C'est à peu près la même durée que celle des deux Empires,
y compris le Consulat. Eh bien, dites-nous de quel côté sont les
bienfaits, de quel côté les maléfices; dans quelle période du siècle
un gouvernement si régulier, si sage, si économe, si paternel, que,
même en tombant, il laisse la France intacte, riche, honorée, prête
à se reprendre à une vie nouvelle; dans quelle phase un gouver-
nement si désordonné, si excessif et finalement si fou, que sa chute
est accompagnée de calamités épouvantables, que sa ruine se com-
plique de celle du pays et que l'on ne sait pas si, dans cet horrible
désastre, il représente la cause ou l'effet. Les deux Empires ont
fatalement fini de même, par l'invasion; mais, la première fois,
l'immense malheur a été réparable, parce que les Bourbons étaient
là; au bout de quelques années, les blessures étaient guéries. La
seconde fois, le malheur s'est aggravé de catastrophes plus dou-
loureuses encore qui ont envenimé et enveniment les plaies : c'est
que les Bourbons n'y étaient plus. M. de Bonald a eu bien raîsoa
de dire : « Quand Dieu veut châtier la France, il éloigne les'
Bourbons, comme le père de famille, quand il veut châtier ses
enfants, éloigne la mère. » Ah! si les peuples sont ingrats, s'ils
sont injustes, que ce soit pour nous un motif, un devoir de redou-
bler de justice et de gratitude l
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NAPOLÉON JBT SES DÊTRiGTEUAS 39
Le prince Napoléon a le triste courage d'assimiler à l'abominable
aime de Guataye Conrbet, odieosement grotesque, ivre d'atbéisme,
de communalisme et d'orgueil, renié énergiquement par les artistes
les plus républicains, déboulonnant la Colonne au milieu des rica-
nements de nos vainqueurs, la très fâcheuse et très coupable ten-
tative de 161&, où une poignée d'énergumënes avaient à leur tête
le sieur Maubreuil, aventurier de la pire espèce, célèbre par ses
absurdes incartades et le légendaire soufflet appliqué à la joue
impassible de M. de Talleyrand; un de ces hommes que tous les
partis ont le droit de récuser, parce qu'ils les déshonoreraient tous.
Il est yrai que le courage n'a pas manqué, — cette fois, — au
prince Napoléon. Nous lisons dans sa courte préface : « De la
retraite où j'écris ces lignes, je vois les montagnes de cette Savoie
que j'ai contribué i donner à mon pays. » Gomment? Est-ce l'épée
à la main? Est-ce en se dévouant i faire le bonheur d'une princesse
de Savoie? Dans tous les cas, nous ne lui conseillerions pas de s'en
vanter. Parler de cette médiocre et problématique adjonction à des
gens à qui l'on a fut perdre les admirables provinces de l'Est,
c'est exactement comme si on disait à un passant : « Je vous prends
votre montre, mais je vous offre un cigare. » Or qui pourrait
douter du iataJ enchaînement qui relie Solfériuo à Sadowa, Sadowa
à Sedan, Sedan au traité de Francfort?
La baine du prince Napoléon contre les Bourbons de la branche
aînée est instinctive, collective et, comme on dit dans les rédts
d'incendies, sans accidents de personnes. C'est le sentiment d'ua
révolutionnaire à outrance, flatteur de démagogie, passionnément
hostile à h religion, à l'Église, à la cour de Rome, détestant, chez
1^ Bourbons, tout ce qui lui manque pour leur ressembler. Sa
haine contre les princes d'Orléans est plus personnelle et, par
conséipienty plus aiguë. Peut-être, lui, si prudent en d'autres cir-
constances, a-t-il commis une légère imprudence en nous donnant
envie de nous rappeler certain épisode où il justifia assez mal les
éj^thëtes léonines décernées par Sainte-Beuve au frère de la prin-
cesse Mathilde. — « Le souvenir de Napoléon, nous dit-il, a fait la.
révolution de Juillet (?){; arrivée au trône par une usurpation du
P^l^nent, la branche cadette des Bourbons, après avoir égale-
ment violé le droit monarchique et le droit populaire, voulut s'a-
briter derrière les traditions de l'Empire. Incapable de les com-
prendre, elle sut les exploiter »
Autant de mots, autant d'erreurs (soyons poli); la révolution
de Juillet, que je n'ai pas envie de glorifier, — au contraire I — fut
eaentiellement boiu'geoise. Or si j'accolais l'épithète de bourgeoîâ
^ souvenir de Napoléon Bonaparte, son digne neveu ae fâcherait,,
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10 NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS
J'étais à Paris, un peu partout, dans les rues, dans le jardin du
Luxembourg, sous les galeries de FOdéon, sous le balcon du Palais-
Royal. Le bonapartisme ne concourut à cette révolution en habit
noir que par l'odieux appoint qu'il avait apporté, pendant la
comédie de quinze ans, aux passions libérales. S'il y avait été
pour tout, les tètes chaudes auraient proclamé le duc de Reichstadt,
et personne n'en eut l'idée. Quant à l'exploitation des souvenirs^
— et non pas des traditions^ — de l'Empire, alors même que Louis-
Philippe et ses ministres auraient voulu l'omettre ou s'y opposer,
ils auraient eu la main forcée par l'imagination populaire, par la
badauderie parisienne, enchantée de voir sur ses théâtres la redin-
gote grise, le petit chapeau, la prise de tabac à même de la poche
du gilet et de contempler, au musée du Luxembourg, la bataille
d'Aboukir et la bataille d'Eylau. Aux yeux du roi et des hommes
d'État de cette époque, ces exhibitions purement théâtrales et pitto-
resques ne pouvaient avoir d'autre conséquence que de restituer
à la France la jouissance publique, quasi officielle, d'une gloire
qui avait coûté bien cher et qui ne pouvait se faire pardonner qu'en
renonçant à toute récidive. La nouvelle monarchie employait et ne
put pas ne pas employer les serviteurs de l'Empire qui n'étaient pas
encore tout à fait sous la remise; mais, parmi eux, vous n'en auriez
pas trouvé un seul qui rêvât autre chose que le retour des cendres
de Napoléon, se croyant sûr, hélas ! que ces cendres héroïques ne
recèleraient plus le moindre feu. Tel était le sentiment du maréchal
Soult comme du général Gérard, du duc de Trévise comme de
H. de Montalivet, de Bugeaud comme de Lobau. Le duc de Reich-
stadt, conGsqué par M. de Metternich, mourait de langueur &
Vienne, au printemps de l'année 1832; et plus tard, convenons-en,
tes deux sottes équipées de Strasbourg et de Boulogne semblaient
fedtes, dans toute l'acception du mot, pour empailler la gloire des
Aigles de la Grande Armée.
« La constitution de 18&8, nous dit plus loin le prince Napoléon,
donna au peuple le droit de nommer son chef, et le premier acte du
peuple fut de confier le pouvoir à un Napoléon. »
Ce n'est pas ce qu'il eût fait de mieux, répondrai-je, et la suite
ne l'a que trop prouvé. Mais est-ce bien sûr? L'élection du
10 décembre 1848 fat à la fois sincère, spontanée, improvisée et
excessivement complexe. Comment expliquer que, en avril, le suf-
frage universel, si cher au prince Napoléon, eût élu une Assemblée
mi-partie de républicains et de royalistes, et que, au mois de
décembre de la même année, ce suffrage ait nommé, à une majorité
énorme, le prince Louis Bonaparte, qui, si ce vote avait été confié
à cette même Assemblée, n'y aurait pas obtenu trente voix? Je me
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NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS 44
souviens d'un passage bien spirituel de la correspondance de
M"* Swetchine. Elle écrivait avec un bon sens prophétique : « Je *
n'augore rien de bon de ce vote; il me fait songer à un homme
atteint de strabisme, qui regarderait à droite et à gauche, ne pou-
vant r^[arder droit devant lui. Il est négatif plutôt qu'aflirmatif.
Il indique ce que la France ne veut pas (la république), et non ce
qu'elle veut. Que peut-on espérer d'un vote où se rencontrent, avec
les bonapartistes, toutes les nuances du parti monarchique, bon
nombre de républicains, et tous les socialistes? » — Rien de plus
juste. Le général Cavaignac, candidat de l'Assemblée, avait, aux
journées de juin, sauvé Paris et peut-être la France. Mais on ne lui
pardonnait pas ses opinions républicaines et sa profession de foi en
l'honneur du vote régicide de son père. On pardonnait encore moins
au pauvre Lamartine, le cygne émissaire de la république de
Février, destiné à voir ses torts dépassés par ses expiations. La
chute des princes d'Orléans, [quoique bien imméritée, était trop
récente pour que l'on pût songer au duc d'Aumale ou au prince de
Joinville; d'ailleurs, légalement proscrits, ils se seraient diminués
en acceptant la présidence d'une république, qui n'existait que parce
que leur père ne régnait plus. Nommerai-je le comte de Chambord?
Ce sendt manquer de respect à cette auguste mémoire. Pour nous, le
duc de Bordeaux ne pouvait plus s'appeler que Henri V.
On le voit, ce fut, pour ainsi dire, de cette quantité d'affluents
négatifs que se composa, dans les urnes du 10 décembre, le débor-
dement de 5 ou 6 millions de suffrages. Je retrouve dans mes sou-
venirs deux détails minuscules, msôs significatifs. Je représentais à
cette époque, au conseil général du Gard, un chef-lieu de canton,
comptant environ 1200 électeurs. Quand je partis le 15 novembre,
le prince Louis-Bonaparte n'avîdt pour lui que deux braves culottes
de peau. Le 10 décembre, il eut 935 voix, contre 6 à Lamartine,
53 au général Cavaignac et 28 à Ledru-Rollin. Lorsque j'arrivai à
Paris, où je collaborais à Y Opinion publique , journal d'avant-garde,
légitimiste, je trouvai mes collaborateurs et amis décidés à tout
plutôt qu'à voter pour le prince Louis. Ce mot d'ordre persista
jusqu'au 9. Le 10 au matin, le nom du prince brillait en tête de
notre première page. Ce fut une traînée de poudre; d'une poudre
qui, DMJheureusement, devait, vingt ans plus tard, servir à charger
les fusils prussiens. Quant aux autres plébicistes, gros de millions^
qui suivirent le coup d'État, — sans excepter celui du 8 mai 1870,
deux mois avant la guerre, quatre mois avant la déchéance, — toute
leur valeur consista à prouver le zèle des préfets, la dodlité des
maires et la platitude des populations.
Encore un mot sur la Restauration de 1814, que le prince Napo-
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42 NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS
léon traite avec tant de mépris et de sans façon. Quelques émigrés!
quelques épaves ! quelques revenants, doublés de caricatures! Trois
ou quatre bouchées du Charivari ou du Figaro d'alors ! Je viens de
lire les 365 numéros du Journal des Débats de 1814. Les Bertin
étaient royalistes, mais sans fanatisme, ainsi qu'ils le prouvèrent
plus tard. D'ailleurs, même en faisant la part de l'exagération, de
l'exaltation du sentiment monarchique, surexcité par une longue
attente, de cruelles souffrances et une succession de coups de
foudre, nous disons hardiment : « On n'invente pas ces choses-là.
Ce n'est pas la majorité de la nation qui s'abandonne à des trans-
ports enthousiastes ; c'est la nation tout entière. Ce n'est pas sur lea
figures nobiliaires des marquis et des duchesses du faubourg Saint-
Germain que rayonne l'allégresse; c'est sur les visages populaires.
Ce n'est pas le groupe des écrivains royalistes, — les Chateaubriand,
les Bonald, les Michaud, les Nodier, — qui accapare le privilège
d'exprimer le sentiment universel. Camot envoie une adhésion
chaleureuse et signe le comte Carnot, chevalier de Saint-Louis.
V Esprit (^usurpation et de conquête, de Benjamin Constant, fait
écho à la terrible brochure de Buonaparte et les Bourbons^ de M. de
Chateaubriand. M"' de Staël publie un ouvrage parsemé d*alli>-
sions transparentes : Portrait d'Attila^ avec cette épigraphe : « II
n'a vécu que pour tromper ; il n'a trompé que pour régner ; il n'a
régné que pour détruire. » — Les théâtres regorgent de spectateurs,
qui ne sont pas tous, j'imagine, des éclopés de Coblentz ou des
invalides de l'armée de Condé. Chaque théâtre a son à-propos^ salué
par des bravos frénétiques et des acclamations unanimes. Le spec-
tacle devient plus grandiose et plus émouvant lorsque le Théâtre-
Français joue Athatie, Héraclius^ la Partie de chasse de Henri /F,
le Retour d^ Ulysse (du Lys), et que Louis XVIII occupe la loge
royale avec Madame, duchesse d'Angoulême. Et l'Opéra I Œdipe à
Colone!,. Écoutez: « Le public avait les yeux fixés sur l'Antigone
française, quand Derivis a chanté ces beaux vers :
Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins;
Son zèle dans mes maux m'a fait trouver des oharmes ;
Elle les partageait, elle essuyait mes larmes..., etc., etc.
« Mais c'était au roi qu'il appartenait de donner à cette juste
application toute la solennité qu'elle pouvait recevoir. Madame était
debout : le roi s'est levé devant elle; il a applaudi à plusieurs
reprises, en attachant sur l'auguste orpheline un regard tendre et
inefl'able qui s'est éteint dans quelques douces larmes. Les cris
de Vive le roil vive Madame! retentissaient dans toutes les parties
de la saJle, Il ne s'apaisaient que pour recommencer avec plus de
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KAFOLiOIf ET SES DÉTRAGTEUES .43
force; on les entendait encore, à demi étouffés par les pleurs d'at-
teudnssemeut» de reconnaissance et de joie... »
Tonte la page est de ce ton. Qui a signé ces lignes ardentes?
MartûnvUle? Saint-Victor? le comte O'Maliony ? Duvicquet? un des
zelanti du parti royaliste? Non ; Charles Nodier, un fantaisiste char-
mant, trop sfûrituel pour être fanatique.
Si l'on nous reprochait d'abuser ici de l'attendriss^nent, du
sentimentalisme monarchique, nous répondrions : A qui la faute?
Le prince Napoléon a fût pleurer son oncle, sans s'inquiéter de
savoir s'il ne risquait pas de nous faire songer au crocodile, quand
nous ne voulions nous souvenir que du lion. Soyons sincère et
restons dans la mesure. S'il s'agit de victoires, de conquêtes, de
trophées, de tout ce qui ne fsdt pleurer que les mères, nous nous
inclinerons. Mais, sur un autre terrain, sur le terrain arrosé de
larmes, est-ce que le sttnt lacrymse rerum^ traduit en français, ne
s'applique pas mieux à la captivité du Temple, au martyre de
Louis XVI, de Marie- Antoinette, de Madame Elisabeth, à cette
reine forcée de raccommoder elle-même sa dernière robe noire et
traînée au supplice dans le tombereau du crime, au sublime tes-
tament de l'auguste victime du 21 janvier, au jeune Louis XVII,
livré, pendant sa lente agonie, à tous les raffinements de cruauté
de ses bourreaux et de ses geôliers, à l'héroïque orpheline, si
simple dans sa grandeur, si résignée dans ses souffrances, parta*
géant sa vie entre la charité et le pardon, priant pour ses persécu-
teurs, profitant de sa tardive délivrance pour venir retrouver le vieux
roi sans asile, presque sans pain, traqué de royaume en royaume,
et dont elle devient la consolatrice et l'appui, qu'aux déchirements
(sic) du divorce avec l'impératrice Joséphine, à la grossesse de
Marie-Louise, à la naissance et aux premières dents du roi de
Rome? Le prince Napoléon est impitoyable pour les objets de notre
culte; il écrit avec une invraisemblance qui va jusqu'à l'absurde,
quand on songe à ces terribles dates de 1791 et 1792 : « Pas un
nK>t (sous la plume de M. Taine) de l'appel de la royauté à l'inter-
vention étrangère, des lettres de la reine, assistant aux conseils
pour pouvoir transmettre aux généraux autrichiens l'indication
des mouvements de nos armées. » (?) — Le prince Napoléon, quoi
qu'on en ait dit, n'a peur de rien. Il ne craint ni le péril ni les repré-
sailles. Que penserait-il pourtant, si nous opposions à ses calomnies
contre notre reine tout ce que la médisance a raconté au sujet de
certaines princesses de sa maison? Il a écrit avec un courage digne
d'une meilleure cause : « Un des plus vifs souvenirs de ma jeunesse
est le récit, fait par mon père, de l'arrivée de notre famille dans
une pauvre maison des allées de Meilhan, sans ressources, sans
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14 NAPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS
appui, dans une misère profonde. Ces proscrits, victimes de leur
amour pour la France, n'avaient pour guide que leur mère... »
Que penserait-il s'il connaissait sur ce point délicat la légende
marseillaise, dont je n'ai jamais cru un mot? Mais, que voulez-vous?
tes sœurs de Napoléon était si pauvres... et si jolies!...
Dans l'entraînement universel dont nous parlions tout à l'heure,
tes généraux ne restaient pas en arrière. Je n'ai pas besoin de
mentionner Oudinot, Victor, Macdonald : cela va sans dire. Le
malheureux et coupable Ney fut très sincère en 1814, quand il se
rangea passionnément sous le drapeau de la royauté; cœur héroïque,
tête faible, il ne prévoyait pas l'étourdissement et la fascination
du retour de l'île d'Elbe. Royaliste par raison, il redevint bona-
partiste par hallucination. Mais Augereau, le rude soldat républi-
cain, l'homme du 18 fructidor! — « Le 24 avril, à midi, nous
dit un historien consciencieux et véridique, on rencontra près de
Valence le maréchal Augereau. Napoléon et le maréchal descen-
dkent de voiture et allèrent au-devant l'un de l'autre; ils s'embras-
sèrent; mais, tandis que le premier ôta son chapeau, le second resta
la tête couverte... Il tutoya l'empereur en lui reprochant X ambition
insatiable à laquelle il avait sacrifié la France... Augereau, les
mains derrière le dos, le laissa partir sans même porter la msûn à sa
casquette de voyage, et quand l'empereur fut monté en voiture,
il lui fit pour tout adieu un geste équivoque... » Avouons que, si
vraiment, comme l'assure le prince Napoléon, Bonaparte s'était
assimilé la révolution et la république, il dut regretter, ce jour-là,
que ses chers républicains fussent si mal élevés.
Le prince Napoléon proteste contre cette phrase cruelle de
M. Taine : « Napoléon Bonaparte est lâche en Provence. Quand il
se rend à l'île d'Elbe, il a peur, et ne songe pas à s'en cacher. »
Le prince ajoute : « Je ne crois pas devoir discuter la lâcheté
de Napoléon (il y aurait là, en effet, de quoi le mettre hors de lui-
même) je me borne à signaler l'autorité sur laquelle M. Taine
s'appuie : c'est la Nouvelle relation de fitinéraire de Napoléon de
Fontainebleau à File d'Elbe^ par le comte Waldbûrg-Truchsets,
commissaire nommé par le roi de Prusse!... Je n'ajoute rien. »
•Soit! récusons le commissaire nommé par le roi de Prusse; mais
l'historien que j'ai déjà cité ajoute que Napoléon fit appeler le
sous-préfet d'Aix. Ce sous-préfet était l'excellent M. du Peloux,
ami de ma famille, lié avec les Tascher de la Pagerie, le plus
modeste et le moins partial des hommes, plus favorable qu'hostile
à la cause bonapartiste. Quarante ans après, en 1854, au début
du second Empire, répondant à mes questions, il me raconta en
détail ce triste épisode. « Napoléon, me disait-il, était pâle, trem-
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NAPOLÉON ET SES DÉTRiCTEORS tf
blant, presque livide. A un quart de lieue d'Orgon, il crut nécessaire
à sa sûreté de prendre un déguisement. Il se revêtit d'une mauvaise
redingote bleue, se couvrit la tète d'un chapeau rond avec une
cocarde blanche... Puis il eut l'idée de revêtir l'uniforme autrichien
du général Kolher, et, pour dérouter les soupçons, il sollicita de ses
compagnons de route des marques de familiarité. Il demanda au
cocher du général Kolher de fumer et au général de chanter et de
siffler dans la voiture... » A quoi bon continuer? Ce que M. du
Peloux ne disait pas, c'est que ce fut grâce à son admirable énerve
que l'empereur put échapper aux furies vengeresses et implacables
d'Orgon, de Lambesc et de Saint-Canat.
Ici nous plaiderions volontiers les circonstances atténuantes. Si,
pendant ce navrant itinérmre, le vainqueur d'Arcole, de Blarengo
et d'Austerlitz, éprouva quelque défaillance, qui pourrait s'en
étonner? Sa santé, si nous en croyons le général Philippe de Ségur
et d'autres témoins indiscutables, était, depuis 1812, sujette à des
crises étranges qui expliqueraient ses alternatives de vigueur et
d'abattement. Sa peau cesssdt de fonctionner, son sang cessait de
circuler; une agitation nerveuse s'emparait de tous ses organes*
C'était comme une interruption de la vie normale au profit d'une
fièvre entremêlée d'évanouissements, de syncopes, de somnolences
et de visions. Après avoir retrouvé tout son génie dans la] prodi-
gieuse campagne de France, il venait de traverser des épreuves
eûroyables. Les adieux de Fontainebleau, les sanglots de ses vété-
rans, l'embrassade du général Petit, toutes ces images d'un passé
de gloire à januûs perdu l'avsdent disposé à cet état de l'âme où
se détendent tous les ressorts de la volonté. L'homme le plus
brave est toujours obligé de se forcer un peu pour rester impertur-
bable, pour opposer cette bravoure aux situations les plus diverses.
Napoléon avait affronté sans pâlir de glorieux périls, en harmonie
avec son ambition, son orgueil et sa grandeur. Cette fois le danger
était ignoble, pire que le poignard de Ravaillac, pire que la machine
infernale; il se personnifiait sous les traits de femmes du peuple,
affolées, enragées, prêtes à le déchirer sans merci, aussi furieuses
et moins poétiques que les Bacchantes qui déchirèrent Orphée. Le
prince Napoléon nous dit : « Atteint plus encore dans son patrio-
tisme que dans sa personne, l'empereur fut, il est vrai, douloureu-
sement affecté par le déchaînement de ces odieuses passions. » C'est
I)ossible, mais c'est inutile; sur ce chef d'accusation, la cause est
entendue.
11 en est d'autres où le plaidoyer du prince Napoléon se brisera
contre l'évidence, contre l'histoire, contre le témoignage de tous
les contemporains. L'ambition est presque une vertu quand
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46 NÀFOLfiON ET SfiS DiTRiGTBDRS
rhomme qui a conscience de sa force subordonne ou du moins
associe cette ambition aux iotârèts, à la grandeur, au salut de sa
patrie. Est-ce ainsi que l'a comprise et pratiqué Bonaparte? Se
sacrifimt*il à la France lorsque, en haine de la monarchie qui lui eût
barré le chemin, il envoyait Augerean, déjà nommée accomplir le
crime de fructidor pour lui préparer les voies, au risque de replonger
son pays dans le gouffre d'une nouvelle Terreur, organisée par les
jacobins? Se sacrifiait-il à la France, lorsque, après une paix con-
clue, il cherchait aussitôt un prétexte pour la rompre, procéda à
des levées en masse, et, finalement, verser à flots le plus pur et le
plus noble sang de la France en des guerres insensées? Se sacrifiait-
il, au milieu des épouvantables désastres de la campagne de Russie,
lorsque les orpbdines, les veuves et les mères des milliers d'officiers
et de soldats morts de froid et de faim, ensevelis sous la neige,
destinés à n'avoir d'égaux en souffrance que les victimes de Jules
Favre et de Gambetta, purent lire le fameux 29'' bulletin, que je n'ai
pas sous les yeux, mais qui pouvait se résumer ainsi : « La Grande
Armée a péri; mais ce qui doit consoler les Français, c'est que
l'empereur n'a jamais joui d'une meilleure santé » ? Préférût-il la
France à son égoïsme, à sou ambition, à son orgueil, lorsque,
la sachant paisible et prête i cicatriser ses blessures sous une monar-
chie tutélaire^ il s'échappait de l'île d'£lbe et débarquait au golfe
Jouan, sûr, — même en adoptant la chance la plus favorable, le
gain de la première bataille, — que l'Europe, encore sous les armées,
n'en démordrait pas, qu'il allait exposer sa patrie à une seconde
invasion, plus horrible, plus exigeante, plus destructive que celle
de 181&, et que, dans cette lutte dont le dénouement n'était que
trop facile à prévoir, la France épuisée, meurtrie, agonisante, aurait
encore à tirer de ses veines taries les dernières gouttes de son sang?
J'ai déjà dit un mot, d'après le prince Napoléon, de la sensibilité
du grand empereur, de sa faculté lacrymatoire. Son neveu nous dit :
« Il pleura au chevçt de Lannes, son ami mourant. Il pleura en
apprenant la capitulation de Baylen; il pleura en se séparant de
Joséphine. » Le panégyriste aurait pu ajouter que Gros, dans son
admirable tableau de la bataille d'Eylau (presque aussi perdue que
gagnée) nous avait montré l'empereur, contemplant, les larmes aux
yeux et les yeux levés au ciel, l'effrayant champ de bataille, jonché
de cadavres, qui, vingt-quatre heures auparavant, auraient eu le
droit de lui dire : « Cœsm% morituri te salutant! » Cette sensibilité,
purement physique et nerveuse, ne signifie rien, quand elle ne prend
pas sa source dans les profondeurs de l'âme, quand elle ne s'explique
pas par la délicatesse de l'esprit et du cœur. Chez Napoléon Bona-
parte, cette délicatesse brillait par son absence. Il l'abandonnait aux
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juimiasi BT SES DferRAcrfiDRS ti
boomes ordmaires. Ses brutalités inyolontaîres on voulues, qui
iâisaîent peut-être partie de son programoie impératif et de son
goût d'intimidation, se combinaient chez lui avec un vice d'éducation
première : « Je n'ai jamais pu faire de lui un homme bien élevé »,
disait fit)idanent le prince de Talleyrand après une scène violente
o& h mahre l'avût traité comme le dernier des valets. Ses colères
étaient à la fois olympiennes et grossières. Elles tenaient tout
ensemble de Jupiter tonnant et du rustre. Ses caresses laisaaâent
preœentir la griffe sous le vetours. U tirait l'oreille jusqu'au sang,
pour ne pas en perdre l'habitude.
Rouvrons les Mémoires de Chateaubrismd, afin de mettre le
génie en présence du génie. Dans ces Mémoires^ si beaux quand
ils ne scmt pas offensifs, l'illustre écrivain tient, à propos de Bona--
parte, un tout autre langage que dans Buonaparte et les Bourbons.^
U est atteint de la contagion de sa grandeur. Il entend, le
20 mars 180A, un homme et une femme crier : « Jugement de la
commission militaire qui condamne à la peine de mort le nomjué
Louis-An toine-Henri de Bourbon. »
Le nommé!... La haine du cabinet de Berlin, ajoute Chateau-
briand, sortit de cette origine. Quelques jours après, le prince
Louis de Prusse écrivait à ftP* de Staël en commençant son
billet par ces mots : « Le nommé Louis de Prusse fait demander &
madame de Staël, etc., etc. » Louis de Prusse I €k)mment écrire ce
nom sans un serrement de cœur, sans rappeler quelle fut l'attitude
de Napoléon à l'égard de la reine Louise et quelles effroyables
représailles elle préparait à l'avenir? C'est surtout vis-à-vis la fai-
blesse et le malheur que lui manquaient ces délicatesses dont
nous parlions tout à l'heure. Que serait-ce si nous rappelions les
souffi^nces et la captivité du pape Pie VII, ce modèle de sainteté,
de résignation et de douceur? Le prince Napoléon, qui se devrait à
lui-même, à ses amis et à ses anciens convives du Vendredi-Saint,
d'être complètement indifférent en matière de religion, vante
chaleureusement le Concordat. Il a raison ; mais que devenait la
pensée conciliante et réparatrice qui avait dicté le Concordat^
lorsque l'empereur opprimait le chef de l'Église, lorsqu'il lui faisait
subir les plus cruelles tortures, l'emprisonnait à Fontainebleau,
créait un schisme et ne trouvait de place dans Rome que pour k
trône d'un enfant? Si l'empire avait duré quelques années de plus,
ce schisme serait devenu la reli^on de l'État. C'est que ce maître
es diespotisme ne pouvait supporter, même dans les consciences ^
les âmes, une autorité indépendante de la sienne. La tiare lui
faisait ombrage, comme les antiques couronnes dont il avait coiffé
ses frères, incapables d'ajuster leurs têtes à cette royale coiffure.
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4s KiPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS
Il lui fallait une Église dont il eût été le dieu, un pape qu'il eût
gouverné à sa guise, des évêques et des prêtres que rien n'aurait
distingués des popes de l'Église russe. Qu'on me permette de céder
encore une fois à ma manie et d'évoquer ici un de mes souvenirs
de jeunesse. Pendant mes années de droit, — de 1831 à 1834*, —
j'allais souvent au musée du Luxembourg, où étaient exposés les
tableaux de Gros, et d'où l'on n'avait pas encore enlevé le portrait
de Pie VII, par David. Louis David avait été ré^cide et terroriste ;
mais c'était un grand artiste,et ce portrait m'a toujours paru un des
chefs-d'œuvre de la peinture moderne. J'étais saisi par le contraste
de ces batailles où le sang rougissait la neige, où les morts et les
blessés, aux visages cadavériques ou contractés par la douleur,
s'amoncelaient [au premier plan, scènes terribles dominées par la
figure un peu théâtrale de Bonaparte, avec le pâle visage de Pie VII,
où se révélait une ineffable expression de tristesse, tempérée par
la sérénité du chrétien, du pontife, qui sait que son royaume n'est
pas de ce monde, mais que les divines espérances consolent des
angoisses d'ici-bas. Ma jeune imagination trouvait dans ce contraste
un symbole. Ce pape infirme, désarmé, isolé dans ce cadre comme
dans le monde, n'ayant d'autre défense que son droit, sa foi, sa
faiblesse et sa bonté, ce pape, qui n'avait fait de mal à personne,
persécuté dans son innocence et son malheur, représentait à mes
yeux une puissance invisible, idéale, supérieure, destinée à prendre
un jour sa revanche contre l'énorme puissance qui l'opprimait en
donnant asile à la famille de son oppresseur, mise au ban de toutes
les chancelleries européennes.
Bonaparte ne voulait de la religion que comme moyen de gou-
vernement. Il ne comprenait pas la vraie piété sur laquelle il
marchait comme sa botte aurait marché sur une sensitive. Or la
piété est la plus exquise^des délicatesses de l'âme, celle qui a Dieu
pour objet. C'est pour cela que, même dans les classes les plus
inférieures, il est bien rare de rencontrer la grossièreté chez une
personne sincèrement pieuse. C'est pour cela que les femmes s'y
entendent mieux que nous. Les femmes, ai-je dit? Napoléon a-t-il
su se faire aimer d'elles Je ne le crois pas. On chante dans je ne
sais quel opéra-comique : « La pitié n'est pas de l'amour I >»
L'admiration, non plus, n'est pas de l'amour. — « On assure que
la duchesse, votre mère, ne m'aime pas, disait l'empereur au
comte Louis de Narbonne. — Sire, elle n'en est encore qu'à l'admi-
ration », répondait le fin courtisan. L'admiration dont il s'agit ici
n'est pas, bien entendu, celle d'une vieille duchesse. Bonaparte a
pu et dû inspirer l'enthousiasme, une exaltation sur laquelle il
était facile de se tromper, mais qui restait toute dans la tête. Il y
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AAPOliœi R SES DÊTRACTEUBS U
uvait deux raisons pour qu*U ne fût pas aimé dans la vérûii'::
accpptioû du mot. Il apportât dans ses relations arec les f«=^ ^
wn sentiment dominateor, et elles devinaient qvTû les
ou du moins qa*il les rédoîsait à Il^onneur denfanter et
les conscrits de l'avenir, ce qui est d*une excdlente
De suffit pas aux femmes sentimentales. Bonaparte s*est fu or
telle part dans l'histoire, qu'il n'en reste plus pour le roaor.
Bonaparte sentimental, n'en déplaise au prince NapûriiL* ^i
invraisemblable. Bonaparte pacifique l'est encore pSos. Le pr:i:r
Napoléon a toujours passé pour un homme d'esprit, « sxr-.:-j'
pour le contraire d'un homme naïf. Son livre, je me ici?- àt r
jeconnaitre, est écrit d'un bon style, simple, net, correcu ^«ïir
aossi loin de la sédieresse voulue de M. Taine que des scrrAirr^
de l'école nouvelle et de l'emphase à laquelle poank awsneîn a^
laisser entraîner un défenseur de la gloire impériale < à la trtna^îi^
fut parfois emphatique. Les hommes d'esprit oe doirei-t pa» mir-
jours se figurer qu'ils ont affaire à des imbéciles. Le piûce Xior-
Jéon écrit avec sang-froid : « Voilà donc cette gigaptesqae a=Li'.-
tien, cette soif de la domination, cette passion sanguinaire! Li
paix, il l'offre, il la demande^ dès qu'il a vaincu. La paix esa 1S05.
la paix en 1807, la paix en 1809, la paix en 1812, la paix en 1815,
qui donc la désire, sinon lui? » Mais d'abord, répondrai-je, plus
vous alignerez de traités de paix, plus nous aurons le droit de
sons rappeler le nombre effrayant des guerres que ces traités
terminaient... provisoirement. Les enfants n'ont jamais plus de
plaliûr à se rouler dans le ruisseau ou dans la poussière que
lorsgn'on vient de leur mettre une jaquette neuve. On dirait vrai-
ment que Napoléon Bonaparte n'a conclu, accepté ou proposé tant
de paix que pour avoir le plsûsir de les rompre. Voyons 1 La guerre
d'Espagne! si maladroite à la fois et si coupable, parsemée de tant
de violcnices, d'iniqtdtés, de pillages, de sacrilèges, si attentatoire
au droit des nations, si justement signalée par l'histoire comme
réaniasant toutes les conditions désirables pour inaugurer le
déclin de la fortune impériale. En 1809, Cambacérès, le plus clair-
voyant des politiques groupés autour de l'empereur, émettait le
vœu qu'il épousât une princesse russe plutôt qu'une archiduchesse
d'Autriche, parce que, disait-il, connaissant bien son maître, nous
aurons inévitablement la guerre avec le souverain dont nous n'au-
rons pas épousé la fille ou la sœur, et la guerre avec l'Autriche
m'effiajenut moins qu'avec la Russie. » Hélas! l'événement dépassa
ses prévisions sinistres. Arrêtons-nous un moment à cette année
1810, qui, au dehors et officiellement, sembla marquer l'apogée de
ïemjnre, tandis que les termites rongeaient déjà les pieds d'argile
^0 ocTonM 1887. 4
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bO KAPOLÊON ET SES DÉTRACTEURS
du colosse. L'Angleterre, à bout de ressources, TEspagne et l'Italîê
sous le sceptre de rois improvisés et délégués par l'empereur,
TaUiance avec l'Autriche, la Prusse ayant encore à cicatriser les
blessures d'Iéna, la Russie tenfie en respect par le lointain, par le
voisinage de la Pologne, par le prestige de Napoléon, auquel
Alexandre lui-même n'avait pas échappé... Pour qu'une guerre
sortît de cette situation, il fallait que Bonaparte fût la guerre
incamée! «Tomber, nous dit le prince Napoléon, d'un trône comme
le sien à la principauté de l'île d'Elbe, quelle chute pour Napo-
léon! Pourtant il eût accepté le sacrifice; il aurait vécu là, si on
l'y eût laissé vivre et si le cri de la France n'était pas venu
retentir sur son rocher. A cet appel passionné^ il répond avec sa
décision ordinaire. » Le cri de la France! Appel passionné!...
Ahî c'est trop fort! Et où était-elle, cette France? Était-ce la
France des campagnes, forcée d'interrompre le sillon commencé et
de compter le peu d'hommes valides qui lui restaient encore, en se
disant que bientôt il ne lui en resterait plus ! Était-ce la France des
grandes villes? Biais Marseille, Bordeaux, Lyon, Toulouse, n'étaient
pas encore résignées à subir cet épilogue de l'Empire, quand fini-
rent les (^lent-Jours ! Le cri passionné de la France? Alors, pour-
quoi Bonaparte, débarquant sur une plage déserte, eut-il soin
d'éviter les lieux habités, de suivre des sentiers de traverse dans
les montagnes des Basses et des Hautes-Alpes? Pourquoi ne conv-
mença-t-il à respirer et à espérer que lorsqu'il aperçut les premiers
uniformes, c'est-à-dire la France militaire se cUsposant, une der-
nière fois, à étoufl^er le vœu, le cri de la France rurale, industrielle,
bourgeoise, travailleuse, populaire? Je ne crains pas de me ti-omper
en affirmant que, à cette date fatale, sur trente millions de Français,
il n'y en avait pas cinq cent mille qui désfarassent le retour de
l'Empereur, et pas deux millions pour qui ce retour ne fût un sujet
de douleur, d'angoisse et d'épouvante. Ce fut un complot, une
explosion militaire, ou plutôt encore une apparition extraordinœdre
qui donna le vertige aux survivants de nos grandes guerres, dépaysés
dans la paix. Ce fut aussi une ébullition de vanité, chez les maré-
chales et les duchesses ,de l'Empire, offusquées des airs de supé-
riorité des grandes dames d'ancien régime et furieuses de se sentir
moins bien élevées que les la Rochefoucauld et les Montmorency.
Le prince Napoléon ajoute : « Il ne poursuit plus le rétablissement
de l'ancien empire. 11 sent qu'il faut à la nation des libertés et un
régime plus large. Il se plie aux événements; sa bonne foi est
entière. Qui appelle-t-il dans ses conseils? Benjamin Constant, â
qui il confie la rédaction de l'acte additionnel. » Benjamin Cons-
tant, que les plaisantins de l'époque appelèrent Benjamin incons-
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NAPOLEON ST SES DJ^TRiGTEURS 51
tant! Uaoteur de V Esprit (Ttisurpation eu de conquête j qui n'ayaît
pas un an de datel Benjamin Constant, déconsidéré déjà, et que
cette incroyable palinodie acheva de discréditer I Benjamin Cons-
la&t, dont, à ce moment, un sourire de W" Récamier aurait fait
ad libitum^ un ultra^ un bonapartiste, un jacobin, un catholique,
an ][Nn^estant, un mahométan ou un juif!
Pttsonne ne prit au sérieux cet aae additionnel et ces velléités
de lijbéralisme. Si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, il
serait infaillibl^nent revenu à ses intincts de despote, de même
que Napoléon III, dont l'Empire libéral s'effondrait déjà de toutes
parts, serait revenu à la constitution de 1852, si la guerre de 1870
avût Uen tourné. Ceci me ramène à la question qui, selon moi,
domine ce débat. A quoi bon discuter sur le plus ou moins de
sentiments pacifiques de Napoléon Bonaparte? La guerre, une
goerre permanente, sans un et sans frein, était la condition même
de sa destinée, de sa puissance, de sa grandeur, de son génie.
La guerre foudroya son empire : la paix l'aurait tué, et, si un vieux
proverbe a pu dire : « Tout est bien, qui finit bien », — la guerre
à perpétuité est condamnée à prouver tôt ou tard que tout est mal,
qui iuût mal. Napoléon III était arrivé à cinquante ans sans faire la
gaerre. U n'^ avait ni le tempérament, ni la vocation, ni le talent.
U avsut dit, sincèrement peut-être : « L'empire, c'est la paix! » —
Et cependant il a suffi qu'il s'appelât Bonaparte, qu'il fût le neveu
du grand empereur, qu'il dût sa couronne au prestige de son nom,
qu'il recueillit les traditions ou mît en pratique les Idées yiapoléo-
mennes^ pour que la guerre, cause de son avènement, devînt la
nëceasîlé de son r^e, déterminât sa chute, et qu'il se trouvât un
jour dans l'alternative ou de mourir de langueur en donnant à la
France les libertés propres à le renverser, ou de périr de mort
via/ente en risquant son dernier enjeu sur une mauvaise carte. Et
quelles guerres! La guerre de Crimée, au moins inutile, entreprise
au profit des Anglais, où le climat, le choléra et les maladies déci-
nièreot ceux qu'épargna l'artillerie de Totdeben, et où nous nous
aliénâmes les sympathies de la Russie, notre meilleure, notre plus
sûieaUiëe; la guerre d'Italie, coupable, impie, plus funeste dans
ses stériles victoires que d'autres guerres dans leurs défaites; abou«
tissant à nous faire tomber dans le piège de l'insidieux Cavour et
nous créant, pour les heures d'adversité, d'une part un levain de ran-
cunes, de l'autre un ferment d'ingratitudes; la guerre du Mexique*,
inseosée, ruineuse, tragique, hérissée de sombres présages, noyée
dans le sang de Maximilien; la guerre de 1870, qu'il était si facile
d'énttt et où se révéla, dans toute son horreur, la prédestination
ttipoJéooîeune, suite des u>éës du même nom. S'il plaisait à la
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52 NiPOLÉON ET SES DÉTRACTEURS
France d'essayer d'une troisième expérience, plus ça changer^dt,
plus ce serait la même chose. Des causes analogues produiraient
des effets semblables. Ce troisième empire achèverait notre ruine...
Mais que dis-je? je me trompe; grâce à la troisième République,
conséquence du second empire, il n'aurait plus rien à ruiner.
En 1848, on nous disait à satiété : « Au moins, ne confondez pas
le prince Louis Bonaparte avec son frère, affilié aux sociétés
secrètes, mort dans l'insurrection de la Romagne. » Et, onze ans
après. Napoléon III déclarait la guerre à l'Autriche, sous la pression
du carbonarisme italien!
Le chapitre intitulé Correspondance de Napoléon /•' contient
un détail assez curieux. Le prince Napoléon, président de la com-
mission, fit éliminer Prosper Mérimée; à titre d'athée? Pas préci-
sément; c'eût été tirer sur les siens. « Mérimée, nous dit-il, était
un sceptique (!) et un cynique. Il aimait à se moquer de tout,
surtout de Napoléon P'. » Je ne m'en étais jamais aperçu. Mérimée,
rencontrant dans la Correspondance une lettre quelque peu gau-
loise, voulait absolument qu'on la publiât. La pudeur du prince
Napoléon ne pouvait y consentir. Il exigea la démission de l'auteur
de Colomba. Voyez pourtant ce que c'est qu'un esprit tourné à la
malveillance I Je croirais plutôt que le prince, qui détestait l'Impé-
ratrice, — laquelle le lui rendait bien, — se sentait mal â l'aise à
côté de Mérimée, qu'il savait fort avant dans l'intimité de la belle
souveraine, et qui s'intitulait lui-même le Bouffon de t Impératrice.
Qui ne connaît le joli mot de celle-ci au jeune prince impérial, qui
lui demandait la différence entre un malheur et un accident : « Mon
enfant, je vais te l'expliquer : un accident, ce serait, par exemple,
si le cousin Napoléon tombait dans un puits ; un malheur, c'est si
on l'en retirait »?
Il existe un point sur lequel nous sommes parfaitement d'accord
avec le défenseur ou le panégyriste de Napoléon I", Il ne néglige
rien pour nous prouver ou nous rappeler que le trait dominant de
son oncle fut le génie révolutionnaire, qui, grâce â lui, se trans-
forma sans abdiquer; que sa principale gloire est d'avoir, avant,
pendant et après le Consulat, refoulé la monarchie, qui allait revenir,
telle que la voulaient Malouet, Mallet du Pan, Monnier, etc.; que
l'homme du 18 Brumaire fut moins le réparateur, le dompteur du
jacobinisme, rétablissant le principe d'autorité, assurant l'ordre,
relevant les autels, reconstituant les hiérarchies sociales, que la
Révolution faite homme. Elle lui permit de l'avilir en la personne
des républicains de la Convention et de la Terreur, de la repétrir à
sa guise, de remplacer les échafauds par les champs de bataille,
d'être, en un mot, un inflexible despote, pourvu qu'il la protégeât
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KAFOLÉOll ET SES DÉnULCTEURS 53
contre île retour de la royauté, que Ton devinât le bonnet rouge
sons le diadème, et la carmagnole sous le manteau impérial; pourvu
qull lui ladssât la chance de renaître un jour, non pas, grand Dieu!
au profit de la liberté, qu'elle n'aima pas plus que lui, mais au
profit de la démocratie, en attendant pire. Oui, nous sommes d'ac-
cord; mais alors le mot de M""" de Staél, qui nous avait si fort ré-
Yoltés — Robespierre à cheval I — ne serait plus aussi ntonstrueux ;
il ne s'agit que de grandir le cheval et d'atténuer Robespierre.
Il y a là de quoi faire réfléchir les hommes qui, dans le parti
bonapartiste, représentent la Droite, avec tous ses attributs les
plus précieux; dévouement à la religion, rappel des congrégations
religieuse, guerre aux ruineuses folies de la laïcisation, revanche
de la morale et de la décence publiques odieusement outragées en
politique et en littérature, assainissement de la société, menacée
de tomber en putréfaction; relations respectueuses et cordiales
avec la cour de Rome, etc., etc. En admettant que le prince Victor
soit à l'état de rupture complète avec son père, — ce qui, par
parenthèses, ne serait bien honorable ni pour l'un ni pour l'autre, —
Û y aurait toujours la fatalité du nom, la tyrannie des souvenirs,
ta complicité révoludonnaire, les corrosifs démocratiques ; il y aurait
toujours ces deux faits accablants : l"* que les idées napoléoniennes,
ruminées de 1815 à 1851, et appliquées de 1851 à 1870, nous ont
coûté 20 milliards, ont abouti à la troisième invasion, aux incen-
dies et aux massacres de la Commune, aux ignominies de la troi-
sième république, à la mutilation de la France, à l'apothéose de
Gambetta, acclamé de son vivant et déifié après sa mort, pour avoir
aggravé des trois quarts les pertes de nos armées, les souffrances
de nos soldats, les horreurs de l'invasion, les frais de la guerre et
les exigences de la Prusse; 2* que, dans le livre du prince Napoléon,
toat ce qui est vrai, incontestable, est justement ce qui rétablit la
communauté, la responsabilité, l'assimilation, l'identité, entre
Bonaparte et la Révolution, tout ce qui le représente comme le
sauveur de la Révolution plus encore que de la société. Pour nous,
nous n'avons jamsds été plus aCtrmis dans nos principes monar-
chiques et dans nos sentiments royalistes qu'après avoir lu ce
rolume dont l'auteur prouve avec talent qu'un bonapartiste, quoi
qu'il fasse, ne peut être qu'un révolutionnahre.
30 septembre. Armand de Pontmartin.
P. S. — Cet article était écrit au moment où je reçois le premier
volume des Mémoires de M. de Villèle. J'y trouve, notamment au
sujet du retour de l'île d'Elbe, des pages admirables et accablantes
pour le crime de l'oncle et le plaidoyer du neveu.
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LES INVALIDATIONS
EN ANGLETERRE ET EN FRANCE
I
L'opmion et la presse se sont occupées, plus d*uDe fois, notam*
ment au début des dernières législatures, de la question de la véri^
fication des pouvoirs des membres du Parlement.
Tous les esprits impartiaux et sensés, étrangers aux intrigues
des politiciens, ont été frappés de Tagitation et de la stérilité des
séances consacrées aux élections contestées ; ils ont été sdnsi ame*
nés à se demander s'il était réellement indispensable au régime
parlementaire, que les assemblées législatives décidassent de la
validité des pouvoirs de leurs membres. Ce droit, légitime sans
doute et qui n*est pas sans avantage, tant qu'il reste pratiqué avec
sincérité, ne dégénëre-t-il pas en abus odieux lorsqu'une majorité
tyrannique et sans conscience le transforme en machine de guerre
destinée à écraser la minorité?
Ne semble-t-il pas plus conforme à l'équité de confier ce soin à
un pouvoir placé en dehors ou, du moins, à côté des agitations
politiques et dont le verdict aussi impartial que peuvent l'être les
décisions humaines, ne froisserait pas le sentiment de la justice et
rehausserait même le prestige d'un mandat soustrait dès lors aux
complaisances comme aux rancunes des coteries parlementaires?
Une telle pensée, insphrée par le gros bon sens auquel il répugne
de voir le même tribunal juge et partie, ne semble pas sans séduc-
tion pour les adeptes, hélas I de plus en plus rares, de la justice et
du vrai libéralisme : beaucoup trouveront que c'est parfait eE
théorie; mais dans la pratique, s'écriera-t-on, n'est-ce pas le
renoncement à l'une des prérogatives essentielles des assemblées
politiques, la restriction du droit parlementaire?
Nous nous proposons de répondre à cette objection en indiquant
comment le Parlement britannique, assurément aussi soucieux de
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LES mYALIDÀTIONS EK ANGLETERRE ET EN FRANGE 55
ses droits, aussi jaloux de ses privilèges qu'aucun autre, est arrivé
pea â peu à reconnaître qu'il y avait avantage à abandonner à des
juges pris hors de son sein, la vérification des pouvoirs de ses
membres. La Cbambre des communes a-t-elle été diminuée par le
fait de cet abandon? La grandeur de son rôle, son prestige dans le
inonde entier en ont-ils été affaiblis? N'est-elle plus en état de sou-
teolr la comparaison avec les Parlements des autres pays, arec
notre Sénat et notre Cbambre des députés par exemple? C'est ce
que chacun a le droit d'apprécier.
Il
L'Ulster peut être considéré comme le boulevard du protestan-
tisme en Irlande, et la ville de Londonderry ou Derry est à juste
titre réputée la place forte du protestantisme dans rÛlster.
Lorsque Jacques I" entreprit, au commencement du dix-septième
sîèele, la. piœiiation de FUlster, il donna aux douze grandes corpo-
rations de Londres, le comté et la ville de Derry qui faisaient partie
des terres confisquées sur les comtes de Tyrone, de Tyrconnel et
leurs aQlés; elles y envoyèrent immédiatement des colons qui
prirent possesâon des meilleures terres et repoussèrent les Irlandais
dans les marais, dans les terrains sablonneux et stériles ; la ville de
Derry fut fortifiée avec soin et repeuplée exclusivement d'Anglais.
Les indigènes n'avaient pas le droit d'habiter dans l'enceinte des
Tilles fortifiées; pour mieux affirmer leur domination, les corpo-
rations de Londres firent prendre, au comté et à la ville, le nom de
Londonderry, qu'ils ont gardé jusqu'à ce jour et qui figure dans le
titre d'une grande famille irlandaise : Castlereagh, qui représenta
l'Angleterre au congrès de Vienne en 1815, appartenait à cette
famille; le marquis de Londonderry est actuellement vice-roi dlr-
lande.
Les nationalistes n'ont jamsus accepté cette addition d'origine
étrangère et disent toujours « Derry » .
En 1641, lors de la grande insurrection dans laquelle la plupart
dès colons anglais établis dans l'Ulster furent massacrés, Derry,
grâce à sa situation sur les bords du lac Fayle, grâce à ses fortifi-
cations, put donner asile à un grand nombre de fugitifs et résister
à tous les eflForts de sir Phelin 0*Neil.
PJos tard, en 1688, elle ferma ses portes à la garnison de troupes
cadtholiques que le vice-roi Robert Talbot, comte de Tyrconnel,
voulait y faire entrer au nom de Jacques II, et elle proclama Marie
et Guillaume IlL
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5S LES INYÂLIDATIOxNS EN ANGLETERRE ET EN FRANGE
Plus de trente mille protestants, craignant le renouvellement des
scènes sanglantes de 1641, vinrent se réfugier dans les murs de
Perry, qui soutint un siège de cent cinq jours, dirigé d* abord par
Hamilton, puis par de Rosen; malgré la présence de Jacques II,
qui était venu lui-même presser les opérations, l'armée royale ne
put triompher de la résistance des habitants, et dut se retirer
lorsque Kirke eut réussi à faire pénétrer dans la ville trois navires
chargés de vivres.
Ces souvenirs ont rendu Derry chère aux protestants, aux loya-
listes, aux orangistes, qui la considèrent presque comme une ville
sainte; ils y célèbrent tous leurs grands anniversaires avec éclat.
Mais, en raison du développement beaucoup plus considérable de
la population catholique, il s'est produit ce fait très curieux, déjà
signalé par Mgr Perraud, dans ses belles études sur l'Irlande, que
Derry, bientôt partagée également entre protestants et catholiques,
en est arrivée à compter un nombre beaucoup plus considérable de
ces derniers.
Cependant, jusqu'en 1886, les protestants étaient restés maîtres
du collège électoral de la ville; la dernière réforme avait sans
doute, en élargissant la base du suffrage, diminué leur majorité,
mais ils avaient encore réussi en 1885, à faire élire un conservateur,
M. Charles E. Lewis, qui avait battu de 29 voix sur 3619 votants,
M. Justin Mac-Carthy, l'un des membres les plus distingués du parti
du Home Rule.
M. Charles E. Lewis représente Derry depuis plusieurs années ;
il est né à Wokefield (Yorkshire) en 1825, et a exercé la profes-
sion de solicitor.
Quant à M. Mac-Carthy, c'est une figure assez intéressante pour
que nous entrions dans quelques détails à son sujet.
Né à Cork, en 1830, d'une bonne famille, il reçut une instruction
solide; à dix-sept ans, il écrivait et traduisait le latin, lisait le grec
couramment. Attiré vers le journalisme, il entra, en 1847, au
Cork Examiner comme reporter; ce fut en cette qualité qu'il eut
à rendre compte du procès d'un des chefs de la jeune Irlande,
Smith O'Brien. Pendant ses loisirs, il s'occupait de littérature et
d'histoire et devint bientôt membre de la société historique de Cork,
fondée par des patriotes zélés pour développer l'étude des tradi-
tions irlandaises : il y eut comme collègue sir John Pope Hennessy,
qui occupait dernièrement les fonctions de gouverneur de l'île
Maurice, dont la révocation brutale a fait quelque bruit.
Avec la fougue et l'ardeur de la jeunesse, Mac-Carthy avait
embrassé les doctrines de John Mitchell qui, dans son journal,
Y United Irishman^ prêchait alors le recours aux armes et l'insur-
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LES INVALIDATIONS £N ANGLETERRE ET EN FRANGE 57
recûon; il passa même, un jour, de la théorie à la pratique et
attaqua, avec quelques amis, — c'était en 1848, — un poste de
police à Coppoquin.
La tentative échoua misérablement; les jeunes conspirateurs
eurent \a chance de ne pas être arrêtés, et ils ne renouvelèrent pas
leur folle équipée.
En 1851, Mac-Carthy vint chercher fortune à Londres, ses dé-
marches restèrent infructueuses, et il fut heureux de retrouver sa
place de reporter, à Cork. L'année suivante, il entra, avec le même
emploi, au Northern Times^ le premier journal anglais de province
qui ait paru quotidiennement, et qui venait d*être fondé à Liverpool.
Ses études ne se ralentirent pas dans sa nouvelle résidence ; il
apprit seul le français, Titalien et l'allemand; il fit en public des
lectures sur des sujets littéraires et prit place enfin parmi les rédac-
teurs du Northern Times; il collaborait encore à ce journal, lors de
sa disparition, en 1860.
Blac-Carthy revint encore à Londres, non plus seul cette fois,
car il avait épousé, à Liverpool, en 1855, une femme sdmable et
dévouée, miss Charlotte Almann; la fortune du jeune ménage, à
son arrivée dans la grande ville, ne dépassait pas 10 livres sterling.
Cette fois, le jeune journaliste réussit et il fut engagé, comme
reporter parlementaire, par le Moming Star^ dont M. Bright était
TuD des principaux actionnaires. Plusieurs recueils littéraires, entre
antres la Westminster Meview^ reçurent en outre sa collaboration.
Ses essais attirèrent l'attention de John Stuart Mill qui désira le
connaître et \e protégea d'une manière chaleureuse et efficace.
En 1865, îl devenait le rédacteur en chef du Moming Star^ dans
lequel il déiendit avec éclat et persévérance la cause irlandaise ; ses
preimers romans datent également de cette époque.
Trois ans après, H. Bright, avec lequel il s'était intimement lié,
ayant vendu sa part de propriété dans le Moming Star^ Mac-Carthy
donna sa démission de rédacteur en chef; il put alors accepter les
oGDres qu'il avait reçues d'aller faire des lectures en Amérique. Son
succès fut très vif, très fructueux, si bien que ce fut seulement
en 1871 qu'il rentra définitivement à Londres, où il devint presque
aussitôt le principal rédacteur parlementaire du Daily News. Il
accomplit, avec autant de zèle que de talent, la tâche difficile et
fatigante qu'il avait assumée; il n'en trouva pas moins le temps
d'écrire une Histoire contemporaine {History ofour owntimes) dont
les deux premiers volumes parurent en 1878 et obtinrent un succès
prodigieux en Angleterre et en Amérique.
Aux élections de 1880, Mac-Carthy fut élu membre du Parlement
pour le comté de Longford (Irlande); il fut des plus ardents parmi
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58 LES INYALIDÂTIONS EN ANGLETERRE ET EN FRANGE
ceax des Home-rulers qui se décidèrent alors à confier à M. Parnell
la direction de leur parti dont le clief, depuis la mort d'Isaac Butt,
était un banquier protestant, M. Shaw, membre du Parlement pour
le comté de Cork.
C'est à cette époque, au moment même où il obtenait enfin la
récompense de ses efforts et de ses travaux, qu'il perdit la com-
pagne de ses années de lutte et d'épreuves; elle mourut d'une
maladie de langueur, lui laissant deux enfants, un fils et une fille.
Mac-Cartby a pris rapidement une place considérable à la Chambre
des communes : instruit et travailleur, il parle avec beaucoup de
clarté et de précision, souvent même avec éloquence; sans un débit
défectueux, il sendt un des meilleurs orateurs du Parlemeat : il est
vice-président du groupe des Home-rulers.
Tel est l'adversaire redoutable que l'on avait opposé à M. Lewis
et dont il avait eu tant de peine à triompher.
Lorsque M. Gladstone eut prononcé la dissolution du Parlement,
après l'échec de ses projets en faveur de l'Irlande, les deux con*
currents se trouvèrent de nouveau en présence et, cette fois encore,
M. Lewis l'emporta, à trois voix de majorité seulement.
M. MacCarthy ne s'avoua pas vaincu, et il; adressa à la Chambre
des communes, suivant les formes ordinaires, une pétition par
laquelle il demandait l'invalidation de M. Lewis pour fauits de cor-
ruption et manœuvres illégales.
Comment allait être jugée une telle protestation, émanant d'un
membre de la petite phalange irlandaise, qui avait successivement
combattu et entravé l'adoiinistration des cabinets conservateurs ou
libéraux et s'était ainsi attiré l'aversion des deux grands partis tour
à tour en possession de la majorité dans la Chambre des communes?
C'est ce que nous allons examiner.
Voici comment s'effectuaient les vérificatioas des pouvoirs jus-
qu'en 1868 : au début de chaque législature, le speaker de la
Chambre des communes nommait un comité général composé de
six membres astreints à la formalité du serment; ce comité dressait
la liste des protestations contre les élections et choisissait, dans
toute la Chambre, six, huit, dix ou douze membres appelés à pré-
luder les commissions chargées de l'examen de ces protestations.
Les autres membres de la Chambre étaient répartis ^n cinq
tableaux portant chacun un numéro tiré au sort; le comité général
prenait, pour la formation de chaque commission spéciale, éx
membres sur le premier tableau, et ces six membres, à leur tour,
choisissaient leur président parmi ceux de leurs collègues qui avaient
été désignés, comme nous venons de le voir, pour remplir un tel
oifice« La commission, ainsi constituée, prêtait serment à la taUe
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tes INVAUDATIOIIB ER AJIGLETERKK ET IN FRAlfGE 59
de la Chambre des communes et procédait ensuite à Texamen des
pétitions, entendant des témoins sous la foi du serment, ce que
n'aonûtpu faire constitutionnellement la Chambre elle-même, rece^
Tant les explications des parties qui pouvaient prendre et prenaient
toujours des avocats, dont un certain nombre avaient la spécialité
de ces sortes d'affaires.
La commission statuait ensuite et soumettait sa décision à la
Chambre des communes, qui la sanctionnsdt sans la discuter. L^
eombinaisons assez angulières et compliquées prescrites pour là
formation de la commission avaient pour objet d'assurer l'impars-
âalitë du jugement; néanmoins, ce but était loin d'être atteint.
Un avocat anglais d'une grande réputation, le serjeant Ballan-
t;neS qui avait plaidé devant les comités du Parlement, dit, en
^et, dans ses souvenirs ^ ; « Beaucoup de gens supposaient que
trop souvent les décisions des comités dépendaient moins des faits
que de la composition du tribunal, et c'est certainement ce qui est
arrivé pendant les dernières années ; si un membre, cédant à l'inspi-
ration de sa conscience, votait contre son parti, il était presque con-
sidéré comme un traître. »
Depuis longtemps déjà de vives réclamations s'étûent élevées
contre ce mode de vérification des pouvoirs; l'opinion publique
ae prononçait en faveur d'une réforme qui mit le droit et la justice
au-dessus des querelles des partis et des agitations parlementaires.
On proposa donc d^enlever à la Chambre des communes le droit
dé vérifier tes pouvoirs de ses membres; on se heurta tout d'abord
à une opipoaltion très énergique ; les adverssdres de cette innovation
déclarèrent que c'était un des privilèges les plus précieux de la
Chambre, destiné à assurer sa complète indépendance et qu'elle ne
devait s'en dessaisir à aucun prix.
Les partissms d'une réforme répondaient que la compétence et
Hmpaulialité du tribunal étaient plus importants qu'un principe
consititutionnel dont la valeur se trouvait singulièrement réduite par
le changement profond qui s'était opéré au profit des communes
dans la balsmce des pouvoirs publics.
HxL 1867, un comité fut chargé d'examiner la question, et Tannée
suivante il déposa un rapport dont les conclusions tendaient à
ce que, dans Favenir, les pétitions en matière d'élection fussent
portées devant un juge unique pris parmi les magistrats des cours
supérieures de Westminster, qui trancherait à la fois les questions
de forme et de fond, déclareradt s'il y avait eu corruption et attri-^
buerait & qui de droit le siège contesté.
' Mort récemment.
* Sdmt expériences of a Barristers's Hfe.
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€0 LES INYÂLIDÂTiONS SN ANGLETERRE ET EN FRANGE
Ce projet fut favorablement accueilli par le public et par la
Chambre des communes elle-même : mais il rencontra une opposition
très vive d'un côté tout à fait inattendu. Les juges des cours supé-
rieures le condamnèrent à l'unanimité et refusèrent d'accepter une
juridiction incompatible, dans leur pensée, avec leurs fonctions judi-
ciaires et qui, en livrant à la suspicion leur impartialité, était de
nature à diminuer leur autorité morale. Le lord chief justice^ sir
Alexander Cockbum, écrivit une lettre dans ce sens au lord chan-
celier, et le gouvernement crut devoir abandonner le projet et le
remplacer par un autre consistant à créer une cour spéciale.
La Chambre des communes persista à penser qu'elle ne pouvait
se dessaisir d'un droit aussi considérable sinon au profit de la pre-
mière autorité judiciaire du royaume et, après un Certadn noinbre
d'incidents qu'il serait trop long de rapporter ici, elle vota une loi
portant que les protestations contre les élections seraient soumises
à un juge désigné d'après un roulement établi entre les trois cours
supérieures de Westminster pour la Grande-Bretagne et celle de
Dublin pour l'Irlande.
La loi de 1868 a été appliquée sans changement jusqu'en 1879 et
a donné d'excellents résultats. Nous n'oserions pas soutenir que les
décisions des juges aient toujours été absolument irréprochables, ce
serait reconnaître à ces magistrats une infaillibilité à laquelle ils
sont eux-mêmes loin de prétendre : on peut, toutefois assurer d'une
façon générale qu'ils ont fait preuve d'une grande impartialité et
que leurs arrêts ont le plus souvent donné satisfaction au public
exempt de parti pris.
C'est ce que démontra une enquête faite en 1875 sur l'application
de la loi; le rapport concluait simplement à ce que les pétitions
fussent examinées par deux juges au lieu d'un seul. Cette légère
modification fut réalisée par une loi de 1879 (15 août).
L'accord entre les deux juges est indispensable pour que l'élec-
tion contestée soit annulée : s'il y a divergence entre eux, la pro-
testation devient caduque par cela seul, et le résultat de l'élection
reste tel qu'il a été proclamé par le retuming of/icer ou commissaire
de l'élection et communiqué par celui-ci au prudent de la Chambre
des communes. 11 n'y a pas encore eu, du reste, depuis l'application
de la loi de 1879, d'exemple de désaccord entre les deux juges.
Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que la loi de 1868 visait égale-
ment un autre point, la répression des fraudes et de la corruption
en matière électorale; elle avait eu peu d'efficacité sous ce rapport
et, en 1883, elle fut complétée par diverses dispositions plus
sévères qui furent très vivement combattues, notamment par
M. Ch. Lewis, le concurrent heureux de M. Mac-Carthy.
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LES UYTâUDâTIONS EN ANGLETERRE ET EN FRANGE 6t
Conformément à la nouvelle législation de 1868 et 1879, la péti-
tion de M. BlaoCarthy fut donc renvoyéet par le speaker de la
Chambre des communes, à la cour de Dublin, qui désigna pour
l'examiner les juges [O^Brien et Murphy. Le 20 octobre 1886, ils
vinrent Siéger à Derry, dans la crown-courtj accompagnés par le
maure de la ville.
H. Mao-Carthy était représenté par un avocat des plus distingués
the Mac-Dermot, c(mseil de la reine, assité par MM. D. B. Sullivan
et Fealy.
Ce dernier est un desfmembres les plus distingués du Parlement,
où il est entré sous les auspices de M. Parnell : bon orateur, tra-
vailleur infatigable, sa compétence dans les questions d'affaires est
incontestée. M. Healy en a donné des preuves dans la discussion du
Land act pour l'Irlande, en faisant adopter notamment une clause
qui a pris son nom{et]en vertu de laquelle aucune augmentation de
loyer ne pourrait être exigée en raison des améliorations apportées
sur le fond par le tenancier. Cette disposition, dont les fermiers ont
tiré un grand profit, le rendit très populaire, si bien |qu'en 1883
il réassit à se faire élire à Monoghan, en plein Ulster, ce qui sem-
blait impossible. En 1885, il a été nommé dans la circonscription
sud du comté de Derry.
Les avocats de M. Lewis étaient le serjeant Peter O'Brien,
MM. William Mac Langblin, conseil de la reine, John Ross et Mac-
Corkell.
L'attomey général était M. French. The Mac-Dermot, après
quelques incidents de procédure soulevés par les avocats de
H. Lewis et résolus contre eux, exposa les faits de la cause en don-
nant lecture de la pétition de M. Mac-Gartby ; il fit remarquer que
la majorité obtenue par M. Lewis avait décru à chaque élection et
que la question^était de savoir si elle n'avait pas complètement dis-
paru au demier|Scrutin.
a En effet, disait-il, six mineurs, plusieurs francs-bourgeois
(freemen) n'ayant pas leur résidence à Derry, ont pris part au scrutin «
et ont voté pour M. Lewis; en outre, des bulletins ont été annulés à
tort, et enfin plusieurs électeurs ont été corrompus par les agents
de M. Lewis. »
The Mac-Dermot faisait remarquer qu'il y avait lieu de sus-
pecter à bon droit les résultats coostatés pai* les autorités locales
de Derry, attendu qu'elles avaient commencé par attribuer 103 voix
de majorité au candidat conservateur et avaient dû reconnaître
ensuite qu'elles avaient compté à son profit 50 bulletins portant
le nom de M. Mac-Cartby.
Des témoins furent entendus; ils subirent, selon l'usage, un inter-
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62 LES IKVÂLIDiTIOi^S EN ANaLETËlRB ET EN FRANCE
rogatoire et un contre-interrogatoire ; leurs dépositions établirent
tout d'abord que cinq mineurs avaient effectivement pris part au
scrutin.
En France, suivant une jurisprudence assez singulière de la
Chambre des députés, cinq voix auraient été retranchées à chaque
candidat, ce qui les aurait laissés exactement dans la même situar-
tion qu'auparavant; d'après une autre jurisprudence plus ancienne
et plus explicable, on aurait retranché cinq voix à M. Lewis, mais
sans que M. Mac-Carthy pût en profiter pour prétendre être élu»
Cela tient à ce que le vote est absolument secret en France et
qu'il est de toute impossibilité de savoir comment tel ou tel électeur
a voté.
En Angleterre, le vote est bien secret également; msus, en cas
d'enquête, le secret peut être divulgué et voici comment : les buU^
tins de vote sont remis aux électeurs le jour même du scrutin par le
retuming officer; ils sont détachés par lui d'un registre à souche,
et portent imprimés dans une colonne les noms de tous les candidats
avec un espace blanc devant chacun d'eux; au verso figure le
numéro de l'électeur sur la liste électorale.
Lorsqu'un électeur se présente pour voter, le returrdng officer
timbre son bulletin avant de le lui remettre et inscrit au registre à
souche, sur le talon du bulletin, le numéro de Félecteur : celui-ci se
rend alors dans l'un des compartiments disposés dans la salle de
vote; il y trouve un crayon avec lequel il fait une croix devaût le
nom du candidat pour lequel il veut voter ; puis il plie son billet et
vient le déposer dans l'urne.
On s'explique alors que, le registre et les bulletins étant conservés,
un simple rapprochement suffise pour qu'il soit facile de constater le
candidat pour lequel a voté tel ou tel électeur. Sur l'ordre des
juges, la production du registre et des bulletins relatifs à l'élection
de Derry fut faite par le bureau de l'Échiquier d'Irlande {Hanaper
office)^ qui a la garde de ces documents, et il futr econnu que les
* cinq mineurs avaient tous voté pour M. Lewis.
Ce premier résultat donnait donc à M. Mac-Carthy une majorité
de 2 voix, 1879 contre 1877.
La question des non-résidents qui avaient pris part au scrutin
fut tranchée conformément aux conclusions des conseils de M. Lewis,
et leur vote fut déclaré valable.
Quant aux 13 bulletins annnulés par le retuminç officer^ les
juges en réservèrent im pour l'examiner à loisir, ils en attribuèrent
un à H. Lewis et maintinrent l'annulation des 11 autres.
M. Mac-Carthy n'avait donc plus qu'une majorité d*une voix.
Le fait de corruption restait à examiner; dans Taudknce du ven«
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LES INYÀUDÂIlOfiS EN ANGLETERRE ET EN FRANCE 63
dredi 22 octobre, un certain Robert Neely vint déposer qu'il avidt
reçu de Mac-DOToaot, l'un des agents de M. Lewis, une lettre
amteoaat un mandat de 4 livres sterling, qu'une fois ce mandat en
sa possession, il avait fait le voyage de New-Manls en Ecosse, où il
habitait à l'époque de l'élection, pour venir jusqu'à Derry voter en
faveur de M. Lewis.
Ce n'est pas sans difficulté que le témoin avait fini par confesser
la vérité, et il avait fallu pour lui arracher ses aveux toute l'insis-
tance et toute l'habileté de M. Healy.
A l'ouverture de l'audience du samedi, le serjearU O'Brien vint
déclarer en son nom et au nom de ses collègues qu'ils abandonnaient
l'ailaire, attendu qu'ils regardaient comme prouvé qu'un acte de
Qorroption avmt été commis sur im électeur par un agent officiel de
H. Lewis.
Tout d'abord, on fut surpris de cette décision : elle était pourtant
très compréhensible. M. Lewis ne pouvait plus espérer qu'il lui
semi attribué de nouveaux suffrages; il était certain, au contraire,
que les juges lui retrancheraient la voix de Robert Neely et celle de
Mac Dermot, ce qui assurerait à M. Mac-Gartby une majorité de
En continuant la lutte, il s'exposait à un grand danger; il pouvait,
en effet, être liû-même reconnu coupable de corruption et perdre,
par suite, ses droits à l'éligibilité pendant sept ans. Or il n'entendait
nullement renoncer à entrer à la Chambre des communes, et la
preuve, c'est qu il a été récemment élu dans la circonscription de
North Autrin et qu'il a formellement refusé de céder sa place à
M. Goschen.
Le juge O'Brien déclara quQ son collègue et lui avsdent besoin
de réfléchir avant de rendre leur jugement; il demanda en même
temps aux habitants du Derry de ne se livrer à aucune démons-
tcation de nature à troubler la paix publique.
Le jugement fut rendu le lundi suivant : il établissait que, par
suite de la vérification opérée, la majorité se trouvait transférée de
H. Lewis à M. Justin Mac^Carthy et déclarait, en conséquence, ce
dernier valablement élu. Ce jugement fut transmis au speaker de
la Oiandure d^ communes, qui n'eut qu'à le faire enregistrer dans
les arciiives.
Le résultat du procès fut accueilli avec enthousiasme par les
catholiques de Derry ; ils illuminèrent leurs maisons dans la soirée
du lundi, tirèrent force fusées et suspendirent, dans les rues de
^&ars quartiers, des lampes avec des verr^ de couleur; grâce à ces
illuminations, leurs danses durèrent jusqu'au jour et, si leur joie
fit bruyante, elle n'eut rien d'agressif, et l'ordre ne fut pas troublé.
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64 LES INVALIDATIONS EN ANGLETERRE ET EN FRANCE
Quelques jours plus tard, les mêmes avocats, the Mac-Dermot,
Sullivan et Healy allaient à Belfast défendre, devant le baron Dowse
et le même juge 0*Brien, la cause de M. Sexton, nommé dans la
circonscription de West-Belfast et dont l'élection était contestée par
son concurrent malheureux, M. Haslett; la cour se prononça en
faveur de M. Sexton.
N'est-il pas permis de se demander si, en France, soit à la
Chambre des députés, soit au Sénat, les choses n'aursdent pas
tourné différemment?
Une expérience déjà trop longue ne nous autorise-t-elle pas à
croire que si des membres appartenant à la minorité de ces assem-
blées se fussent trouvés dans la situation de MM. Mac-Carthy et
Sexton, ils eussent été celui-ci invalidé et celui-là débouté de. sa
demande?
Examinons d'abord le cas offrant le plus d'analogie avec ce qui se
passe chez nos voisins, c'est-à-dire celui où une enquête est
ordonnée : comparons, par exemple, l'enquête à laquelle se sont
livrés les juges O'Brien et Murphy à celle que cinq sénateurs ont
faite, il y a deux ans, dans le Finistère, en laissant au lecteur le
soin de décider de quel côté du détroit se trouve la recherche
sérieuse, impartiale de la vérité.
Il est bien entendu que nous ne faisons point de personnalités ;
nous étudions deux méthodes.
En Angleterre, les juges siègent en audience publique; les parties
intéressées sont présentes, assistant soit personnellement, soit par
représentation, à l'audition des témoins; elles les interrogent,
discutent leurs dépositions, font entendre d'autres témoins, si elles
le jugent à propos. En un mot, la cause est instruite publiquement
et contradictoirement par des juges qui sont supposés n'appartenir
à aucun parti politique.
Dans le Finistère, nous avons vu cinq sénateurs, tous républi-
csdns, procéder à une enquête secrète sur l'élection de quatre col-
lègues, tous conservateurs, qui n'ont jamais été admis à assister à
l'audition des témoins et qui n'ont pas même pu avoir connaissance
de leurs dépositions pendant le séjour de la commission d'enquête
en Bretagne; et quand, postérieurement, ils ont apporté au Sénat
des certificats démontrant la fausseté des allégations dirigées contre
eux, (c des certificats ne valent pas des témoins » , leur a-t-on répondu.
Dans tout cela, où. est la justice? où est la garantie pour les
élections contestées et soumises à l'enquête? où trouve-t-on l'impar-
tialité et le vrai libéralisme? Est-ce dans notre démocratie républi*
cdne ou dans la monarchique Angleterre?
En France, à direvrai, les en quêtes électorales, dont la première
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LES LNVALIDATIONS EN ANGLETERRE ET EN FRANCE 65
ne remonte pas au-delà de 1842 ^ ne sont pas ordonnées pour
éclairer le Sénat ou la Chambre : sauf de bien rares exceptions^
leur but est uniquement politique. Aussi, la plupart du temps, les
membres dont l'élection est contestée, préfèrent-ils l'invalidation
pure et simple, immédiate, à l'appareil de l'enquête. Ils savent que
oeUe-cin'a d'autre objet que d'intimider leurs partisans, de préparer
de longue main l'élection de leurs concurrents, lorsque les chances
de ceux-ci ne paraissent pas suffisantes dans le cas d'une prompte
inralidation.
Si quelques esprits naïfs ont pu croire à l'impartialité de l'enquête
prescrite dans l'exemple que nous venons de citer, l'aveu dépouillé
d'artifice du principal organe républicain du Finistère a dû dissiper
leurs honnêtes illusions. « Tous les républicains sérieux du dépar-
tement, dit ce journal 2, ont vu dans l'enquête sénatoriale At précieux
moyens de combat mis à la disposition de notre parti, non seule-
ment pour cette élection, mais pour celles qui Cont suivie ou la
suivront. »
H s'agissait peu, on le voit, de se faire une opinion impartiale sur
l'élection : ce qu'on poursuivait, c'était avec la revanche des can-
didats battus, l'anéantissement pour l'avenir du parti monarchique,
tout en profitant de l'occasion pour infliger une leçon au clergé
breton dont la docilité ne paraissait pas suffisante.
Au bout de six à sept mois de comparutions et d'interrogatoires,
de manœuvres et d'intimidations, les électeurs sénatoriaux du Finis-
tère, avec une énergie dont on ne saurait trop les louer, ont affirmé
de nouveau leur volonté par la réélection des mêmes candidats.
Pour cette fois du moins et grâce au caractère persévérant de la
race biietonne, les précieux moyens de combat ont fait long feu.
Lorsqu'il n'y a pas enquête, les procédés sont plus expéditifs :
on se préoccupe, tout d'abord, dans le bureau chargé de l'examen
de Télection et, plus encore, dans la Chambre elle-même lorsqu'elle
statue sur le rapport du bureau, de savoir quelle est l'opinion du
député contesté : fait-il partie de la majorité, il ne court aucun
risque, sa validation est certaine. S'il appartient à la minorité, une
seconde question se pose : Y a-t-il espoir d'empêcher sa réélection?
Si cette question est résolue affirmativement, l'invalidation est sûre ;
àans le cas contraire, la majorité hésite et généralement se résigne
à la validation ; quelquefois cependant la passion l'emporte et lui fait
invalider des députés dont la réélection n'est pas douteuse pour peu
* Enquête ordonnée le 9 août 1842 sur la proposition de M. Odiloa
Barrot, sur les élections de MM. Pauwels, Floret et Allier, élus à Langres^
Carpentras et Embrun.
^ Le Finistère, numéro du 22 décembre 1886.
10 OGTOBBB 1887. 5
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66 LES INVAUDATIONS M iNGLETEREK ET £N FRANGE
surtout que le concurrent battu soit tenté de recommencer La lutte.
Est-il un seul député républicain qui ose soutenir sérieusement
que la politique ne joue pas le principal rôle dans le jugement rendu
sur les élections contestées?
Lorsqu'à F Assemblée nationale» la majorité conservatrice invalida
des députés républicains, -^ elle usa pourtant de sa force avec uoe
modération que les Chambres n'ont guère imitée depuis 1876, — les
politiques de gauche et leurs journ^iix ne criaient><ils pas à l'injus-
tice, au scandale?
Devenu majorité, le parti républicain voit eu cela, comme sur
maints autres points, les choses d'un autre œil; avec sa merveilleuse
aptitude à appliquer sa maxime : a Débarrassons-nous de ce qui nous
gène », tout en invoquant les grands principes, il érige la pratique
jusqu'alors fort rare * des invalidations en système destiné à corriger
les erreurs du corps électoral.
Qui ne se souvient des interminables discussions de vérifications
de pouvoirs des Chambres de 1876, 1877, 1881? Nous ne voulons
pas parler de la Chambre actuelle qui n'appartient pas encore à
l'histoire.
* Sous la moûarchie de Juillet, la Chambre des députés de 1839 prononça
cmq invalidations; la Chambre de 1846, six invalidations sur 459 membres :
tous les députés invalidés par ces deux Chambres, MM. de Luynes, Desha-
meux, de Girardin, Mexnadier, d'Houdetot, Convers, Drault, Haller-CIa-
parède. Portails, Sieyès, sauf un seul M. Drouillard, furent réélus.
L'Assemblée constituante de 1848, qui comptait 900 membres, fit sept
invalidations et ordonna quatre enquêtes, dont deux précédèrent les inva-
lidations de MM. Laissai et Gent comprises dans le chiffre de celles-ci.
L'Assemblée nationale de 1849, comptant 804 membres, fit sept invali-
dations, dont six dans le même département de Saône»et-Loire ; elle rejeta
toutes les demandes d' enquête.
8ou3 rSmpire, le Corps Législatif de 18S7 prononiga les invalijdations de
MM. de Gambacérès, Dabeaux, Pissard, Bartholoni et de la Ferrière : les
quatre premiers furent réélus.
Le Corps législatif de 1863 invalida MM. Boi telle, de Bulach, Pelletan,
Bourcier de Villers, Bravay et Isaac Péreire, après avoir fait une enquête
«ur les élections des deux derniers dans le Gard et les Pyrénées-Orientales.
Le Corps législatif de 1869 invalida MM. Gourgaud, Marion, Isaac
Péreire» Rouxin et de Sainte-Hermine, il ordonna trois enquêtes.
L'Assemblée nationale, composée de 753 membres, prononça, à la cons-
titution de la Chambre, quatre invalidations, celles de MM. Chaix, Marc-
Dufraiese, Mestreau et Lamarte. A la suite d'élections partielles six inva-
lidations, celles de MM. Laget, Lambert, Jacques Deregnaucourt, Turigny
et de Bourgoing : elle ordonna deux enquêtes, une dans la Nièvre, sur
rélection de ce dernier, et une autre dans Vaucluse, à laquelle il a** pas été
donné suite, les députés de ce département ayant donné leur dômissioo.
La Chambre des députés de 1876 prononça dix-neuf invalidations et
quatre enquêtes.
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LES INYÀLIOATIONS EN ANGLITIRRB IT Ef IBÀNCK 67
A-t-OD calculé le nombre d'heures, la quantité de séances absor-
bées par les vérifications de pouvoirs des députés élus le lA oc-
tobre 1877? Les 363 se complaisaient à cette triste besogne beau-
coup plus longue naturellement avec le scrutin uninominal, puisque
Sélection de chaque député donnait lieu à un rapport particulier,
à une discussion spéciale : sous l'empire du scrutin de liste, au
coQlraîre, un seul et unique rapport comprend la députatiou entière
d'un même département.
Réunie dans les premiers jours de novembre 1877, la Chambre
terminait à peine au mois de juin 1878 ses exécutions, qui s'élevè-
rent à près de cent et qui occupèrent plus de la moitié des séances
pendant près de huit mois! Malheur au député élu contre un
des 363! Le chiffre de la majorité était-il minime, il suffisait d'un
<ïéplacement de quelques voix pour que son concurrent fût élu. Sa
majorité était-elle considérable S les gardiens intègres et vigilants
<ie la sincérité et de la moralité du suffrage universel y voyaient
une preuve manifeste de la pression administrative. Dans l'un et
Fautre cas, les députés conservateurs étaient renvoyés à leurs
électeurs, car il était assurément malaisé d'échapper à ce dilemme.
Ijn système semblable pratiqué à outrance ne ressuscite-t-il pas,
en vérité, un nouveau genre d'élections à deux degrés? Pour nombre
de députés, condamnés à une série d'invalidations, la première
épreuve devant le suffrage universel est peu de chose à côté de la
comparution devant un juge que la passion politique seule anime.
Aucune atteinte plus rude n'a été portée à la considération du
régime par\ementaire que l'usage fait par les majorités républi-
caines des dernières Chambres du droit de vérification des pouvoirs.
Les motifs qui, en outre de la passion, ont servi de mobile à leurs
décisions ont été souvent si mesquins, parfois si inavouables, que
l'autorité même du juge souverain a été profondément entamée. La
Chambre des députés examine-t-elle avec conscience la régularité
des élections, le public ne croit plus à son impartialité : il y a
désormais cx)mme un cas de suspicion légitime.
Les deux Assemblées parlementaires agiraient donc sagement en
» déchargeant d'une tâche qu'elles ne peuvent accomplir dans des
amditions d'impartialité et d'équité suffisantes, pour suivre l'exemple
que leur a donné la Chambre des communes en Angleterre.
« A quoi bon, disait un membre de la Chambre des communes,
par la vérification des pouvoirs, recommencer dans la Chambre,
Fagitatton électorale? A quoi bon échanger, comme premier salut,
* Plusieurs conservateurs qui avaient réuni de 4 à 6000 voix de majorité,
comme M. Tinay dans la Haute-Loire entre autres, chiffre énorme au
scratin d'arrondissement, ont été invalidés.
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-es LES INVALIDATIONS EN ANGLETERRE ET EN FRANCE
«ntre les membres qui arrivent, des accusations véhémentes et
inaugurer des débats d'affaires par des débats de passions? La Iw
électorale, comme toutes les lois, doit être appliquée par les tribu-
naux; la grande majorité des élections étant incontestée, cela suffit
pour que la Chambre se constitue et se mette au travail sans délai;
elle y gagne de la concorde et du temps '• »
Il y a, d'ailleurs, un précédent dans notre propre pays; aux termes
de la loi de 1871, les conseils généraux vérifiaient eux-mêmes les
élections de leurs membres : bien que la politique soit supposée ne
pas entrer dans les assemblées départementales, on sait qu'elle n'est
pas étrangère à leurs décisions. Aussi, les abus signalés plus haut
^'y produisirent et entraînèrent des réclamations si vives, que TAa-
.semblée nationale fut saisie d'une proposition tendant à transférer
au Conseil d'État le jugement sur les élections départementales
contestées.
On cita, lors de la discussion de cette proposition, des exemples
frappants de partialité et d'injustice, mais ce fut M. Limperani,
député de la Corse, aujourd'hui conseiller à la Cour de Paris, qui
eut l'honneur de décider l'adoption de la loi.
Et cependant il était monté à la tribune pour la combattre comme
absolument inutile : « On peut très bien s'arranger avec la loi
actuelle, disait-il ; tenez, en Corse, les bonapartistes et les républi-
cains se partagent à peu près par moitié le conseil général, et cepen-
dant nous n'avons jamais de querelle au sujet des élections contes-
tées; nous sommes convenus que nous les validerions toutes sans
exception et sans même examiner les faits allégués par les protesta-
taires. »
Cette argumentation singulière eut l'effet diamétralement opposé
à celui que M. Limperani poursuivait, et la loi fut votée le 31 juil-
let 1874.
Depuis cette époque, toutes les protestations contre les élections
au Conseil général ont été jugées par le Conseil d'État. Ce grand
corps est entièrement à la nomination du gouvernement, il est exclu-
sivement composé de fonctionnaires dévoués au pouvoir. Néanmoins,
par ce seul fait qu'il est un tribunal, ses décisions sont plus accep-
tables et plus équitables; aussi, les plaintes contre ses verdicts sont
devenues moins nombreuses et moins vives que sous l'ancienne
législation.
Le Conseil d'État, il faut lui rendre cette justice, écarte générale-
ment, en cette matière, les raisons politiques et juge surtout d'après
les faits. Récemment, il a, en invalidant une élection dans la Nièvre,
* Les usages du Parlement anglais, par M. Maurel-Dupeyré, chef des secré*
taires-rédacteurs, 1870.
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LES iHTAUDATIOlfS IN ANGLETERRE ET EN FRANCK 69
eûlevé aux républicains la majorité dans le Conseil général de ce
département. Croit-on que la majorité républicaine de cette assemblée
aorait assez respecté le droit et l'équité pour prononcer une invali-
dation dans de semblables conditions et se suicider dnsi de ses
propres mains? Personne ne le supposera.
Nous savons fort bien que, dans la plupart des pays soumis au
régime parlementaire, chaque Chambre législative a le droit exclusif
de vérifier les élections de ses membres; l'exemple de TAngleterre,
qtal est le pays par excellence du parlementarisme, n'en semble pas
moins décisif.
Ce n'est pas le seul pays, d'ailleurs, ob les Chambres aient
renoncé à ce privilège.
En Suède, le citoyen qui proteste contre l'élection d'un membre
de l'une ou l'autre Chambre réclame un extrait du procès-verbal
de l'élection et doit, dans le délai maximum d'un mois, s'il s'agit
de la première Chambre, dans le délai de huit jours, s'il s'agit de la
seconde, remettre au gouvernement provincial un appel adres.^ au
roi. Par un arrêté rendu public, le gouvernement provincial fixe un
délai rapproché au cours duquel les intéressés sont invités à lui
fournir des explications au sujet de l'appel en question. Le dossier
de l'affaire est ensuite adressé au roi, qui le soumet à l'examen de
la cour suprême et statue ensuite sur l'élection d'après Tavis de cette
cour.
En Hongrie, la loi électorale du 26 novembre 1874 dispose, dans
son article 89, que les élections contestées seront jugées par la
cour royale.
En Portugal, la loi du 21 mai 1884 décide que, d'une façon
générale, la Chambre vérifiera les pouvoirs de ses membres : mais
elle ajoute que le jugement d'une élection contestée dans les assem-
blées primaires ou dans les commissions de dépouillement sera
déféré, si quinze députés le réclament, à un tribunal spécial composé
du président du tribunal suprême de justice, de trois membres de
ce même tribunal, désignés par le sort et de trois juges de la Cour
d'appel de Lisbonne également tirés au sort. Les séances de ce tri-
bunal de vérification des pouvoirs sont publiques ; il entend des
témoins, ordonne des enquêtes, s'il y a lieu : les parties intéres-
sées peuvent assister aux débats et recourir au ministère d'avocats.
Les décisions du tribunal sont souveraines.
Au Canada, l'acte du 26 mai 1874, qui ne contient pas moins de
67 articles, règle la procédure en matière d'élections contestées et
décide que les protestations seront jugées par la Cour suprême de la
province où a eu lieu l'élection.
Enfin, l'État de Pennsylvanie, dans sa nouvelle constitution.
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70 U» IKTAUDiTIONS EfC ANGLETERRE ET EN FRANGE
ratifiée par un plébiscite du 2& décembre 1873, a déféré aux tri-
bunaux le jugement de toutes les élections contestées.
Dans les autres pays, il est vrai, le parlement reste souverain juge
de la validation des pouvoirs de ses membres; mais l'exercice de
ce droit est généralement accompagné de garanties destinées à sau-
vegarder les minorités.
En Italie, par exemple, une commission spéciale ou junta, com-
posée de neuf membres, est nommée, dès la réunion d*une nouvelle
Chambre, à T effet d'examiner les élections contestées pendant toute
la durée de la législature. Les sommités de tous les partis^ minorité
comme majorité, sont désignées, d'un commun accord, pour faire
partie de cette commission dont les décisions empreintes de l'im-
partialité la plus absolue sont toujours ratifiées par la Chambre.
On voit que le système sur lequel nous appelons l'attention de»
esprits pénétrés des idées de justice, soucieux de la dignité du Par-
lement, fait peu à peu son chemin et nous inclinons à croire qu'un
jour viendra où il sera adopté dans tous les pays soumis au régime
parlementaire.
En ce qui concerne la France, il est évident qu'un pouvoir aussi
important, aussi considérable ne pourrait être confié qu'à la Cour
de cassation : le tribunal suprême aurait seul l'autorité et l'impar--
tialité nécessaires pour remplir une aussi haute mission. Les éleo^
tions au Parlement étant avant tout politiques, le Conseil d'État,
corps politique, ne semble pas compétent, malgré les précédents
tirés des Conseils généraux pour les juger en toute impartialité.
On objectera que cette réforme touche à la Constitution et néces*
siteralt par suite la réunion du Congrès. D'accord : cet événement
devant se produire dans un avenir plus ou moins rapproché, la
question pourrait être étudiée préalablement dans chacune des deuK
Chambres et faire l'objet de propositions qui seraient soumise au
Congrès lors de sa prochaine réunion. Le pays, honnête et impartial*
plus soucieux de voir le Parlement se consacrer aux discussionsr
dWaires que perdre son temps en débats stériles et irritants, petl
enclin à maintenir les prérogatives ou privilèges de ses mem*-
bres, qui lui semblent parfois exagéré», î^plaudirait, sans aucAin
doute, à une semblable réforme; elle vaut tout au moins la peine
d'être sérieusement examii>ée. Il n'est pas conforme au bon sens et
à la logique qu'elle soit écartée péremptoirement sous le prétexte
qu'elle touche à la Constitution : l'oeuvre de M. Wallon n'est pas
parfaite assurément, même pour les partisans de la forme républi-
caine; qu'elle sœt au moins perfectible pour le temps pendant lequel
nous devons encore la subir,
Léon Loaoïs.
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MÉMOIRES
DU
COMTE DE VILLÈLE
La lanuUe du comte de ViUèle se dispose à publier les Mémoires
laÎBsés par l'illustre mioiâtre de la Restauration; ils formeroBt
quatre volumes qui parattroat par intervalles d'ici à deux années,
et dont le premier sera mis en vente le mois prochain K Une com«-
muBÎcation bienveillante nous permet d'en placer dès aujourd'hui
les principaux passages sous les yeux de nos lecteurs. C'est le récit
de la jeunesse de M. de Villële, le tableau mouvementé de ses
années d'exil à l'Ile Bourbon et enûn l'esquisse de ses débuts dans
la carrière politique à h Chambre de 1815. Partout, dans ces cu-
rieuses pages d'histoire, Thomme d*État se retrouve, avec sou
caractère intègre, ses principes inflexibles, sa haute raison, ety
qu'il raconte des anecdotes, trace des portraits ou formule des
jog^meuta, î\ est impossible de n'être pas saisi de l'accent de con-
^ction profonde ett de fiëre sincérité qui anime sa parole.
L'auteur commence par se justifier, dans une courte préface,
d'écrire des Mémoires. — Il m'a toujours paru, dit-il, qu'il était très
difficile aux historiens éloignés des faits qu'ils racontent d'arriver i,
une rigoureuse exactitude ; aussi « suis-je convaincu que, lorsqu'il
existe des Mémoires écrits par les contemporains, ou mieux encore
par les hommes qui ont été mêlés aux événements, la lecture de
ces Mémoires est préférable à celle de l'histoire elle-même, surtout
quand les documents de ce genre, sur une même époque, nous
Tiennent d'écrivains placés dans des situations différentes et appar-
tenant à des opinions opposées. En un mot, quand je le puis, j'aime
mieux faire moi-même l'histoire que de la recevoir toute faite. »
' Librairie académique DHler. — Emile Peniii,'[successeur.
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72 MÉUOIRES DU COMTE DE YILLÈLE
Il ajoute : « Quoi qu'il en soit de mon opinioD sur l'utilité des
Mémoires, ou me permettra du moins de penser avec Montaigne
que c*€st toujours plaisir de voir les choses écrites par ceux qui
ont essayé comme il les faut conduire.
« J*ai été mis par les circoustances en position de faire cet essai ;
je crois pouvoir être utile en rendant compte de ce que j'ai vu, su
ou fait dans le cours de ma vie politique. A défaut d'utilité, je m'es-
timerai encore heureux de faire plaisir à ceux qui me liront; ils
peuvent compter sur ma véracité.
c( Quelques motifs plus sérieux encore me portent à entreprendre
ce travail. J'ai servi des princes malheureux et qui seront proba-
blement mal jugés dans l'avenir, comme ils l'ont été depuis leur
chute. Je suis du nombre de ceux qui les ont vus de près à toute
heure et en toute occasion, qui ont connu leurs dispositions cons-
tantes, leurs pensées les plus intimes et leurs vues les plus secrètes.
Abandonner leur mémoire à la discrétion de leurs ennemis et des
nombreux détracteurs du malheur, ce serait manquer aux devoirs
que m'imposent la justice et la reconnaissance. J'ai moi-même des
enfants pour lesquels la réputation de leur père est un bien pré-
cieux; j'ai des amis, d'anciens collègues, intéressés à ce que la
marche politique, les actes auxquels ils ont plus ou moins parti-
cipé, ne soient pas livrés sans défense aux attaques de ceux qui
ont suivi des voies divergentes ou opposées. J'ai été invité par
plusieurs d'entre eux à écrire ces Mémoires. Maintenant qu'il me
reste quelques loisirs après avoir heureusement rempli mes derniers
devoirs de père de famille par rétablissement de mes enfants, je
Tais rechercher, parmi les documents que j'ai conservés, ceux qui
pourront m'aider à rassembler mes souvenirs. Je commence donc
cette œuvre de longue haleine, ne sachant trop si à mon âge je puis
avoir l'espérance de la terminer. »
Ma famille est originaire du Lauraguais, qui faisait partie de la
province du Languedoc. Dès le douzième siècle, Arnaud de Villèle
possédait des terres et fiefs en Lauraguais.
Jean de Villèle acquit la terre de Morvilles, dans le comté de
Caraman, le 13 août 1390. Depuis cette époque, elle n'a cessé
d'être possédée par ma famille et d'en être la demeure constante
et le principal patrimoine; les actes de tout genre qui sont en ma
possession le prouvent incontestablement. Après avoir été partagée
entre plusieurs branches collatérales, cette terre s'est trouvée
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MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLS 73
réunie en totalité entre les mains de mon père, comme elle Test
aofoard'hui dans les miennes.
Je suis né le 14 avril 1773 à Toulouse, rue Sainte- Glaire, maison
BrassaUlëre, maintenant rue de la Fonderie, n"* 26. Le mariage de
mes parents n'avait précédé que de quatorze mois ma naissance;
mon père, Louis-François-Joseph de Villële, était âgé de vingt-trois
ans, et ma mère, Anne-Louise de Blanc de la Guizardie, dont la
famille était originaire du Rouergue, avait à peine atteint sa vingt-
deuxième année.
Mes premières études se firent diez mes parents avec un pré<
cepteur ecclésiastique. Je suivis ensuite comme externe les cours
de sixième et de cinquième au collège royal, et je finis par y entrer
comme pensionnaire, ayant obtenu une des bourses fondées en
favenr des élèves qui les gagneraient au concours.
Je quittai le collège de Toulouse en mars 1788. Mon père désirait
vivement que je suivisse la carrière de la marine militaire, où l'on
ne pouvaùt entrer après Tâge de quatorze ans; il me conduisit à
VÉcole de marine d' Alais, et le 15 mai je fus examiné par le célèbre
M. Monge. Le nombre des candidats était disproportionné à celui
des places à donner, et il fut recommandé à l'examinateur d'être
très sévère; on n'exigeait alors que l'arithmétique, la géométrie et
la statique. M. Monge ne manquait jamais de demander la démons-
tration du carré de l'hypoténuse; je la lui fis de trois ou quatre
manières différentes.
Le principal de l'École d' Alais écrivit le lendemain à mon père
« qu'il regardait mon admission comme assurée, que M. Monge avait
été très satisfait de mon instruction et encore plus de mon intelli-
gence, que si je fusse arrivé plus tôt à Alais, j'aurais certainement
eu les succès les plus brillants, et que je n'avais besoin pour être
admis ni de protection ni de faveur » .
Le jeune homme fut alors dirigé sur TÉcole de Brest, où son intelli-
gence et son application lui gagnèrent promptement les sympathies de
ses supérieurs.
L'hiver que je passai ainsi sous un climat si différent de celui
de notre Midi, était précisément l'hiver de 1788 à 1789, si connu
par son excessive rigueur; j'en fus incommodé au point d'être
obligé de passer un mois à l'hôpital militaire.
Je passai le 5 mars 1789 un examen que me fit encore subir
M. Monge; cet examen roula sur les deux trigonométries et les deux
premières sections de la navigation ; il ne me manqua plus pour
passer à la seconde classe que le temps d'embarquement exigé par
rordonnance.
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74 MÉMOIRES DU GOMTB DE YILLÈLK
Bîentôi reçu élève de seconde classe et embarqué sur U fr^ate
YEngageaniey que commandait M. de Lajaille, il partit pour Saint*-
DoHiiogue où le bàliment oondiûsait un nouveau gouverneur.
Noua étions partis de France quatre jours après la prise de la
Bastille, ce premier succès de la violence contre le droit, des pasr-
dions aveugles contre la saine raison, des vaines théories contre la
sagesse de Texpérience, et de Torgeuil du moment contre la maturité
du temps. Quand nous arrivâmes à Saint-Domingue, cette belle
colonie touchait à Tapegée de la prospérité matérielle, mais était
en proie à une vague inquiétude, peut-être inséparable d'un si haut
degré de bien-être. Comme dans la métropole, le dégoût et la
déprédation des jouissances réelles se joîgmûent à un besoin fantas*
tique de changement fomenté dès longtemps par 1^ philosophes
et les écrivains du sîëde qui touchait, à son terme.
Rien au monde n'était comparable au spectacle qu'offrait alors à
Saint-Domingue le développement de la culture et du commerce,
fruit d'une bonne administration. La fécondité du sol était inépui*
sable, son étendue était immense, comparée à la consommation
possible des précieux produits de son exploitation. Moins de la
moitié de la. colonie était cultivée, et non seulement elle suffisait à
l'approvisionnement de la France en sucre, café, coton, indigo, et
au débouché des vins, farines et objets manufacturés de la métro-
pole, mais encore elle fournissait à celle-ci des nooyens d'échangar
avec les populations du oentre de r£an)pe«
Observateur réflédii et attentif à s'instruire, le jeune of&oier cherche
à se rendre compte du mécanisme administratif et commercial de la
colonie : « Mais,.dit41, n'étant âgé que de seize ans, comment auraïsrje
porté de sérieuses investigations sur. un pareil sujet? n 11 ajoute :
Tel était le spectacle qu'offrait alors cette île naguère presque
déserte; le Français, malgré sa légèreté naturelle, et peut-être
même à cause d'elle, et par elle, s'y montrait éminemment propre
i la colonisation; et, bien qu'on lui ait souvent contesté cette qualité,
Vhiâtoire de Saint-Domingue ne restera pas. moins à jamais une
preuve évidente de la fausseté d'une pareille opinion*
En novembre 1790, Ylllèle quitta Saint-Domingue, où les événe-
ments révolutionnaires de France allaient avoir un eontre-eonp si
ikoeste, et le dernier j.our de décembre il débarquait, à Brest, où Teffoiv
veicence des esprits foisaii à. l'équipage de la frégate le plus mauvais
accueil.
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fiÙIQlBlES DU OOHTE DE Y1LLÊ££ 75
3*ècrivaiB le lendemain à ma famille : « Les officiers de terre et^
de mer sont obligés de s'habiller en bourgeois, leur uniforme les
eipossint à de continuelles insultes de la part de la population. »
Je fus narré de cette disposition des esprits et pénétré en même
temps du danger dont serait pour mes parents et pour moi-même
un 6ë}Oor msif soit auprès d'eux, soit même dans un port en France.
Je /leur demandai donc, bien qu'au lendemain d'une campagne de
diz^liuit mois, la permission de me rembarquer immédiatement avec
M. de Saint-Félix, mon compatriote, ami et aliié de ma f&mille.
M. de SaintnFélix commandait, dans l'escadre qui était sur la rade
de Brest, le Taisseau le Tourville^ et il aTsût reçu du ministre de
la manne la promesse d'être bientôt appelé à diriger en chef la
division iw?ate cpii devait aller stationner dans les mers de l'Inde.
L'aolofsation que je demandais ne tarda pas à m^anriver; mes
parents s'estimaient trop heureux, dans des cireomtanees'si mena-
çantes, de me voir aller moi même au-devant d^un parti aussi m-
sonnable. Ils savaient que je n'avais embrassé la carrière de la
marine que par pure obéissance, et depuis que je la suivais je
n'avais cessé de leur en peindre l'inutilité pour moi. Je n'avais, leur
disais-je, aucune ambition et ^ne faisais aucun cas des avantages,
plus imaginaires que réels à mes yeux, de l'avancement, des grades
et des distinctions, récompenses auxquelles il me faudrait sacrifier
le bonbeur de la vie de famille et qui me feraient perdre ainsi mes
plus belles années.
Je n'étais encore âgé que de seize ans et quelques mois;.m2Ûs,
sans avoir assez d'expérience ni de connaissances acquises pour
pouvoir apprécier à l'avance toutes les conséquences des grands
événements qui se préparaient, j'avais cependant. assez de rectitude
dans l'esprit pour être frappé des avantages du parti que la Provi-
dence semblait m'offrir en ce moment. C'est en effet à cette déter-
mination cpie mes parents ont dû la conservation de leurs biens
durant la tourmente révolutionnaire : la production de mon certificat
d'embarquement sur un bâtiment de TÉtat leur a constamment suffi
pour échapper à la coofiacation. C'est gràûe encore â cette déter-
mination que j'ai pu moi-^même éviter la cruelle alternative de
n'expatrier, Gomme presque tcms lesimembresdu corps dans lequel
je servais, ou de me soumettre à ides principes et des foli^ que mon
oear et ma raison ont toujours également ré^urouvés...
La marine royale comptait alors quatre-vingls vaisseaux de haut
bord et un nombre double de frégates et de corvettes ; nos arsenaux
renfermaient tous les objets nécessaires à leur armement, rangés
«vec ordre, étiquetés et entretenus de manière è pouvoir être portés
i bord du bâtiment auquel ils appartenaient, aussitôt que Ton recc-
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76 MÉMOIRES DU COMTE DE YILLËLB
vrait l'ordre de le mettre en état de prendre la mer. Cette belle
armée navale, réunie à celle que possédait l'Espagne, était égale,
sinon supérieure à celle de l'Angleterre...
La France s'était ainsi relevée des désastres éprouvés sur mer
pendant les dernières années de Louis XIV, de l'abandon de nos
intérêts maritimes, sacriBés à ceux de l'Angleterre sous la Régence,
et de la perte d'une partie de nos colonies sous le règne de Louis XV.
De même qu'il m'a été donné de voir la prospérité et la chute
de Saint-Domingue, de même ma destinée m'a fait assister aux
derniers moments de notre grandeur maritime, et m'a également
rendu témoin des premiers coups portés à ce précieux assemblage
de force et de richesse, que des passions aveugles ont si prompte-
ment anéanti. Il faut avoir vu ces passions à l'œuvre pour croire
qu'une nation puisse se précipiter elle-même d'un si haut degré de
splendeur, et persévérer ensuite dans des voies si évidemment
contraires à tous ses intérêts matériels et moraux I
II
Nous appareillâmes de la rade de Brest le 26 avril 1791 et moml-
lâmes à l'Ile de France le 31 juillet. Ces trois mois passés ainsi entre
le ciel et F eau, sans relations avec la terre que menaçaient des
bouleversements inouïs, me semblèrent un temps de calme et de
repos bien nécessaire à mon cœur flétri par de si tristes et de si
pénibles spectacles...
Deux jours après notre arrivée, il nous fallut assister avec toutes
les autorités à un service solennel pour Mirabeau. Je rapporte ces
détails insignifiants en eux-mêmes, que je trouve consignés dans
ma correspondance avec ma famille, parce qu'ils servent à reporter
le lecteur au milieu de l'atmosphère de cette époque. Trois semaines
après, arriva dans la colonie la nouvelle de la fuite du malheureux
Louis XVI et de son arrestation à Varennes.
Bientôt, là comme à Saint-Domingue, se fait sentir le contre-coup
des événements révolutionnaires. L'esprit d'insubordination et de
révolte éclate non seulement dans la colonie, mais parmi les équipages
eux-mêmes qui refusent d'obéir à leurs officiers; et les Anglais profitent
de ces désordres pour humilier notre pavillon et pour détacher de nous
les colonies qu'ils convoitaient.
Il semble, dit M. de Villèle, que la Providence, en vue du
poste élevé auquel je devais être un jour appelé dans ma patrie,
se soit plu à me rendre témoin, dans les diverses parties du globe,
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MÉMOIRES DU COMTE DE YILliLE 77
de Vempressement de nos éternels rivaux, les Anglais, à faire
tonmer au profit de leur puissance l'état de désorganisation, de
démence et de faiblesse où nous avait jetés la révolution.
Passé de l'île de France à l'Ile Bourbon avec son amiral et ami^
U. de Saint-Félix, le jeune officier y trouva les mômes ferments révo-
lutionnaires, qui ne tardèrent pas à amener les plus dramatiques péri-
péties et à mettre en danger la vie même de ceux qui étaient traités
d'aristocrates par une population en délire.
Les dernières nouvelles que j'avais reçues de ma famille remon-
taient à près de quatre ans; elles étaient du h décembre 1793. Les
lettres de mon père étaient datées de la prison de la Visitation à
Toulouse, oix il était détenu comme suspect; ma mère m'écrivait
également de Toulouse, où elle était venue s'établir pour prodiguer
à mon père les soins que réclamait sa situation et pour se soustraire
elle-même aux dangers qu'elle eût courus à la campagne. Ces tristes
nouvelles et le silence de trois ans qui les avait suivies, étaient de
nature à m'inspirer les plus vives inquiétudes sur le sort de mes
parents et à me faire considérer comme un danger de plus pour
eux la tentative que je pourrais faire d'aller les rejoindre. Quant à
leur fortune, il n'était guère possible d'y compter, un hasard seul
pouvait la leur avoir conservée.
Si la position des lies de France et de Bourbon était compromet-
tante pour les fortunes acquises, d'un autre côté, les ventes à vil
prix des habitations de ceux qui retournaient en France offraient
aux acquéreurs une occasion presque certaine de s'enrichir. Ou
pouvait ainsi, en liant intimement son sort à celui des colonies,
acheter des propriétés à des conditions assez avantageuses et avec
des termes de paiement assez éloignés pour avoir l'espoir, par un
travail intelligent, d'en solder le capital avec les revenus.
Une proposition de ce genre lui fut faite, et, avec l'approbation de
M. de Saint-Félix, il Taccepta. La combinaison devait, au bout de six
ans^ le rendre propriétaire d'une habitation lui rapportant un revenu
net de 10 à 12 000 francs.
L'exploitation, dirigée avec intelligence, produisit de tels résultats,
qu'avec l'excédant des recettes l'actif propriétaire put ajouter de nou-
velles plantations de cafés et de girofliers.
Cependant, les navires montés par de hardis aventuriers que les
ports de France expédiaient pour nos lies et qui, par leur marche
supérieure, échappsdent aux croiseurs anglais, m'apportadent de loin
en loin des nouvelles moins arriérées de ma famille etj me four-
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7g MÉMOIRES DU COMTE DE HLIÈLE
nissaient quelques occasioDS de lui écrire. Je savais mou père
délivré de sa longue déteotiou et toute ma famille établie à Moi**
villes, où elle pouvait désormais vivre eu paix et avec quelque
aisance. Mes parents ne réclamaient pas encore mon retour auprès
d'eux, mais ils le regardaient dans l'avenir comme tin port de salut
et une consolation pour tous, après une si longue et si terrible
tourmente, lis se flattaient déjà de l'espoir que la position dans
laquelle ils me savaient me permettiait de revenir en France avec
quelque fortune lors de la paix générale; ils songeaient à employer
les fonds que j'aurais pu acquérir à constituer la dot de mes sœurs,
ce qui leur permettrait de me substituer à leurs droits sur la terre
de Morvilles, qu'ils désiraient ardemment conserver dans la famille.
Sous l'empire de ces idées, le jeune colon se livra avec plus d'ardeur
que jamais à une vie laborieuse dont les fatigues ne tardèrent pas à
dlércr sa santé, et après la récolle de 1798, il éprouva des troubles
d'estomac et des oppressions nerveuses qui exigèrent la sérieuse
intervention du médecin. Celui-ci ordonna un temps de repos absolu,
et pour chasser de son esprit les tendances mélancoliques auxquelles
il était enclin par ses souflPrances, il lui conseilla d'aller passer un mois
au sein d'une famille considérable de l'île, qui désirait vivement le con-
naître et qui lui faisMt offrir gracieusement l'hospitalité, la famille
Desbassayns, dont Thabitation était une résidence délicieuse. Après
quelques hésitations, il accepta.
Je n'eus qu'à m'en féliciter; il était impossible de trouver dans la
colonie uue famille plus recommandable sous tous les rapports : bon
ton, bonne tenue, capacité remarquable chez les chefs de la famille,
union touchante parmi les enfants, opulence solidement assise et
sagement maintenue, attentions délicates dans une hospitalité
naturelle et facile. Mon estomac se remit, mes oppressions se dis-
sipèrent, mon cœur se dilata; le bien-être et la satisfaction la plus
douce remplacèrent chez moi la mélancolie. Quand nous repartîmes,
ma guérison était complète.
Mais parmi les membres de la patriarcale famille où il venait de faire
un si heureux séjour, une jeune personne, douée des qualités les plus
rares, M"« Desbassayns, avait particulièrement attiré son attention, et,
de son côté, il avait su, sans effort, gagner sa sympathie. Elevée en
France, elle lî'avait aucune répugnance à y retourner ultérieurement
et à s'y fixer dans la famille de l'homme qu'elle aurait choisi. M. de Yil-
lèle Tépousa le 13 avril 1799, jour où il accomplissait sa vingt-sixième
année.
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MtÊtXm W GOHTB DB YtLLÈLË 79
Par SDÎte de mon entrée dans la famille la phis considérable de
rUe, je fus noaimô dépoté à l'Assemblée coloniale qui gouvernait
eo réalhé le pays. Cette position m'a. fait prendre, en effet, durant
phsiears années, une large part dans Tadministration de la colonie;
die m'a fait acquérir la connaissance et l'habitude des affaires
pobliqoes dans un gouvernement d'assemWées délibérantes; elle a
développé en moi des facultés dont j'ai été par la suite appelé à
faà^ usage sur un bien autre théâtre, dans la position la plus
éièvée et par suite ta pins périlleuse...
Bien qfu'à mon début dans la carrière oratoire, je pris une large
|»rt aux débats coloniaux, et je ne puis me rappeler sans quelque
ergneil les éloges flatteurs que le respectable M. de Malartic crut
devoir m'adresser après la première séance. Il y joignit un compli-
ment qui me fut moins agréable : Languedocien comme moi, il me
reconnut pour un compatrkKe à mon accent, et j'en fus quelque peu
désappointé, m' étant figuré que dix années d'absence avaient dû
effacer dans ma prononciation tont ce qui sentait le pays natal.
Vers la fin de janvier 1802, un aviso apportai File Bourbon la nou-
velle inattendue de la signature des préliminaires de la paix d'Amiens,
avec des décisions du gouvernement consulaire relatives à Témancipa-
tion des esclaves. M. deYillèle se trouvait alors président de l'Assemblée
coloniale.
Nous rédigeâmes une adresse à Bonaparte lui-même, que je signai
comme président. Après avoir exposé tous les motifs qui nous
faisaient juger l'émancipation subite et simultanée de nos esclaves
incompatible avec la sûreté de nos propres vies, nous terminâmes
l'adresse en déclarant que, si le Premier consul persistait dans la
fatale disposition que son ministre nous annonçait, nous nous ense-
velirions sous les ruines de la colonie pour repousser ses soldats,
plutôt que de mourir en lâches sous les coups de nos esclaves
comme les colons de Saint-Domingue. On nous rapporta que,
quand l'adresse avait été présentée à Bonaparte, il l'avait déchirée
et mise en pièces avec colère.
Peu après, M. de ViDèle écrit à son père :
Figurez- voos votre fils introduit par son mariage dans la pre-
mière classe dea habitants du pays et presque aussitôt choisi par
eux pour être le défenseur de leurs principes et de leurs intérêts
conservateurs, sous une forme de gouvernement aussi contraire à
ce bot que le sont les institutions purement démocratiques. Repré-
sentez-vous-le doué ou afiligé d'un cœur de feu, d'une imagination
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90 MÉMOIRES DU COMTE DE YILLËLB
féconde, d'un esprit prompt à saisir et à juger, d'une assez grande
facilité à exprimer fortement ses pensées en public, accompagnant
ce qu'il dit d'un accent de probité et de conviction intime qui
persuade et qui lui tient lieu d'éloquence, et vous ne serez pas
étonné qu'il ait été porté, entraîné comme malgré lui, à jouer un
des principaux rôles dans les tristes scènes politiques qui se sont
succédé dans ce pays.
«... Nous avons eu le bonheur de sauver la colonie et de la con-
server à la France; mais combien il m'en a coûté de sacrifices! et
malgré ces heureux résultats, que la paix vient enfin de consolider,
il m'est resté le plus profond dégoût pour ce fatras politique et
une antipathie prononcée pour les aflaires publiques. Une des pre-
mières leçons que je donnerai à mes enfants, c'est de s'en mêler
le moins qu'ils le pouiTont; elles fournissent rarement l'occasion de
faire le bien et, avec les meilleures intentions du monde, elles vous
entraînent souvent, même à votre insu, à faire le mal ; elles con-
viennent aux esprits inquiets, remuants, ambitieux et aux cœurs
dura et impitoyables; elles doivent être antipathiques à Fhomme
honnête, paisible et dont le cœur est sensible et bon. »
m
Peu de mois après mon mariage, quelle n'avait pas été ma sur*
prise de voir arriver à Bourbon mon frère, que mes parents m'avaient
envoyé de Bordeaux pour le soustraire à la conscription et aux dan-
gers du désœuvrement dans des temps si difiiciles! Il s'est établi
dans la colonie où il a épousé la plus jeune des sœurs de ma femme.
Vers la fin de cette année 1799, M. Desbassayns fut frappé d'une
attaque d'apoplexie; il vécut une année entière sans recouvrer
ses facultés, et ce ne fut que le 15 octobre 1800 que cet excellent
père fut enlevé à sa famille.
Le 30 août 1800, ma femme donna le jour à un fils, le seul que
nous ayons conservé; il reçut, sur les fonts baptismaux, les noms de
Louis-Henri. Des trois filles que la Providence nous a données,
l'aînée naquit le 6 juillet 1804, c'est notre fille Louise, aujourd'hui
M"'' la comtesse de Neuville; les deux plus jeunes, Henriette et
Sophie, ne sont nées que depuis notre retour en France. La pre-
mière a épousé M. de Pons et la seconde M. le vicomte Drouilhet de
Sigalas.
... Le 1*"" avril 1805, j'écrivais à mes parents :
t( Nous venons de recevoir par la Bellone tous les Moniteurs de
1804. J'en ai lu tout ce que j'ai pu en lire, car il y a tant de choses
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MÈHOmES DO COMTE DE VILLÈLE 81
dégoûtantes par leur platitude, qu'on esl forcé de les passer. Malgré
ces fréquentes omissions, cette lecture m'a laissé un fonds de
tristesse que je ne puis surmonter; je ne puis chasser l'opinion qui
m'en est restée que ni la révolution ni la guerre ne sont près de
finir; et comme pour vous, pour nous, pour nos enfants qui crois-
sent en âge et dont l'éducation ne peut se faire ici, pour notre
fortune qui souffre de toutes ces incertitudes, notre retour en
France devient de plus en plus nécessaire; je vais dès cet instant,
in'occuper sérieusement d'aller vous rejoindre, sans attendre la
cessation de la guerre. »
Ce ne fut que dans les premiers jours de février 1807 que nous
fimes retenir notre passage sur un bâtiment américain allant à
New- York, et le 14 mars nous nous embarquâmes. Avec des regrets
et des déchirements de cœur infinis, dont le souvenir me sera
toujours présent et qui m'ont causé le chagrin le plus long et le
plus profond que j'aie jamais ressenti, nous quittâmes tout ce
ce que nous connaissions et aimions depuis un si grand nombre
d'années.
Nous perdîmes bientôt de vue pour la dernière fois cette lie
fortunée, où j'avais été si bien accueilli, où j'avais passé les plus
belles années de ma vie, joué un rôle honorable, trouvé une famille
et des amis incomparables, que je quittais avec l'incertitude de les
revoir jamais.
Le 14 juin nous débarquâmes à New- York. Le repos que récla-
mait la santé de ma feoune et de mes enfants après un si long
voyage, nous retint dans cette ville pendant un mois environ. Je
profitai de ce séjour, à l'exemple de tous les Français qui passaient
par New-York, pour aller présenter mes hommages au général
Moreau. Cet homme célèbre avait une expression de physionomie
qui annonçait une grande douceur de caractère et une haute capa-
dté; ses manières étaient pleines de noblesse et de dignité; il
s'exprimait sur toutes choses avec facilité et modération. Quand il
sut que j'avais quitté la France depuis dix-neuf ans, il me dit :
« Ahl monsieur, que vous la trouverez changée! » Il jouissait dans
la ville de New- York d'une considération universelle, et quand il
passait dans les rues, tout le monde s'arrêtait pour le voir et lui
faire honneur, témoignage d'estime et de déférence dont est fort
avare ce peuple républicain.
EnGn M. de Villële partit pour la France avec sa famille et le 22 août
1807 û débarquait à Bordeaux.
î<ous montâmes dans la diligence de Toulouse, et le 31 août au
soir j'étais dans les bras de mes parents et au milieu de ma famille
10 OCTOBRE 1887. C
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«2 liMOlRËS DU COïïn DB VILLÈLK
réunie pour nous recevoir. Je ne chercherai pas à rendre tous les
sentiments divers que me fit éprouver cet beureuic retour après dix-
neuf années d'absence. L'aînée de nés sœurs n*avaii point quitté
mes parents; mes sœurs Méianie et Emilie avec leurs maris,
MM. d'Encausse et de Beauregard, étaient venues partager notre
joie. Pour nous soustraire à Tempressement de tous nos amis, nous
partîmes dès le lendemain pour Morviiles, afin de jouir plus libre-
ment à la campagne du bonhear de cette réunion de famille.
Mes parents m'avaient depuis longtemps fait connaître leur inten-
tion de me céder la terre de Morvilles à mon retour en France. Par
suite de la révolution, du long emprisonrament de mon père, des
séquestres et du pillage de Morvilles par l'armée révolutionnaire en
1798, le bien était grevé de plusiiears rentes; des légitimes étaient
en outre dues à mes tantes, et les dots de mes sœurs n'étaient pas
encore payées; je ne devais devenir propriétaire qu'à la condition
d'acquitter ces différentes charges. Pour régler toutes ces afiaires,
je me rendis avec mon père à Préscrville chez M. Pons de Vier,
homme de loi capable et expérimenté, conseil ordinaire de ma
famille dans les questions importantes. Après une longue confé-
rence, au moment où nous nous disposions à sortir, M. Pons de
Vier tira mon père à l'écart et lui dit : ce Monsieur de Yillèle, vous
n'aurez plus besoin de moi pour vos afiaires, vous avez là un fils
pour qui il est inutile de les étudier, il les devine. » On m'a tenu
souvent des propos semblables pendant ma carrière ministérielle,
et je les aurais volontiers pris pour des flatteries à l'adresse de mon
habit, si je ne m'étais rappelé le mot de M. Pons de Vier...
Dans le courant de l'année 1812, j'appris qu'un membre de la
famille Montmorency était venu dans notre pays et y avait orga-
nisé une sorte d'association secrète, dont les membres se vouaient
à la pratique des bonnes œuvres et à la propagation des principes
religieux et monarchiques; il se disait autorisé par Louis XVIII et
par le pape, alors prisonnier à Savone. J'ai toujours pensé, sans en
avoir toutefois la certitude, que cette association avait pris nais-
sance dans les prisons de Bonaparte, et que MM. de Polignac, de
Rivière et Mathieu de Montmorency en avaient été les promoteurs
et les directeurs sous l'inspiration des cardinaux, dont les uns
étaient retenus en captivité, les autres en exil dans diverses villes
du royaume. Ainsi les précautions prises par le gouvernement
impérial pour sa sûreté auraient servi à préparer une des causes les
plus efiicaces à mes yeux de son renversement définitif; ce fut en
efiet dans ces affiliations ignorées que les partisans du souverain
pontife et du roi légitime puisèrent leurs forces et leur unité d'ac-
tion. MM. Mathieu de Montmorency et Jules de Polignac m'ont
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MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLE 83
raconté la part que les membres de l'association prirent en 4812
dans la tentative de Laborie et du général Malet; ils m'ont assuré
qu'en cette occasion les royalistes et les républicains s'étaient
entendus pour combiner leurs efforts jusqu'à la convocation des
assemblées primaires, qui« une fois Eonaparte renversé, devaient
prononcer souverainement entre le rétablissement de la République
et la restauration de Louis XVIII. C'est à Faction de cette associa-
tion que Ton doit attribuer les démonstrations royalistes de Bor-
deaox, Toulouse, Troyes, Nancy et Paris en 1814, lors de l'occu-
pation de ces villes par le^ alliés, bien éloignés jusque-là de la
pensée de rétablir les Bourbons. C'est par elle encore que l'on peut
expliquer l'ensemble remarquable qui exista sous la Restauration
dans la marche du parti royaliste, aussi longtemps qu'il fut dans
l'oppositioD, enfin les divisions qui éclatèrent pendant mon minis-
tère et qui préparèient la catastrophe finale de celui de M* de
Polignac.
Telle fut, à mon avis, la seule organisation qui existât réellement
dans le sein du parti royaliste; mais, quant à ce qu'on a appelé
l'infloence de la congrégation, du parti prêtre et des Jésuites sur la
marche du gouvernement, je suis convaincu que ce sont autant
d'mventions des ennemis de la légitimité pour nuire au pouvoir
qu'ils voulaient renverser. Ni l'un ni Tautre de nos deux rois n'ont
jamais fourni le moindre prétexte à ces bruits ridicules, et, loin
d'avoir de la propension pour les Jésuites, leur entourage avait
plutôt hérité des préventions de la cour de Louis XV et de Louis XVI
contre cet ordre célèbre.
M. de Villèle, bientôt nommé membre du conseil général, prit une
part active aux délibérations de celte assemblée, et, après les revers de
1813,11 excita les propriétaires de son entourage à résister, à son
exemple, aux réquisitions abusives dont ils devenaient Tobjet de la
part du pouvoir impérial.
Depuis que les dépouilles de l'Europe n'alimentaient plus les
armées de Bonaparte, le gouvernement ne cessait de nous extorquer
de Vargent par les moyens les plus honteux et sous les prétextes
les p/us ridicules. Tantôt c'était des cohortes de garde nationale
qu'il fallait équiper, tantôt des cavaliers qu'il fallait monter, tantôt
des réquisitions en nature qu'il fallait racheter. Toutes ces impo-
sitions diverses étaient exigées en argent, réparties sur des rôles
supplémentaires et levées avec les autres contributions par les
percepteurs. Jamais on n'avait ainsi isolé les plus imposés de la
masse des contribuables pour les taxer spécialement; jamais surtout
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81 MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLE
on n'avait affiché Tarbîtraîre et la violence avec autant de cynisme.
L'armée du maréchal Soult ayant été rejetée en deçà des Pyrénées,
vers le mois d'août 1813, les exactions n'eurent plus de bornes.
Des résistances commencèrent bientôt à s'organiser dans les classes
les plus opprimées, et des bandes de conscrits réfractaires se réu-
nirent sur plusieurs points pour s'opposer de vive force aux pour-
suites de la gendarmerie.
Ce fut vers cette époque qu'un émigré qui venait d'Angleterre,
M. de Perrin, arriva un soir à Morvilles. Il demandait asile pour une
nuit, afin d'aller plus loin remplir une mission du roi Louis XVIIL
Nous n'eûmes pas l'indiscrétion de lui demander son secret, mais
nos principes et nos sentiments lui inspirèrent sans doute une
entière sécurité, car il nous fit la confidence de l'objet de son
voyage. Il alla même jusqu'à ouvrir devant nous le double fond de
sa montre, où était caché un papier contenant deux lignes de la
main du roi pour lui donner créance. Je me souviens que nous
nous enqutmes avec un vif intérêt de la situation de la famille
royale, sur laquelle nous n'avions reçu aucun détail depuis de
longues années : nous ignorions même que M""* la duchesse d'An-
goulëme n'eût pas d'enfants.
Quelques mois encore, et la marche rapide des événements allait
ramener le prince exilé sur le trône de ses pères, et préparer un
nouvel ordre de choses, qui devait m'arracher à l'heureuse obscurité
où j'avais vécu jusqu'alors.
IV
Le 2 février vers midi, la population toulousaine fut avertie que
le pape, le vertueux et vénérable Pie VU, allait traverser la ville,
venant de Fontainebleau et se dirigeant, ou plutôt étant dirigé vers
l'Italie. Les rues voisines de l'hôlel de la poste aux chevaux furent
bientôt remplies d'une foule immense, mais le bruit ne tarda pas à
s'y répandre que l'autorité ne permettait pas à la voiture de Sa
Sainteté d'entrer dans la ville, que le maître de poste venait de
recevoir l'ordre d'envoyer ses chevaux relayer à la porte des Mi-
nimes. En un instant les rues furent désertes et la population cou-
vrit les promenades publiques, qu'allait nécessairement avoir à
traverser la voiture de l'illustre prisonnier. J'y courus avec ma
femme qui, comme toutes les mères, se sentait heureuse de pouvoir
obtenir la bénédiction papale pour ses enfants qu'elle conduisait
avec elle. Ce fut un beau spectacle, même pour ceux qui compre-
naient le moins tout ce que renfermait d'important au point de vue
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MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLE 85
rài^enX) moral et politique, la délivrance dont nous étions témoins.
C'était en effet un spectacle significatif et touchant à la fois que
celui de ces immenses avenues, qui, de la porte des Minimes à celle
de Saint-Michel, entourent la moitié de la ville, couvertes de cin-
quante nulle individus, hommes, femmes et enfants de toutes les
dasses, de tous les âges; les infirmes s'y faisaient porter; on y
Toyait les enfants à la mamelle, que pas une mère, pas une nour«
rice, n*eût voulu oublier. La foule se jetait k genoux du plus loin
qu'elle apercevait la voiture, et se prosternait avec respect devant
le Saint-Père, dont la main ne cessait de la bénir. Malgré les pré-
cautions prises par l'autorité pour laisser ignorer à la population
ce passage si rapide, il ne fut pas sans utilité pour la ville : le
temps employé i relayer et le peu de distance du village où le pape
passa la nuit, furent mis à profit pour solliciter une foule de dis-
pensa nécessaires à des consciences troublées par les saturnales de
la Révolution ; peu de demandes furent rejetées, et cette indulgence
du Souverain Pontife, si opportune dans un pareil moment, con-
tribua à ramener au bercail un grand nombre de brebis égarées,
gui, sans elles, eussent peut-être été perdues sans retour. Le passage
du pape fut suivi, dès le 7 février, de celui de plusieurs cardinaux,
qui furent moins sévèrement traités et reçurent l'autorisation de
s'arrêter dans la ville; on put les visiter, on pu connaître l'état de
dénùment dans lequel le gouvernement les laissait; et une quête à
domicile, immédiatement organisée, pourvut abondamment à tous
leurs besoins.
Six semsÂnes après, un autre événement du même genre fournit
aux habitants de Toulouse, l'occasion de joindre à cette manifesta-
tion de foi religieuse un témoignage de leurs sentiments royalistes.
Ce fut le 17 mars que s'arrètèfent dans la ville le roi Ferdinand VII
et ses augustes frères, venant de Valençay et se rendant en Espagne.
A peine la population en fut-elle informée, qu'elle envahit l'hôtel de
France, où ils étaient descendus, et la place sur laquelle cet hôtel
est situé : les plus empressés de la foule pénétrèrent jusque dans les
appartements des princes, virent à plusieurs reprises ces intéres-
santes victimes de la plus odieuse des trahisons, et eurent la satis-
faction de pouvoir sans danger laisser échapper de leurs bouches le
cri, qui depuis si longtemps n'avait pu se faire entendre, de : Vive
le Roi ! Vivent les Bourbons I
M. de Yîllèle raconte ensuite la bataille de Toulouse, qui se passa
pour ainsi dire sous ses yeux, et il ajoute :
Le mouvement royaliste devint alors général. Les femmes, qui,
depuis plusieurs jours, malgré la présence des autorités impériales,
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86 MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLS
s'étaient occupées à faire des cocardes blanches, en apportaient sur
ks pkces publiques des corbeilles pleines, que Ton vidait aussitôt
avec empI1e^4seInent. Bientôt un drapeau blanc fieurdeiysé fut arboré
sur le Capitde; un autre fut porté à la tète <le la garde na;tkii!ttile,
quâ, suivie du corps municipal, sortit de la ville pour se roidre att
quartier général de Wtllington... En même teoips, on brisa daos
les lieuK publics les bustes de Bonaparte; le médaillon placé sur le
jfrontispice du Capitole fut aixaché et traîné jusqu'à la Garonse,
les cocardes blanches devinrent de plus en plus muiibreuses et le
pavillon blanc flotta sur tous les édifices publics et à presque toutes
les fenêtres des pai'ticuliers...
jU . de Perria, le môaie qui était venu Tannée précédente à Mor-
villes comiBe agent secret du roi, se rendit auprès du marécàal
SooJt pour remplir une mission que lui avait coôfiée le duc d'An-
goulême. M. de Perrin nous raconta, à son r^our, que le maréchal
en le voyant lui avait dit sans autre préambule qu'il l'engageait à
s'estimer fort heureux de a'étre arrivé qu'après les nouvelles offi-
cielles, car autrement 11 se serait vu dans l'obligation de le faire
fusiller; que maintenant il était disposé à remlendre.*. Ayant reça
communication du projet de constitution voté par le Sénat, ie
nxarécbal Soult ajouta : « le ne demande pas mieux que de servir
le roi, mais un roi puissant et non un roi de cire; dites à Hdmsei-
gneur le duc d'Angoulême que mon armée et moi, nous sommes
aux ordres de Sa Majesté pour marcher sur Paris et la (débarrasser
de tous ces faiseurs-là, en les jetant hors de la galerie du Luxem-
bourg, comme Bockaparte a £ait passer ceux des Conseils par les
fenêtres de Saint-Cloud. Jeoe connais que c^ à £tire, car je ne
suis pas, je le répète, pour un roi de cire. » Là-dessus il le congédia,
et cette conversation me fut rapportée peu d'heures après, par
celui-là môme qui venait de Tentendre...
Le 10 mai, nous apprîmes à Toulouse la promesse &ite par le
roi de l'octroi d'uoe coostitutîon. Fortement préoccupé dès ce
moment des nouvelles vicissitudes révolutionnaires que cette direc-
tion péiilleuse semblait préparer pour l'avenir, je me retirai à la
cajnpagne, et c'est là que, pressé par «une conviction qu'il m'était
impossible de renfermer en moi-même et entraîné par mon dévoue-
nient au roi et mon amour pour mon pays, je rédigeai les Observa-
tions sur le projet de constitution adressées à MM, les députés de
la Haute-Garonne, par un habitant de ce département. Je datai
cet écrit du 20 mai 181â et je le signai : J. de Vn-LÊrJE, membre
du conseil général...
Tel fut mon premier acte politique de quelque importance.*.
. Ce ne fut que ie 13 juin que je reçus à la campagne la Charte
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MËMOiAES DU GOMTJS D8 VILIÈLE 87
constitutioDoelle, qui me parut, pour me servir des erpresâîons que
je retrouve sur mes tablettes, « plus mauvaise encore que je ne
Faorais pensé, et bien dangereuse pour son auguste auteur et pour
mon pays ». Je me renfermai, dès lors, dans k plus complet éloi-
gnement des affaires publiques, et je ne m'occupai plu$ que des
soios de ma famille et de mon agriculture, dont m'avaient trop
lon^mps distrait les grands* évéoemeats qui, depuis le commen-
c^Beat de Taimée, avaient changé la lace de la France.
Noos arrivons à 1814 et à la première Restauration. M. de Yillèle
se montre extrêmement sévère pour la politique de concession ou
plutôt de conciliation que suivit alors Louis XVlIi, et pour eeux qui
la M conseillèrent; ses jugements sur ce point sont empreints non
seulement d'exagération, mais de réelle in^stice. Il n'épargne pas
même le roi, dont il reconnaît la haute et inflexible dignité, mais qui
Im parait fléchir défdorablement sur le reste.
Citons cet hommage au caractère et au sentiment royal du prince.
J'ai sa d'une manière positive qu'à la suite de la prenûère visite
que l'empereur de Russie rendit à Louis XVIII aux Tuileries, il se
plaignit smèrement de la dignité que le Roi avait montrée en cette
occasion : a Louis XIV, disait Alexandre, ne m'aurait pas autrement
reçu à Versailles dans le temps de sa plus grande puissance; on
aurait dit que c'était lui qui venait de me replacer sur mon trône.
Son accueil a produit sur moi le même effet qu'un seau de glace
qu'on m'eût jeté sur la tète. » Limpression qu'avait laissée cette
visite dans l'esprit du Czar ne resta pas longtemps ignorée des
révolutionnaires; ils l'exploitèrent avec tant d'habileté, qu'à dater de
ce jour, Alexandre parut traiter avec une espèce de préférence les
mesures de la famille Bonaparte revenus à Paris et les hommes les
plus ïmperisaiis du régime impérial. Il suffit cependant d'avoir conna
le tact et l'excessive délicatesse de Louis XVIII pour être sûr que,
tout en conservant dans cette entrevue la dignité qu'il devait à son
caractère, à sa couronne et à son pays, le Roi ne négligea rien de
ce que la reconnaissance lui imposait d'égards envers celui à qui la
France et l'Europe étaient redevables de leur délivrance. Mais il eût
Wte être Français pour apprécier cette conduite, et l'empereur
Alexandre, malgré l'élévation, la droiture et la magnanimité de son
caractère, ne possédait pas ce tact, ce sentiment exquis des conve-
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88 MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLE
nances qui distingue uotre nation et qui était si spécialement le
partage de Louis XVIII.
... Il me reste à parler d'un acte des souverains alliés qui devait
avoir pour la France de désastreuses conséquences : celui par
lequel l'empereur Alexandre déclara, le 4 avril, qu'il laissait à
Bonaparte le choix d'un lieu de retraite pour lui et sa famille.
L'avenir du pays avait été livré à la Révolution par la déclaration
du 31 mars; celle du h avril enlevait à la nation toute garantie
contre le retour de Bonaparte et contre le rétablissement du régime
militaire sur lequel il avait fondé son despotisme... Rien ne peut
justifier l'imprévoyance des cabinets étrangers, le peu de connais-
sance qu'ils montrèrent du cœur humain et l'oubli des moyens
gouvernementaux les plus simples et les plus usuels.
Un Français qui s'était établi en Cochinchine et avait été fort
bien traité par le souverain de ce pays, à cause des services qu'il
lui avait rendus dans une guerre, nous raconta, quelques années
après, le fait suivant. S'étant décidé à revenir en France sur les
nouvelles du retour du Roi et de la pacification générale, il fit part
de son projet au prince cochinchinois; celui-ci voulut se faire
raconter en détail les événements qui venaient de se passer en
Europe. Ayant appris la chute de Bonaparte, la restauration des
Bourbons, le maintien par Louis XVlIi de l'armée, des généraux
et des fonctionnaires de l'empire, enfin l'établissement de Bonaparte
à l'île d'Elbe, le monarque dit à notre compatriote : « Vous vous
abusez étrangement; il est impossible qu'à votre arrivée en France,
vous n'y retrouviez pas Bonaparte et la guerre. » Le bon sens de ce
barbare était bien supérieur aux lumières de tous les hommes d'État
de l'Europe...
Louis XVIII, malgré l'esprit, le tact, la délicatesse, la ferme
dignité, et même cette hauteur convenable dans le chef de la pre-
mière maison royale du monde, qu'il a montrés sur le trône, était
donc porté par caractère à n'attacher qu'une faible importance aux
concessions de la déclaration de Saint-Ouen. Il se trouvait en
outre placé sur un terrain désavantageux pour s'y refuser, par la
ligne politique qu'il avait suivie avant la révolution. Sa conduite,
à cette époque avait été la conséquence des fâcheuses impressions
qu'il avait reçues dès l'enfance. Le rang élevé de Louis XVI et les
avantages physiques du comte d'Artois, avait rendu ces deux
princes, auxquels il se sentait supérieur à tant d'égards, l'objet
de sa constante émulation, peut-être même d'un sentiment de
jalousie. « Comment voulez-vous que le Roi pardonne à son frère
de marcher, » disait un jour, avec autant d'esprit que de malignité,
M. de Sémonville, en voyant Louis XVIII roulé dans un fauteuil
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MÉMOIRES DU COMTE DE YILLËLE 89
par un valet de pied, tandis que le comte d'Artois marchait auprès
de lui, leste, dispos et plein de grâce comme un jeune homme de
vingt-cinq ans. Ces dispositions peu fratemeltes avsdent, dès 1788,
jeté Louis XVIII dans l'opposition à l'Assemblée des notables, et
amené, en 1789, ses liaisons avec les partisans des institutions à
l'anglaise et les monarchiens de l'Assemblée constituante. Les révo*
lutionuaires, en 1814, sentirent tout l'avantage que leur donnaient
les antécédenls du Roi : ils surent en profiter.
Arrive le retour de l'île d'Elbe, que M. de Villèle accuse « les fourbes
et les traîtres » de l'entourage royal d'avoir sourdement préparé, en
mèqcie temps que « les fautes accumulées » par le gouvernement.
Je ne puis me résoudre à mettre sous les yeux de mes lecteurs
les tristes détails de cette catastrophe, l'attentat le plus coupable et
le plus Insensé dont un peuple ait jamais été la victime. Les consé-
quences en furent aussi honteuses que funestes pour tous. Bona-
parte, qui en était le principal auteur, y perdit comme homme de
guerre le prestige, dont ses prodigieux succès l'avaient entouré
jusque-là. Il reprenait les armes au moment où toutes les forces
militaires de l'Europe, auxquelles il n'aurait pu résister dans sa
plus grande puissance, étaient encore rassemblées ; il arrivait avec
une poignée d'hommes, pour chercher les débris dispersés et démo-
ralises de sa vieille armée, à laquelle il était redevable de tout ce
qu'il avait été, et qu'il allait conduire à une entière destruction,
après en avoir inutilement compromis l'honneur, la loyauté et la
gloire; il plaçait ses maréchaux et ses généraux, en récompense de
tant de &àè\es services, daos la dure alteiiiative de trahir le Roi
mx de l'abandonner lui-même. Il avait protesté, en abdiquant, de
fiOtt dévouement au peuple français, et, au bout de quelques mois,
il venait montrer, par l'acte le plus égoïste, combien le touchaient
peu les intérêts les plus précieux de ce peuple. Il basait sa politique
extérieure sur une prétendue entente avec l'Autriche, dont quelques
jours devaient suffire pour prouver la fausseté ; il se trouvait réduit
à gouverner à l'intérieur en s'appuyant sur les Fouché et les Carnot
et en se soumettant aux caprices des fédérés. Enfin il termina son
échauffourée par la honte de survivre à la défaite de Waterloo et de
se livrer lui-même, à bord du Bellérophon^ à ses ennemis les plus
constants et les plus acharnés. La fortune sembla ne s'être plu à
relever si fort au-dessus des destinées ordinaires que pour le pré-
cipiter plus bas, et le fîdre descendre au rôle des plus vulgaires
aventuriers.
J'appris le 9 mau-s, à Morvilles, le débarquement de Bonapai-te
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90 MÈlfeiRES DU COMTE DE TILLËLK
i Ctimes, et je partie sur-le-champ pour Toulouse. Les jeunes gens
des malleupes familles de la ville s'empressèrent de s'enrftier dans
des corps de volontaires royaux, et Ton organisa des souscriptions
pour aider le Roi dans la lutte. Je me fis inscrire dans le corps
destiné à se rendre à Glermont pour couper la marche de Bonaparte
sur Paris, et je souscrivis pour une somme de 20 000 francs.
J'envoyai ma démission de maire de Morvilles, sur une circulaire
du nouveau préfet qui exigeait le serment & Bonaparte...
Le A mai deux royalistes furent assassinés dscns les rues, sous
prétexte qu'ils avaient arraché des proclamations affichées sur les
murs par ordre du gouvernement. Enfin l'autorité militaire leva ua
emprunt forcé sur les plus forts contribuables, spécialement sur les
royalistes; les uns étaient taxés i 11 000 francs, les plus maltraités
à 15 000. Je reçus pour ma part une lettre d'avis; mais je me gardai
de l'ouvrir, bien décidé à n'en faire aucun cas.
Ainsi s'écoulèrent les Cent-Jours. Le 25 juin arriva la dëfsdte de
Waterloo, et le 13 juillet une estafette apporta une dépêche annon*
çant l'entrée du Roi dans Pans.
Le 19 juillet, le maréchal Pérignon, resté fidèle au Roi pendant
les Cent-Jours, vint reprendre le commandement dans la ville, où
les farandoles, les danses et les feux de joie se succédèrent jusqu'i
une heure avancée de la nuit; la population tout entière était au
comble du bonheur.
Mgr le duc d'Angoalème, revenant d'Espagne, fit son entrée &
Toulouse, le 23 juillet, au milieu des acclamations de tout le peuple,
qui s'était porté à sa rencontre et qui l'accompagna jusqu'à la
préfecture. Peu d'instants après son arrivée, je reçus de sa part
une invitation à diner adressée à « M. de Villèle, maire de Tou<*
lonse », et j'appris que le prince, en vertu des pemvoirs extraor»
dinaires dont le roi l'avait investi, venait d'appeler M. de Limairac
à la préfigure de la Haute-Garonne et de me nommer maire de la
ville. Je me rendis immédiatement auprès de Monseigneur pour le
prier de me dispenser de remplir ces fonctions, auxquelles j'avais
d'autant moins de droits que je n'étais pas propriétaire dans la ville;
mais il ne voulut point agréer mes excuses.
Le 23 août s'ouvrirent les opérations du collège électoral du dépar-
tement pour le choix de ses députés ; elles se terminèrent le 25 par la
nomination de M. de Villèle.
11 fallut bientôt me préparer à gagner la capitale, afin d'assister
à la session des Chambres convoquées pour le 25 septeari)re. Je
voulus, avant de partir, me démettre cte mes fonctions de maire,
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UiiiOmïB DU GOUTK DE YILLÈLB 91
qui me senUaieBi incompatibles a^ec la députation. Mes conci*
toyeos ea jugèrent autrement et me pressèrent tellement de renoncer
Sl àooDer BMt démisëon, que je finis [>ar me rendre à leurs instances.
I^ fatal asservissement, dans lequel le système de centralisation
plaçait les administrations locales, faisait considérer un protectear
à. Paris comme beaucoup plos utile aux intérêts de la ville qu'un
xnaire assidu et s'occupant journellement des aiaires courantes de
la moDicipalité.
Je partis le 18 septembre, avec toute ma famille, dans la diligence
de Paris, et je n'arrivai dans la capitale que le 25 au soir, tant se
jHnok>Dgeait à cette époque u» voyage qui se feit aujourd'hui avec
tant de cétérilé.
VI
Ia conduite du Koi à l'époque de la seconde Restauration paraît
inexplkable pour quiconque n a pas été en position d'en apprécier
les véritables motifs. On se demande comment le prince qui, en
Tenlrant en France, a publié le 25 juin 1815, à Gateau-Cambrésls,
une proclama/lion si pldne de sens et de dignité, a pu, troiâ jours
après, à Caii^)rai, en signer une si humiliante et si féconde en con-
nèquences révolutionnaireg. On se demande comment Louis XVIU,
retenu aus portes de sa capitale par le général en chef de l'armée
anglaise, avec l'insolente alternative de prendre la cocarde trico-
lore et Foucbé pour ministre^ ou de repartir pour Gand, a cédé sur
la seconde des conditions qui lui étaient imposées, après s'être pro-
noiicè » invinciblement contre la première. Gomnent a-t-il pu
consentir à l'entrée du régicide Fouché dans son ministère, ce Roi
si plein de noblesse et de dignité, qni demanda à se faire porter
sur la mue que les Prnssiens^ préparaient peur faire sauter le pont
â'iéna, et prévint ainsi la consommation de cet acte de vandalisme
et VhuiBitiatî<)D de sa capitale par les étrangers? ce même Roi qui,
en allant à Notre-Dame pour remercier Dieu de sa rentrée dans ses
Ëtats, eut le tact et la délicatesse d'empêcher que l'on ne chantât
le Te Deimtj distinguani; ainsi entre le devoir de rendre grâces d'un
Inenfait et Hnconvenance de se réjouir au milieu des calamités
pabtiques? Si je ne croyais utile à mon pays de connaître les causes
de ces tristes événements, je m'abstiendrais d'en donner ici une
explication, affligeante comme toutes celles qui tendent à révéler
les inflrmités de la condition humaine.
Le Roi, comme on le concevra aisément, ne m'a jamais parlé des
nM>tifa qui le déterminèrent à se soumettre à prendre Fouché pour
ministre et à repoussa irrésistiblement le changement de cocarde :
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92 MÉMOIRES DU COMTE DE YIUÈLE
j'eD suis donc réduit à de simples conjectures. L'une de ces con-
cessions était passagère, Tautre d'un effet durable, et l'esprit de
Louis XVIII avait certainement assez de perspicacité pour saisir à
l'instant cette difîérence; mais son noble caractère avait aussi trop
de délicatesse pour ne pas sentir tout ce qu'il y avait d'humiliant,
d'odieux et de flétrissant, à subir Fouché. C'est dans l'excès même
de cette honte et dans la jalousie dont nous avons déjà eu l'occasion
de signaler l'existence entre le Roi et son frère, que peut se trouver
l'explication que nous cherchons. Les préférences de l'émigration
et du faubourg Saint-Germain pour M. le comte d'Artois, et les
récriminations qui, à Gand, obligèrent le roi à sacrifier M. de Blacas,
venaient de donner un nouvel aliment aux dispositions peu frater-
nelles du monarque. Fouché, ayant compris dès le commencement
des Geut-Jours que la perte de Bonaparte était inévitable, avait su
se concilier à un degré inconcevable la faveur du faubourg Saint-
Germain, par les ménagements qu'il avait eus pour M. de Vitrolles,
alors prisonnier à Vincennes. Il s'était en outre préparé par là un
appui auprès de M. le comte d'Artois, et l'on assure que ce prince
se trouva même entraîné à faire une démarche auprès du Roi en
faveur de l'entrée du régicide au conseil. Il est probable qu'en
cédant au vœu publiquement connu du faubourg Saint-Germain et
au désir manifesté par son frère, Louis XVIII crut rejeter sur des
coteries malveillantes et sur un rival préféré par les royalistes la
honte d'une concession que, sans cette considération, il eût peut-
être repoussée avec autant de fermeté que le changement de cocarde.
Je ne donne pas cette explication comme certadne, mais il est très
vraisemblable que ce fut là un des motifs qui influèrent sur la
détermination du Roi.
... Je viens d'indiquer une faiblesse de Louis XVIII qui ne fut
pas étrangère aux fautes dont je recherche en ce moment les
causes. Plein de perspicacité, de facilité et d'esprit, ce prince était,
par suite de sa complexion, de ses longs malheurs, et peut-être aussi
de quelque imperfection de son caractère, porté à une certahie
indifférence, je dirais presque à une certaine répulsion pour les
affaires. Quand ses ministres venaient lui en parler, il lui était
difficile de leur dissimuler qu'ils l'ennuyaient. Le Roi était donc
tout disposé à laisser prendre à ses conseillers les décisions les
plus importantes, même le^ plus contraires à son opinion person-
nelle, puisqu' après tout c'était à eux qu'en revenait la responsabi-
lité. Il y mettait toutefois une condition : il fallait sauver les appa-
rences, et il fallait que chaque jour le Moniteur portât que Sa
Majesté avait consacré une heure ou une heure et demie aux
affaires de son royaume. En réalité, cette heure se passait d'ordi-
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MEMOIRES DU COMTE DE YILLÈLE 93
naire eo conversations, complètement étrangères aux questions
politiques, mais du reste on ne peut plus attachantes ; le roi aimait
à raconter, et il excellait en ce genre; ses récits se prolongeaient
le plus souvent jusqu'à ce que Thorloge eût marqué le temps pen-
dant lequel il voulait que le public crût qu*il s'était occupé
d'affaires sérieuses. J'aurai l'occasion dans la suite de parler de
tant d'autres actes qui, sans cette explication, nuiraient à la juste
appréciation des qualités supérieures de Louis XVIII, qu'il faut
bien dès à présent faire l'aveu de ses faiblesses. Voici du reste ce
que je tiens de la propre bouche de ce prince. Dans un des
moments d'abandon, du moins apparent, qu'il savait amener avec
tant de tact et de mesure, il m'a avoué que, doué naturellement
d'une fermeté invincible eu face du public, il en était entièrement
d^urvu dans le tête-à-tête, et qu'il n'avait jamais su ni pu refuser
ce qu'on lui demandait sans témoins.
... Le Roi, pour accréditer les nouvelles formes constitutionnelles
et honorer quelques villes principales dont il avait reçu des témoi-
gnages de dévouement, avait nommé les trois princes de sa famille
pour présider les collèges électoraux de Paris, Bordeaux et Lille.
M. le comte d'Artois, en qualité de président du collège électoral
de Paris, eut à subir la mortification de proclamer la nomination du
légicide Fouché comme député, sur les lieux mêmes témoins de la
condamnation et du supplice de son malheureux frère : suite déplo-
rable et expiation providentielle de la faiblesse avec laquelle Mon-
sieur s'était laissé entraîner par de mauvais conseils à seconder
l'entrée de ¥o\ichë dans le ministère. II en est en politique comme
en morale, ies actes amènent inévitablement leurs conséquences,
et les iâutes sont toujours punies.
M. le duc d'Orléans, loin d'être appelé à présider un collège
âectoral, restait pendant ce temps à Londres, où il s'était réfugié
pendant les Cent-Jours. Ce prince avait hésité à quitter Lille avec
le Roi lors de la rentrée de Bonaparte, et il avait tenu publiquement
certains propos qui étaient revenus aux oreilles de Louis XVIII. Il
avait dit qu'il ne ferait personnellement aucune difficulté de re«
prendre la cocarde tricolore avec laquelle il avait fait ses premières
armes, et il avait exprimé le regret de voir compromettre incon-
sidérément ses droits d'expectative à la couronne par les fautes des
princes de la branche aînée. Le Roi ne pouvait ignorer d'ailleurs
que les représentants envoyés à Wellington pour traiter de la
capitulation de Paris, avaient proposé de déférer la couronne de
France au duc d'Orléans. Le séjour prolongé du prince en Angle-
terre fut considéré avec raison conmie un exil temporaire infligé par
Louis XVIII.
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91 MÉMOIRES DU COMTE DE VILLÈLE
Les révolutions commencent d'ordinaire avec le prétexte de sou-
lager les peuples des charges résultant pour eux des abus de leurs
anciens gouvernements; mais c'est pour leur faire toujours payer
cher, de leur bourse et de leur sang, la confiance accordée à des
ambitieux, qui ne cherchent qu'à s'emparer du pouvoir et à s'enrichir
aux dépens de la fortune publique. A l'époque qui nous occupe, on
trouva au ministère des flnances les traces d'une soustraction
commise par les agents de la liste civile de Bonaparte, au moyen
de traites de bois, et s'élevant à la somme de 12 646 000 francs.
Dans le même moment, on saisit à Trieste les bagages de M°*^ Murât,
qui venait de perdre le trône de Naples par suite de la participation
de son mari à la tentative des Cent-Jours; on trouva dans ces
bagages 1 800 000 ducats en or, douze quintaux de vaisselle d'ar-
gent, des diamants pour une valeur de 3 millions et une grande
quantité de tableaux et d'antiques. L'or, la vaisselle et les diamants
furent laissés à M"' Murât : les souverains alliés auraient cru porter
atteinte à leur propre dignité en traitant comme des voleurs d'an-
ciennes têtes couronnées; mais les tableaux et les antiques parurent
appartenir d'une façon plus incontestable au pays d'où ils pro-
venaient, et furent rendus à la cour de Naples.
Le mouvement d'opinion royaliste manifesté par les élections amena
la retraite du cabinet, que M. de Villèle, dans son intransigeance,
appelle tantôt a le ministère anglo-révolutionnaire », tantôt « le minis-
tère régicide »• Les Chambres allaient s'ouvrir.
Les circonstances où se trouvait le pays devsdent nécessairement
donner aux étrangers une grande influence sur le choix du nouveau
cabinet. Maîtres de la capitale et de toutes nos places fortes, ils
s'étaient même occupés d'un projet de morcellement du territoire
et n'y avaient renoncé que par l'impossibilité de s'entendre sur le
partage. Dans de telles conjonctures, M. de Talleyrand, représen-
tant de l'alliance anglaise, ne pouvait être remplacé à la présidence
du conseil des ministres que par le représentant de l'influence
russe. Il sembla qu'on n'avait fait entrer le duc de Richelieu au
ministère de la maison du Roi dans le cabinet précédent, qu'afin âe
le tenir en réserve, hors de la sphère des affaires, mais assez en
évidence pour faciliter son élévation à la présidence du nouveau
conseil. Il fut appelé à ce poste important à la satisfaction générale
de tous les amis du Roi et de tous les bons Français, émus par la
crainte des malheurs dont le pays était menacé. A des manières
nobles et distinguées, à des habitudes de grande simplicité, à des
sentiments pleins de loyauté et de franchise, le duc de Richelieu
joignait la réputation de bon militaire et d'administrateur habile;
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ifiilOHrES DU COMTE BB VILLËLC 95
cette éermère ^alîté Partout paraissait i l'abri d« plus léger doute,
depuis que la Crkuée avait acquis une si grande importance sous sa
bfiUaote administration. Tout, jusqu'à son nom, semblait promettre
i II France un grand ministre, une saine dirv^ctkm psiîtîque, enfin
Tafliaoce la pins utile dans les circonstances présenles, et la seule
exemple de dangers, cetle de la Russie. Par suite de l'approibation
que ce choix rencontrait dans le public, le bruit s'était répandu que
l'empereur de Russie, voulant surmonter les hésitations du duc à
accepter le pesant fardeau du minislèDe, Im aivait donné la promesse
fbnnelle de faire renoncer les alliés à toute idée de moroellement de
la France; on ajoutait même que kCear, pour gage de sa parole,
avait remis à II. de Richelieu la <^arte sur laquelle se trouvaient
tracées les divisions esquissées en vue de ce funeste partage. La
situation était alors si désespérée que Ton crut généralement &
re]cactiiude de ce récit.
B n'f eut pas jusqu'i l'^évatîon de M. Decazes au ■nnistère de
la police, qm ne fût «uvmgée avec plaisir, quoique ce dernier eût
été préfet de police sous Fouché. Ce jeune bomBœ, l^r^ insinuant,
actif, possédant nn talent spécial pour s'élever par tous les petits
moyens de soci^, de coterie et d'intrigue, avait obtenu, sous l'Em-
pire, une place dans la magistrature par la protection d'une des
sœurs de Bonaparte; depuis le retour du Roi, il fusait sonner très
baoi son refus de serment pendant kis Gent«Jonrs. Enfin il venait
de donner une idée de son caractère par le tour qtr'il se vantait
confîdentî^ea^nt d'avoir joué au précédent ministère, dont il était
Fagent; il prétendait avoir poussé Fauché et ses coUègaes i, offrir
leur âèmîsùofi au Roi, sachant bien, quant à lui, que le monarque
était décidé à accepter cette offre avec empressement.
JU faut convenir, du reste, que M. Deeazes avait joué d'adresse
OIS de bookeur en se Cai^nt placer à ia préfecture de police sous un
Bsinîstre régicUie. Louis XVUI, auquel les relations personnelles
avec Fouché étaîmt naturellement odieuses, devait néôeasairement
préférer le travail direct avec son préfet de police, ce qui flattait
chez eelui^i l'ambition de devenir le favori du prince, dont le faible
sous ce rapport n'était que trop connu* On parlait déjà dans le
pQMie, sans doute par suite de quelque indiscrétion volontaire de
M. JDecazes, du commencement de f&venr dont il jouissait auprès
du Roi, et la haine qu'on potte toujours aux favoris des princes
étant encore dirigée contre BL de Blacas, cette prétention fut con*
sidérée par les gens de bien comme un moyen propre à les rassurer
contre le rappel du favori déchu ; elle contribua ainsi à l'accueil
finroraUe que reçut dans le public la nomination du nouveau
nuBÎstre de la police.
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€6 MÉMOIRES DU GOMTE DE YILLÈLE
Nous voici à Tenlrée en scène de la Chambre introuvable, qui a toute
Tadmiralion de M. de Villèle, el Fauteur des Mémoires, avec la
rudesse de touche dont quelques portraits viennent de donner l'échan-
tillon, continue d'apprécier aussi sévèrement les hommes et les choses.
Il drape un peu tout le monde dans ces pages acrimonieuses,;où le Roi
et les princes ne sont pas mieux traités que les ministres et les cour-
tisans.
Délivré par Télection de la Chambre des députés du ministère
révolutionnaire et de l'influence anglaise, le Roi, comme je l'ai
monti*é plus haut, ne pouvait manquer de chercher un nouvel appui
au dehors dans une alliance directement opposée, celle de la Russie.
Le choix du duc de Richelieu répondait admirablement à ce besoin
de la situation ; mais le changement du ministère devait naturelle-
ment amener une autre conséquence, que l'origine et le nom de
l'ancien gouverneur de la Crimée semblaient rendre inévitables;
c'était pour le gouvernement de rompre à l'intérieur tout pacte
avec les principes révolutionnaires, en s'unissant à cette assemblée
introuvable que la France venait de donner au Roi, et en se met-
tant à sa tète pour la diriger. Rien assurément n'était plus facile; il
sufGt pour le comprendre de se faire une idée exacte des disposi-
tions de la Chambre.
Il faut se figurer ce que pouvait être une classe entière de la
société, qui pendant vingt-cinq ans avait été, sinon bannie de son
pays, du moins exclue de toutes fonctions publiques de quelque
importance, une classe qui, par ses principes, par ses sentiments,
j'oserais ajouter, par la droiture de son caractère, se trouvait com-
plètement étrangère au mécanisme démocratique introduit en
France* à l'imitation de I* Angleterre, par la Charte de 181 &. Il faut
se représenter trois cent cinquante royalistes, arrivant du fond de
leurs provinces, sans s'être jamais, pour la plupart, occupés
d'affaires publiques, et se trouvant revêtus par la conGance de leurs
concitoyens, de la plus difficile mission dont puissent être investis
les mandataires d'une nation accablée de malheurs sans exemple.
A leur tête étaient naturellement placés les hommes qu'une écla-
tante persécution sous l'empire avaût mis en évidence, comme
MM. de PoHguac, de Puivert et Hyde de Neuville, ou qui avîûent
Srêc<!^domment figuré à l'Assemblée constituante comme MM. de
ouvllle et de Gro^ibois, ou enfin qui portaient un nom historique,
comme les princes de h TrémouiUe et de MontnKMrœcy. Malheu-
it^usomont aucune de ces notabilités ne se trouva douée du caractère
«t dw talonls nécessaires pour exercer une influence dirigeante sur
cotlo foulQ de disputés, non moins empressés d'accorder leur con-
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MÉMOIRES DU COMTE DE VILLËLR 97
fiance que désireux de la bien placer. A peiue fallut-il délibéreff
que la Chaoïbre s'aperçut avec étonnemeût que runiformité dans
les sentiments n'amenait pas une égale unifoimité dans les votes;
elle sentit la nécessité d*agir avec plus d'ensemble, et pour obtenir
ce résultat, nous fûmes tous convoqués un soir chez M. de Puivert,
l'un de nos questeurs. Une fois réunis, un orateur que je ne connaissais
pas encore assez pour en avoir retenu le nom, nous déclara qu'il
était impossible de marcher plus longtemps avec une pareille inco-
béreoce et que, pour remplir convenablement nos devoirs, il étsdt
indispensable que la majorité se nommât des chefs. On procéda à
un appel nominal, et chacun à son tour alla au bureau écrire son
bulletin. Je ne me souviens plus des noms qui obtinrent la majorité,
mais je me rappelle encore une réflexion que je communiquai à mon
voisin : « Il me semble, lui dis-je, que nous prenons là un soin bien
inutile. Des chefs au scrutin I Ils ne se font pas ainsi : c'est la
tiibune qui nous en donnera. »
Voilà la Chambre qu'on a représentée comme venue avec un parti
pris de faire la loi au gouvernement et de renverser tout devant
elle! Je puis certifier qu'elle n'avait d'autre désir que d'aider le Roi
i préserver la France de nouvelles convulsions; qu'elle n'avait
aucune tendance et, je dirai même, aucune capacité pour l'oppo-
sition; qu'un ministère éclairé et bien intentionné en eût obtenu
tout ce qu'il lui eût demandé de juste et de raisonnable ; enfin que
c'est à d'autres causes qu'à l'exaltation, aux prétentions et surtout
aux vues de domination et d'intérêt personnel des membres de la
majorité, qu'il faut attribuer les dissidences fatales qui ont éclaté
entre e\\e et \e gouvernement du Roi.
Le maUeur voulut que le duc de Richelieu, partageant les fausses
idées de l'empereur Alexandre, se persuada que l'ordre et la paix
ne pouvaient être rétablis en France que par des concessions aux
principes révolutionnaires, et que le plus sûr moyen pour le Roi de
conserver sa couronne était d'accorder sa confiance aux hommes
de la Révolutiod. Pour quiconque a connu personnellement le duc
de Richelieu, il est impossible de mettre en doute sa loyauté et ses
bonnes intentions. Ses prindpes étaient essentiellement monarchi*
que»; U avaût même conservé de son long séjour en Russie, plus de
propension pour l'autorité absolue que pour le libéralisme, et ce fut
avec quelque apparence de vérité que des caricatures, postérieures
à cette époque, le représentèrent tenant la Charte dans une main et
le knout dans l'autre. Il existât donc une certaine afiinité entre les
dispositions du nouveau président du conseil et celles des hommes
de second ordre de l'Empire, auxquels il se trouvait accolé dans le
nûmstère, de ceux qui occupaient les postes les plus importants de
10 OCTOBRE 1887. 7
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98 MÉMOIRES DU COMTÉ DE VULÈLE
radministration et qui composaient la majorité de la Chambre des
pairs et la minorité de celle des députés. Le duc de Richelieu ne
pouvait d'ailleurs manquer d'être imbu des préventions que M. de
Talleyrand avait inspirées à l'empereur Alexandre contre les roya-
listes. Même la répulsion que la dignité du Roi avait fait éprouver
au Czar, dès la première entrevue des deux souverains, s'était
jusqu'à un certain point communiquée au duc. Je l'ai entendu
plusieurs fois se servir, à l'égard de nos princes, d'expressions vrai-
ment inconcevables dans la bouche d'un ministre du Roi : « lis
oublient donc, disait-il, qu'ils ne sont venus en France que dans les
bagages des armées étrangères. » cTai dû rapporter ces paroles,
parce qne je ne saurais rien trouver qui fasse mieux connaître les
<Bspositions d'un homme appelé à exercer une si grande influence
sur les affaires du pays. De tout ce qui précède, on peut inférer
combien l'influence de la Russie, que le gouvernement royal allait
subir, devait être hostile à la majorité toute française, toute monar-
chique de la nouvelle Chambre des députés; combien elle favorisait
les vues des élèves de l'école impériale, intéressés à s'emparer du
pouvoir au nom du Roi et de son premier ministre.
M. Laine était un des hommes pour lesquels le duc de Richelieu
avait le plus de penchant. Ces deux âmes, si pleines de loyauté,
devaient se convenir, mais il fallait une tête plus forte que la leur
pour dominer la situation. Celle de M. Laine surtout était trop
impressionnable, trop susceptible d'erreur et d'exaltation, pour ne
pas nuire beaucoup à la direction des affaires. Toute sa conduite
politique ne l'a prouvé que trop bien, et ses qualités, autant et
peut-être plus que ses défauts, ont été funestes à la Chambre de 1815.
On l'a assez bien peint, dès cette époque, en disant que, bourbonien
par le cœur, il était républicain par instinct et par caractère.
Un troisième personnage, plus redoutable, non par la capacité
ni par la consistance, car il n'avait ni de Tune ni de l'autre, mais
par sa position auprès du Roi, dont il devenait chaqjie jour de plus
en plus le favori, c'était M. Decazes. Plus que tout autre, il com-
promit le sort de la Restauration et l'avenir de la France par
l'empire presque absolu qu'il prit sur l'esprit du Roi, et par l'in-
fluence qu'il exerça en conséquence sur la marche du gouvernement
depuis cette époque jusqu'à la fin tragique du duc de Berry. Par
une fatalité qu'on ne saurait trop déplorer, la faiblesse inexplicable
de quelques princes, connue sous le nom de favoritisme, était
poussée, chez Louis XVIII, au point le plus extrême dont probable-
ment on ait jamais vu d'exemple, et, ce qui paraît le plus étonnant,
elle se conciliait dans sa personne avec un esprit éclairé, un sens
droit, un tact exquis et un caractère plein de dignité. On peut lire
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MÉMOIRES DU G0MTJ5 DE YILLÊLE 99
l'ouvrage, écrit par le Roi lui-même, sur sa sortie de France avec
ÎL d'Avaray, son premier favori : le lecteur attentif trouvera dans
cette pubQcalîon les traces de la faiblesse dont nous parlons, dont
sept années du règne absolu de M. Decazes, et plus tard trois ou
quatre d'une autre influence, agissant moins directement sur les
sdTaires du pays et plus loyalement à l'égard de la famille royale,
ne nous fourniront que trop de preuves. J'ai beaucoup réfléchi
sur le favoritisme, afin de chercher à m' expliquer cette inconcevable
aberration de l'esprit humain, et précisément les situations diverses
où je me suis trouvé dans le cours de ma vie m*ont fourni quel-
ques données sur ce singulier phénomène ; des faits, dont f ai été
témcHu dans les colonies, m'ont aidé à me rendre compte de ce que
j ai observé sur le premier trône de l'Europe; je vais donc dire, sur
les causes du favoritisme ce que je soupçonne plus peut-être que
je ne J'aperçois clairement.
Cette faiblesse des princes est certainement de la même nature
que celle qui, chez les particuliers, a reçu le nom d'engouement;
elles affectent Tune et l'autre des personnes saturées de bien-être et
placées en réalité, ou à leurs propres yeux, dans une condition
Supérieure à ceux qui les entourent. Quand on est sûr d'obtenir
tout ce que l'on désire, on en arrive bientôt à la satiété ; quand on
peut tout ce que l'on veut, on n'a plus envie de rien ; quand on
n'éprouve aucun obstacle, on cess^ de jouir. Le dégoût de tout est
donc le fléau des hommes qui ont le sentiment de leur toute-puis-
sance ; une seule chose peut ramener chez eux le désir et la jouis*
sance, c'est la contrariété; c'est d'elle qu'est né le favoritisme.
Remarquez que c'est par l'exigence poussée jusqu'à l'asservissement,
que le favori fonde et consolide son pouvoir ; c'est une sensation
nouvelle qu'il fait éprouver à l'heure^ix qui se dessèche faute de
rien sentir; c'est une occupation qu'il procure au désœuvré mou-
rant d'ennui ; c'est la faim retrouvée par un estomac rassasié, la vie
rendue à un corps sans âme. L'homme blasé sur tout ne peut jouir
que de ce qui lui résiste ; l'obstacle, la contrariété, l'assujettissement,
sont choses nouvelles pour lui : elles lui plaisent et le séduisent par
lear étrangeté. Voyez aussi jusqu'à quel point les favoris abusent
de leur empire, et n'allez pas croire que ce soit Texcès de leurs
exigences qui mette un terme à leur domination; ce n'est que
lorsque les stimulants qu'ils emploient sont émousséspar rhabitudé,
qu'ils sont supplantés par des rivaux, dont les caprices offrent
îattrait de la nouveauté.
J'd eu l'occasion, dans les colonies, d'observer quelques exemples
du même phénomène. Habitants d'un climat d'une douceur admi-
rable, entourés, dès leur enfance» d'esclaves entièrement à leurs
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100 MÉMOIRES DU COMTE DE VILLÈLE
ordres et uniquement occupés à prévenir leurs moindres volontés^
les créoles peuvent, sous le rapport de la supériorité, du bien-être
et de l'absence de toute contrariété, être comparés aux princes et
aux rois les plus absolus. Comme eux, ils sont sujets à l'engoue-
ment; comme eux, ils sont exposés à s'asservir de la façon la plus
humiliante aux fantaisies et aux caprices d'un inférieur, et, chose
remarquable I ce sont les individus les moins méritants, les moins
obséquieux et les plus exigeants qui, d'ordinaire, parviennent à leur
imposer ce joug, dont le despotisme surpasse tout ce que l'on
saurait imaginer. Le rapprochement de ces deux faits m'a mis sur
la voie, pour m'expliquer la déplorable infirmité à laquelle était
sujet Louis XVIII. Nous ne tarderons pas à voir quels maux furent
la conséquence de cette faiblesse d'un roi, si supérieur sous tant
d'autres rapports.
Au nombre des hommes que nous retrouverons sans cesse à la
tète de l'opposition contre la majorité de la Chambre introuvable,
îl faut encore compter M. Pasquier. Dès l'ouverture de la session,
on le vit dans les bureaux, à la tribune et même comme comnûs-
saire du Roi pour la défense des projets de loi, se glisser de nou-
veau dans les affdres dont il aurait dû, par pudeur, se tenir quelque
temps à l'écart, après le rôle qu'il avait joué dans le ministère
Fouché. L'activité, la souplesse, le talent d'intrigue de M. Pasquier
et son mauvais vouloir contre M. le comte d'Artois ont été des plus
funestes à la Restauration.
M. Royer-Collard, esprit fort d'idéolo^e, type de la morgue de
la bourgeoisie jalouse de l'ancienne noblesse, fit, par ses talents et
son influence sur les doctrinaires, dont il était le chef, un mal
d'autant plus irréparable qu'il agissait sur les institutions. Il avait
été, durant la Révolution, l'un des agents de Louis XVIII et se
montrait profondément blessé de ce qu'il appelait l'ingratitude
du Roi, qui n'avait payé ses services inappréciables, du moins à ses
propres yeux, que de la présidence du conseil de l'Instruction
publique.
Tels étaient les principaux adversaires qu'allait rencontrer la
Chambre de 1815 ; le nom du duc de Richelieu, la faveur naissante
de M. Decazes et l'appui de la foule des ambitieux et des aspirants
aux places devaient leur servir à entraîner la seconde Restauration
sur une pente fatale.
Le duc d'Orléans fut rappelé d'Angleterre pour assister à la
séance royale ; il y figura comme prince du sang et y prêta avec
emphase le serment de fidélité à la Charte. Il siégea ensuite avec
les autres princes dans la Chambre des pairs, mais, sur le soupçon
de quelques menées qui s'y tramaient en sa faveur, il reçut an
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MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLE 101
noayél ordre d'exîl et repartît pour Londres dans le courant d'oc-
tobre.
La Chambre est ouverte le 9 septembre 4815, et M. de Villële
transmet ses impressions à son père dans une série de lettres où écla-
tent la même aigreur et le même mécontentement.
« Une conduite ferme ferait tout marcher ; il est impossible de
robtenir du Roi ni du ministère. Tout va renier sur notre Assem-
blée? Elle est bien composée, mais peut-on tirer le salut d'un
État» inné Assemblée? C'est ce qui me parait fort difficile...
a On nous traite en tout fort lestement; on suit à notre égard le
principe constant du gouvernement royal, oubli total de ses parti-
sans, ménagements excessifs pour ses ennemis...
« Le malbear veut que le roi et son ministère sont toujours prêts
& donner des garanties aux révolutionnaires et ne veulent jamais en
exiger d'eux. Nous avons la majorité dans notre Chambre, mais les
Aspositions du Roi et du ministère rendent notre position bien
pénible. Je ne sais en vérité si, avçc de telles données, il nous sera
possîb/e de faire le bien.
« Croiriez- vous que je n'ai pas encore pu voir le ministre de l'in-
térieur? Ces Messieurs n'aiment pas les royalistes de notre espèce,
et Ton se trompe fort en province en comptant beaucoup sur nos
recommandations, n
Du reste, M. de "^^èle travaille beaucoup et s'acquitte conscien-
deasement de son mandat. Il écrit à son père :
u A peine ai-je déjeuné qu'il faut aller travailler dans les bu-
reaux, de là on passe à F Assemblée; on n'en sort qu'à cinq heures,
et après dtner il faut, les trois qnarts du temps, que je retourne le
am an faubourg Saint- Germain ou à une autre extrémité de la
ville, pour me réunir à quelques collègues de choix et m'entendre
avec eux sur les diverses questions qui nous sont soumises. Voilà
mon genre de vie, je ne sais si je pourrai le continuer longtemps,
fleoreux si ces peines pouvaient tourner au salut de mon pays ; mais
il est malade et une assemblée est si peu propre à le sauver, que je
ne Yois pas l'avenir fort en beau.
Bans une autre lettre du 18 octobre :
« Nos affaires publiques ne vont pas aussi bien que nos santés,
-et elles absorbent tout mon temps. Presque tous les soirs, il me faut
Tester jusqa'à onze heures, et quelquefois minuit, dans des réunions
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102 M&MOIRES DU GQMT£ DE ViLLÈLE
de députés^ où l'oa prépare les matières qui doîvent être souauses
à la Chambre. Cette partie de nos occupations est la plus curieuse.
Il existe peut-être déjà dix ou douze réunions de ce genre, sans
compter celle de M. Voyer d'Argenson» où se rendent exclusivement
les anciens représentants de la Cbambre de Sonaparte ei les autres
députés qui ont des opinions analogues ; vous sentes q(«e je ne vais
pas dans cette réunion-là, mais je suis invité constamment aux
autres^ qui sont toutes dans le sens royaliste. Dans Tune, on drape
les ministres et Ton veut se débarrasser des plus mauvais d entre
eux; dans une autre, on ne voit que conspirations prêtes à éclater,
et Ton croit k France réduite pour tout moyen <ie salut et de régé-
nération i une guerre civile ; dans une troisième, on soutient que
le ministère et le Roi font tout ce qu'ils peuvent tt qu'il faut les
seconder; partout les meilleures intentions du monde, mais la Toor
de Babel y la confusion, non des langues mais des points de vue sous
lesquels on envisage notre situation et les moyens de l'améliorer.
On tirerait le meilleur parti de cette Assemblée, je le disais bier
soir à M. Laine, qui venait de chez le R(h et avouait que Sa Majesté
et lui ne savaient comment la prendre, on en tirerait le plus grand
parti, disais-je, en voulant être royaliste et vigoureux comme cHe,
mais c'est ce que ni le R<m, ni le ministère, ni M. Laine, ne veulent
entendre. Ils se sont malheureosement fourré dans la tète que les
quatre cinquièmes de la France sont révolutionnaires et ennemis
des Bourbons, et là-dessus ils bâtissent un système de ménage-
ments et de faiblesse qui nous perdra de nouveau, si on ne les
oblige à l'abandonner.
« La Cour des pairs annonce de fâcheuses dispositions, les bons
ne savent pas y avoir la majorité, et le duc d'Orléaus se montre à
découvert à la tète des mauvais. Il n'y a que notre Chambre des
députés qui voie juste et veuille marcher droit, mais comment faire
donner une direction par une assemblée de quatre cents personnes,
qui ne connaissent même parmi eux aucun chef autour duquel ils se
rallient, et qui votent à tout hasard suivant les petites manières de
voir individuelles de chaque membre.
« Nous sommes bien malheureux de ne pouvoir sortir de Tornière
où le gouvernement ne cesse de se traîner. »
Une autre lettre à son père se termine par ce joli mot :
« Les Parisiens aiment la Charte, les uns par ignorance et sans
la GCMnprendre, les autres par hostilité contre le gouvernetteot et
comme un élément de faiblesse entre les mains du Roi. £t peurtamt,
comme disait un déimié breton qui étoit hier au^ès de anoi, c il mus
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MiMOIBeS DU QOmE DE YILLÈLE 103
« Uni ex^omcbGV cette harkielle et la faire marcher jusqa'à ce
f qa^eUe <srëve ou qu'elle nous sauy«. »
VII
M. àe Tillèle fit sa première apparilion à la tribane en novembre
1815, au 8a)et de la loi sur la création de compagnies départemen-
taies qoiy en dehors de la gendarmerie, devai^t fournir la garde des
hôtels de préfecture, des archives, des maisons de détention, des
dépôts de mendicité et des prisons.
Yold cofiuneat M. de Yillèle rend compte à son père de ses débuts
oraVoires; on y retrouve Thomme tout entier, Thomme droit mais
morose {ui fait songer à Alceste :
J'^ attaqué la loi et les ministres de front, je Tai fait peut-être
un peu trop yerteoient, c'est du moins ce qu'on m'a reproché; mais
il m'est impossible de me corriger à cet égard. Moi qui suis d'un
naturel si doux dans le commerce habituel et dans la défense de
mes intérêts privés, je m'indigne contre les abus que je vois dans
les affaires du pays avec une telle exaltation, que je sens moi-même
que cela nuit à ma cause et m'empêche de bien exprimer ce que je
sens*. Quw qu'il en soit, j'ai attaqué les organes du ministère et de
la commission qui avaient parlé en faveur de la loi, puis j'ai
attaqué les ministres eux-mêmes sur le système administratif qu'ils
suivaient; j* al plaidé la cause de nos communes, de nos villes, de
nos départements, de nos administrations d'hospices, etc. Mes
raisons, ma véhémence même, ont été assez goûtées pour qu'on ait,
quand je suis descendu de la tribune, demandé llmpression de mon
£scours, ce que l'Assemblée n'avait encore fait pour personne, et ce
à quoi je me suis opposé moi-même en vertu de nos règlements.
Arrive la loi d'amnistie, M. de ViDèle se range du côté des intraita-
bles; Il veut qu'on excepte de la mesure tous les régicides, tous les
ancîess ministres et fonctionnaires de Bonaparte pendant les Cent-
Jours; et il continue à ce propos ses récriminations contre les per-
soimes, en témoignant de quelque découragement :
ic N'étant soutenus, ni par le Roi, ni par le ministère, ni par une
umté de direction, diffîci^ dans une assemblée de quatre cents
personnes, il me semble peu probable que nous réussissions à faire
faéUfÊd cbose de bon. Je vous avouerai que, sous ce rapport, je ne
sm pas sans regretter d'être veau ici, aux dépens de ma traoquil^
lité et de ma fortune, qui en souffrent.
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104 MÉMOIRES DU COMTE DE VILLÈLE
... Ce fut le 5 décembre que se termina le procès du maréchal
Ney, si malheureusement imposé à la Restauration par je ne sais
quelle fatalité; l'exécution suivit de deux jours la condamnation. Si
la réparation pénale du dommage causé a jamais pu justifier la mort
d'un homme illustré par d'aussi brillants services militaires, la fin
du maréchal Ney n'est assurément susceptible d'aucune récrinûna*
tion ; mais je crois qu'il est permis de regretter que le gouverne-
ment n'ait peut-être pas assez senti combien la sortie du royaume
de ce grand proscrit était pour tous du plus haut intérêt ; ce reproche
peut être adressé aussi au maréchal lui-même. De l'instruction de
ce procès ressortit une déposition qui mérite quelque attention :
M. Capelle déclara que le maréchal avait donné à M. de Bourmont
l'assurance que les conjurés avaient d'abord pensé à élever au trône
le duc d*Orléans, mais que les intrigues de la reine Hortense
avaient fait adopter le rappel de Bonaparte.
Que voulait, en somme, M. de Yillèle et quel était son programme
personnel? Il le résume ainsi :
On sera toujours étonné qu'à cette époque féconde en grandes
leçons et en funestes expériences, il ne se soit pas rencontré, en
Europe, un souverain, un homme d'État qui ait reconnu la vérité
cachée sous tant de déceptions et aperçu le seul remède préserva-
teur pour l'avenir. Il fallait s'emparer de l'animosité que la tyrannie
de Bonaparte avait soulevée contre lui, tant en France qu'à l'étranger,
et profiter de sa tentative et de sa chute pour porter un coup mortel
aux idées de la Révolution, dont il était le représentant; il fallait
ensevelir dans la même défaite de Waterloo le turbulent génie de
la guerre perpétuelle et les décevantes théories révolutionnaires.
Il était alors si facile de démasquer et de perdre sans retour les
apôtres discrédités des principes désorganlsateurs, en faisant res-
taurer par les souverains légitimes les antiques libertés, dont presque
tous les peuples avaient joui autrefois et auxquelles ils seraient
revenus, avec la satisfaction de retrouver la réalité, au lieu de
vaines apparences et de trompeuses promesses. Donner des liberté»
publiques, larges et réelles, en évitant tout ce qui pouvait entraver
la marche des gouvernements et compromettre leur existence, telle
était la ligne de conduite tracée par une sage politique. De nouvelles
institutions, renfermées dans ces limites, partout où les anciennes
n'auraient pu satisfaire aux besoins de la situation, auraient assuré,
pour de longues années, le repos et le bonheur des peuples, et
l'humanité tout entière eût payé un juste tribut de reconnaissance
aux souverains, dont la magnanimité lui eût procuré cet inappré-
ciable bienfait.
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MÉMOIRES hH COMTE D£ YIUÉLE 105
Poiir le malhear des princes et des peuples, on se borna à ren-
verser fionaparte et à se prémunir contre son retour; on flatta les
priscipes qui l'avaient porté et soutenu au pouvoir, et on livra le
gouvernement de la France aux Talleyrand et aux Fouché, i la
coterie d^ idéologues connus sous le nom de doctrinaires et aux
jeunes consâllers d'État, administrateurs et magistrats de Fécole
impériale. La nomination de la Chambre introuvable ne tarda pas
à montrer combien on avait été induit en erreur sur la prétendue
nécessité des concessions révolutionnaires. Il était peut-être encore
temps de rentrer dans la voie que j'ai signalée plus haut, mais nous
étions destinés à subir une longue série d'épreuves : l'aveuglement
des rois, la perfidie et l'intérêt personnel de quelques ambitieux,
parWnrent à neutraliser les heureuses et clairvoyantes dispositions
des peuples et finirent par faire dévier le mouvement royaliste
de 18i5.
n trouvait cependant autour de lui des exemples et des exhortations
eapables de l'incliner davantage aux mesures de conciliation et d'apai*
sement. II écrit à son père le 17 décembre :
« Avant- hier je dînais chez le duc de Richelieu ; il y avait peu de
monde. M. de Talara, pair de France, le duc de Richelieu et moi,
nous restâmes bientôt seuls, et il s'établit entre nous une explication
dans toutes les règles sur la situation générale du pays, sur le sys-
tème le plus convenable à suivre pour le gouvernement, enfin et
plus particulièrement, sur le projet de loi d'amnistie. Sur les deux
prenûers points, le duc de Richelieu nous dit qu'absent de France
4lepuis vingt ans, il ne pouvait concevoir et encore moins partager
Texaspëration et l'animosité que montraient en toute occasion, les
mis contre les autres, les divers partis qui divisaient le pays; qu'il
nous avouait que, la plupart du temps, il pensait à part lui que
nous étions fous; que, ruiné lui-même par la République, revenu
en France après un exil des plus longs, n'ayant pu rien recouvrer
des immenses possessions de sa famille, passant comme les autres
deyant son château démoli et son hôtel vendu, n'ayant pu même
obtenir de rentrer en possession des tableaux et des bibliothèques,
qu*il avait reconnus pour lui appartenir dans les musées et les autres
èeux publics, il n'en concevait pas davantage comment le sentiment
de douleur si naturel que devaient éprouver les victimes de pareilles
infortUDes, pouvait entraîner dans un désir de vengeance, dans une
exaspération, dans une exaltation plus propre à ramener de nou-
veaux malheurs qu'à réparer ceux qu'on avait soufferts...
Mais le royaliste iatransigeant ne veut rien entendre, et quand
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106 UÉMOmES DU COMTE DE TILLÊLE
arrive, peu de jours après, révasion de Lavalette, il écrit à son
père :
ff Cette évasion de Lavalette et T impudence de Cambronne ne
sont pas, dans mon opinion, des choses iosigoifiantes; elles se rat-
tachent sans doute à quelque nouvelle trame révolutionnaire, que la
faiblesse insurmontable du Roi, l'aveuglement inconcevable ou la
connivence des ministres, ne nous laissent qu un bien faible espoir
de déjouer. Une fatalité nous poursuit : il est dur de se perdre avec
tant d'éléments de salut* ))
Même note dans une autre lettre du 31 janvier 1816 :
« Le malheur nous poursuit. Le duc de Richelieu est très bien
intentionné, mais il ne connaît ni la France ni les Français. M. Cor-
vette n'est pas du tout un financier, il n'est qu'un avocat. M. de
Vaublanc n'a pas non plus la capacité nécessaire pour être ministre
de rîntérieur. Tout cela entrave la marche dn gouvernement, dans
un moment où il faudrait qoe tous les efforts se rêunisseut pour
l'assurer.
« Le peu d'étendue des vues de ce ministère et son peu de capa-
cité sont une chose bien fatale pour la France.
« Et quand je pense qu'à mon arrivée à Toulouse, il me faudra,
pour me reposer, endosser la mairie, je vous avoue que je préfé-
rerais à tant d'honneurs la petite administration de la terre de
Morvilles. »
Il donne pourtant un bon point à Royer-CoUard à p?q>os de la loi
sur les élections, en citant des paroles du célèbre doctrinaire particu-
lièrement curieuses à rappeler aujourd'hui. Il s'agissait de savoir ai
la Chambre serait renouvelée mtégralemeni tous les einq ans ou bien
seulement par cinquième chaque année :
Après avoir vivement insisté sur les dangers que pourrait pré-
senter le renouvellement intégral de la Chambre dans certains
moments de crise, M. Royer-Collard répondit à l'objection que le
renouvellement partiel ne laisserait au gouvernement ni repos ni
tranquillité, en l'obligeant à travailler chaque année à se conserver
la majorité dans la Chambre. Il conclut, d'une comparaison plus
ou moins exacte entre la Charte et la Constitution anglaise» <lu*il
ne s'ensuivait pas, de ce que le gouvernement anglais ne pouvaii
se passer de la majorité dans les Chambres, que le ministère^ ei
France, se trouvât dans des conditions semblables; il alla caèiui
jusqu'à proférer ces paroles prophétiques, qu'il devait être appela
quatorze ans plus tard, à vérifier si £atalemeat lui-même ea portau
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MÉMOIRES DU COMTE DE YILLÈLB 107
aa Roî l'adresse des 221 : « Le jour où le gouvernement n'existera
que par la majorité de la Chambre, le jour où il sera établi en fsdt
que ia Chambre peut repousser les ministres du Roi et lui en im-
poser d'autres, qui seront ses propres ministres et non les ministres
du Roi, ce jour-là c'en est fait non pas seulement de la Charte,
mais de notre royauté, de ^tte royauté indépendante qui a protégé
nos pères et de laquelle seule la France a reçu tout ce qu'elle a
jamais eu de liberîé et de bonheur : ce jour-li nous eOmmes en
répubUqueî »
M. de YiUèle était rapporteur de la kn des élecUoas; on voulut en
outre le nommer rapporteur du budget; il refusa, parce qu'il succom-
bait à la besogne, et aussi sans doute parce qu'on n'entrait pas assez
dans ses vues. Il écrit à son père :
•c Nous avons été obligés de faire refaire par le ministre des
finances, de moitié avec les députés des villes de commerce, tout
le travail sur les douanes, de même pour l'enregistrement; fl avait
traité le budget à la mode de Bonaparte. Il a été obligé de le
reprendre en sous-œuvre, parce qu'il ét^ut impossible que tant
d'imperfections pussent résister au raisonnement. M. de Richelieu
nous appelle les raisonneurs; il paraît qu'en Crimée le knout rend
un peu plus souple. »
Et dans une dernière lettre du 8 mars 1816, il ajoute ;
tt H suî&t de connaître le caractère du Roi, Fimpéritie des ministres
et la comy)aon des hommes de l'école de Bonaparte, pour voir
que, sans la crainte de la Chambre des députés, tout marcherait
promptement vers une désoi^anisatioo générale...
« Le Roi ne s'occupe pas de ce qui le regarde, ce qui £ût que nou^
sommes obligés de nous en mêler. »
C'est sur cette noie un peu amère que finit le volume, en laissant
l'impression d'une haute honnêteté, d'une capacité puissante, mais
d'une raideur d'idées et d'une âpreté de caractère qui s'accommo-
daient mal avec les besoins de transaction du temps. Du reste, M. de
YDlèle deraît apprécier plus tard la valeur des passions qu'il partagea
avant d'en être la victime.
Mais nous n'avons nullement la pensée de juger ici M. de Vîllèle ;
nous nous bornons aujourd'hui & le faire connaître en le laissant
parier lui-même. C'est seulement après la publication totale de ses
Mémoms que nous essayerons de porter un jugement d'ensemble sur
Ihomme et sur son œuvre.
H. Delohxe.
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PERDU
RÉCIT DE LA VIE DE PROVINCE
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE
Depuis nombre d'années le bruit courait à Longfield que miss
Horatia Dane avait eu jadis un amoureux qui s'était perdu en mer.
Peu à peu, d'une façon ou d'une autre, ses connaissances avaient
découvert ou deviné tout le roman. La vie de miss Dane s'était
écoulée dans une sorte de veuvage. Elle avait bien Tair, disait-on,
d'une personne qui a une histoire... Gomme si chacun de nous
n'avait pas une histoire! Mais le silence même qui enveloppait
celle-ci lui donnait plus de prestige.
Les habitants de Longfield témoignaient beaucoup de déférence
à miss Horatia. Sa famille avait été, de génération en génération,
aimée autant que respectée ; elle était la dernière du nom et habi-
tait seule la vieille maison aux pierres de laquelle son cœur sem-
blait presque dévotement attaché. C'était un grand bâtiment carré,
très haut, avec une rangée de fenêtres pointues pratiquées dans le
toit et un porche imposant flanqué de massifs de lilas. Une longue
procession de peupliers la précédait comme deux lignes de senti-
nelles montant la garde de chaque côté du chemin. Le père de
miss Horatia était mort vingt années auparavant; depuis, sa com-
plète solitude ne semblait pas peser à l'orpheline, quoiqu'elle fut
toujours grave et sérieuse avec une certaine majesté lente et une
réserve excessive dans toutes ses manières. Des parents fort âgés
venaient quelquefois de loin lui rendre visite; ils n'apportaient
pas grande gaieté. Un jour cependant, la plus jeune de ses cousines
s'invita gentiment à l'improviste. Fille d'un ingénieur civil, chargé
de la construction de chemins de fer dans le Far-West, elle avait
fait de grands voyages avant que l'idée lui prît de renouer
avec la vieille cousine, qu'elle n'avait pas vue depuis son enfance.
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PERDU 109
Lorsqu'elle parla de ce projet comme d'une escapade, son père se
mit à rire en Favertissant de l'austérité qui régnait dans cet inté-
rieur, où l'on ne s'amusait guère'; mais l'intrépide ne se laissa
point décourager, et, en somme, le temps qu'il lui fut donné de
passer à Longfield fut un temps heureux, heureux — surtout pour
nâss Horatia. Un rayon de soleil était entré chez elle avec le frads
visage et les vingt ans de Nelly. Elle lui demanda timidement
d'abord, puis avec instance de demeurer auprès d'elle tout l'été,
même l'automne, au lieu d'une quinzaine.
Quand les gens du village virent miss Dane regarder affec-
tueusement, à l'église et dans leurs promenades, cette jeunesse
qui portait son nom, ils se dirent que Nelly aurait tout l'argent
de la bonne demoiselle si elle jouait bien son jeu. Mais Nelly
n'avait aucun sentiment mercensdre; elle restait volontiers auprès
de sa cousine parce qu'elle s'était mise à l'aimer. Peut-être même
idéalisait-elle un peu ses qualités. La froideur, qui donnait tant
de prix aux moindres paroles d'approbation sorties de cette bouche
peu prodigue en compliments, lui semblait cent fois préférable
à l'amabilité banale des personnes qu'elle avait le plus souvent
rencontrées; celles-là passaient en cinq minutes de l'indifférence
à l'intimité, puis vous oubliaient également vite. C'est souvent le
cas dans le monde.
Nelly, en outre, sdmait à plaire, et jamais elle n'avait eu autant
de succès qu'auprès de miss Dane et de sa vieille servante Mélisse.
Les deux femmes écoutaient son babil joyeux sans se lasser jamais ;
eWea \a trouvaient adroite comme une fée, l'aiguille à la main;
elles s'émerveillaient de ses toilettes. Nelly était élégante à peu
de frais, raisonnable avec cela, économe et toujours occupée.
Miss Horatia ne cessait de lui rendre cette justice; Mélisse approu-
vait sans résistance, quoiqu'elle fut rarement de l'avis d'autrui, et
le vieux domestique, André, un entêté à qui sa maîtresse même ne
demandait rien sans mille précautions préalables, se serait mis dans
le feu pour miss Nelly. Sans doute miss Nelly n'aurait pu souffrir
la pensée de vivre sa vie entière au milieu de ces vénérables anti-
ques, msds, en passant, c'était fort doux. Elle évitait avec soin tout
ce qui aurait pu choquer les opinions surannées de miss Dane et
ne montrait que le meilleur d'elle-même. Bientôt les gens du village
furent tous de ses amis : une jeune fille fait de rapides conquêtes
à la campagne, quand elle est jolie, avenante et versée dans les
modes de la ville. On subissait d'ailleurs involontairement l'effet
de ce tact qui ne s'acquiert que dans le monde, par un commerce
habituel avec des personnalités diflérentes.
Nelly ne passa pas beaucoup de semaines à Longfield avant
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110 PERDU
d'entendre parler des fameuses fiançailles de miss Horatia. Une de
ses nouvelles amies lui dit d'un ton de confidence :
— Est-ce que votre cousine n'a jamais causé avec vous du
jeune homme quelle devait épouser?
— Non, répondit Nelly, dont la curiosité s*é veilla très vite.
Dès cet instant, elle ouvrit les yeux et les oreilles pour saisir au
vol les moindres indices qui pouvaient se rapporter au roman qu'on
lui avait fait entrevoir.
Mélisse devait connaître mieux que personne les affaires de la
famille. Elle chercha donc l'occasion de Tinterroger.
Un matin que miss Horatia, ayant pris son ombrelle n** 2, —
l'ombrelle i franges, — était descendue majestueusement au vil-
lage pour faire quelques acquisitions qu'elle n'eût confiées à per-
sonne. Mélisse commença d'écosser des petits pois sur le seuil do
la cuisine. Aussitôt Nelly vint par le jardin, d'un air d'innocente
flânerie, s'asseoir auprès d'elle en proposant de l'aider.
— Vous vous verdirez les doigts, dit la vieille. N'en prenez pas
la peine. Je n'ai rien à faire que cela.
— Je a'ai rien à faire non plus, répondit Nelly, se mettant à son
aise sur les marches bien balayées. Si mes doigts sont verts, ils
peuvent se laver. Poussez donc le panier de mon côté ou bien
j'éparpillerai partout les cosses et puis vous me gronderez.
Tout en aidant Mélisse de son mieux, elle cherchait un moyen
de la mettre sur la pente de l'histoire qui l'intriguait si fort.
^- Bon ! s'écria tout à coup la servante, j'ai oublié de dire à
miss Ratia d'apporter des citrons pour mon gâteau. Et nous n'avons
presque plus de moutarde et elle ne peut pas manger son rôti sans
moutarde... tout juste comme autrefois le colonel... Je n'ai jamais
vu de famille avoir le goût de la moutarde autant que celle-là.
Chaque famille, du reste, a ses habitudes. Je m'étais pourtant
endormie hier soir en répétant : citron, moutarde, moutarde^
citron, et ce matin j'ai attaché un fil à mon petit doigt pour ne pas
oublier. C'est à croire que je perds toutes mes facultés.
Il était rare que Mélisse se montrât aussi communicative, Nelly
résolut d'en profiter. Attaquant la question avec courage après
deux minutes de silence :
— Mélisse, dit-elle, quel était donc ce jeune homme que ma
cousine a dû épouser dans le temps? Il est curieux que je n'en
sache rien et que mon père ne m'en ait jamais parlé.
— Je n'en sais pas plus long que vous peut-être, répliqua
Mélisse en épluchant ses pois beaucoup plus vite. Jamais je n'ai
entendu miss Ratia prononcer seuleuieiit son nom. Et pourtant elle
a deviné que je voyais clair..., nous nous entendons. Des bavards^
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PEBDU m
comme il y en a, m'ont dit qu'elle l'avait rencontré pendant une
visite à sa grand' tante de Salem. Il s'appelait Garrick et devait se
marier, parait-il, à son retour du voyage dans lequel il s'est perdu.
II serait devenu alors patron d'un navire... Ohl leur amitié n'a
pas duré longtemps... Les gens n'ont rien su qu'après.
— Vous dites qu'il s'est noyé? demanda Nelly.
— Personne n'a plus entendu parler du navire, qui aura péri tout
entier quelque part dans les mers du Sud; voilà ce qu'on suppose.
Pendant des mois, des années, miss Ratia et toute la famille ont
espéré quand mëme«..,mais aucune nouvelle n'est jamais venue.
Damel le coup a été rude quoiqu'elle n'en ait rien montré. Us
sont comme cela, tous les Dane, ils gardent pour eux ce qu'ils ont
sur le cœur. Vous êtes la première Dane que j'aie vu avoir une
langue bien pendue... Sans doute vous tenez cela du côté de votre
défunte mère. Je sais seulement que cette dent de baleine avec un
vaisseau dessiné dessus, qui est sur la cheminée de sa chambre,
vient de ce jeune Carrick; s'il lui a donné d'autres souvenirs, je
ne les connais pas.
Un silence se fit. Nelly avait le cœur serré en songeant à cette
longue attente du navire perdu et à la vie solitaire de sa pauvre
cousine. N'était-il pas curieux que miss Horatia, si peu capable
d'audaces d'aucune sorte, se fût attachée à un marin, elle aussi?
Neliy avait quelques raisons particulières pour s'intéresser à la
marine.
— Ha foi! reprit Mélisse, ça vaut peut-être mieux... On dit
qu'VL u'^v^l pas déjà si excellent sujet, et quand une femme pos-
sède une bonne maison, comme celle-ci, avec de quoi vivre, elle a
raison d'y rester bien tranquille. Ce n'est pas moi qui donnerais le
certain pour l'incertain, ajouta Mélisse d'un sûr de décision hautaine,
comme si elle eût été assiégée par une armée de soupirants.
Nelly ne put s'empêcher de sourire. U eût été diflicile, en effet, de
venir à bout d'une pareille citadelle.
Les pois verts étaient écossés cependant. Mélisse dit d'un air
mécontent qu'elle serait forcée de flâner jusqu'à l'heure où le dîner
pourrait être mis en train. Pour que Mélisse crût fsure son devoir, il
fallait que chaque partie de son ouvrage s'emboitàt exactement &
l'autre, sans aucune interruption. Elle eût volontiers reproché &
Nelly d'avoir abrégé sa besogne.
La jeune fille, tout en l'écoutant se gourmander elle-même, trem-
pût ses mains blanches dans un bassin de cuivre auprès du puits. U
était encore de bonne heure, le soleil ne devait pas atteindre de
longtemps ce côté de la maison; les volubilis roses et bleus étaient
dans toute leur firaîcheur ; ils couraient sur des fils tendus régulière*
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112 PERDU
ment au-dessus de la feuêtre. Tout était en ordre dans cette cour,
sauf les grandes joubarbes, qui s'échappaient de leur caisse, empié-
tant çà et là, quoi que pût faire et dire Mélisse.
— Ça se fourre partout, répétait cette dernière, et ça ne sert à rien,
mais la mère de Mademoiselle les a rapportées avec elle quand elle
est venue d'Angleterre en Amérique, après son mariage : voilà
pourquoi on les garde.
Tout était souvenir dans la demeure de miss Horatia ; pour cette
raison surtout, Nelly s'y plaisait, elle qui avait été accoutumée aux
cités neuves fie l'Ouest. Sa vie errante et active lui faisait trouver
du charme à cet ensemble de choses immuables qui s'étaient per-
pétuées d'année en année, échappant au changement. Lorsqu'elle
ouvrit la barrière du jardin, qui grinçait comme de fatigue, elle re-
marqua comlien le bois était lisse et poli à la place où tant de mains
l'avaient usé. Le jardin lui-même où elle se promenait maintenant
l'enchantait, bien qu'elle eût vu des jardins plus magnifiques. Il
était à l'ancienne mode avec des plates-bandes d'herbes potagères,
des rangées irrégulières de groseillers, des buissons de roses d'où
jaillissait la hampe élevée des lis, un chèvrefeuille beaucoup plus
vieux qu'elle et des allées droites qui invitaient à la méditation.
Nelly cueillit un petit bouquet de roses tardives et le déposa sur
la table du salon. La large porte du vestibule était ouverte, mais
les volets verts restaient fermés, laissant cette pièce dans les
demi-ténèbres fraîches et un peu tristes qu'aimait miss Horatia,
ennemie déclarée du grand soleil et surtout des mouches. A
peine Nelly, aveuglée par la lumière éclatante du dehors, voyait-
elle assez pour se diriger à travers les chambres. Cependant elle
trouva un verre à Champagne, le remplit d'eau et y plaça ses
fleurs. Puis, s'habîtuant à l'obscurité, elle regarda deux silhouettes
posées sur la cheminée. C'étaient les portraits d'un oncle de miss
Dane et de sa femme. Nelly se rappelait que sa cousine lui avait
dît la veille qu'elle ressemblait à ce vieux monsieur. Vraiment, il
lui était impossible de discerner la ressemblance, mais ces portraits
lui suggérèrent soudain d'autres pensées; elle se détourna brus-
quement et courut droit à la chambre de miss Horatia où il y avait
d'autres silhouettes attachées au mur, des hommes parmi elles,
de jeunes hommes avec le nom au-dessous. Elle les examina très
attentivement. Hélas I ce n'étaient que les frères de miss Horatia.
Peut-être y avait-il quelque part cependant, peinte sur ivoire et
enfermée dans son étui de maroquin, une miniature du fiancé
disparu ; elle espérait bien la découvrir un jour. Cette histoire du
pauvre marin, enlevé si jeune au bonheur, hantait son imagination;
sa cou.iue devenait, pour elle, beaucoup plus intéressante qu'elle
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PERDU 113
ne Vavait été jusque-là. Combiea de larmes elle avait dû verser
avaot d'arriver à cette résignation placide !
itfiss Horatia la surprit plongée dans des réflexions attendries,
mais elle-même ne semblait pas être dans une veine romanesque.
— Il va faire, dit-elle, terriblement chaud, et je me suis tracassée
depuis ce matin, parce que j'avais oublié en sortant de dire à André
de cueillir ces groseilles blanches pour la femme du ministre.
J'avais promis qu'elle les aurait de bonne heure. Voudriez-vous
appeler Mélisse, ma chérie?
Mélisse, qui préparait une tarte, ne se dérangea point sans grogner.
— Comme si le ministre ne pouvait pas attendre... S'agiter
ainsi pour des groseilles blanches I André avait à faire ferrer les
chevaux; il n'était pas près de revenir I Enfin, puisqu'elle n'avait
pas de citron pour son pound-cake^ elle pouvait, à la rigueur,
aller les cueillir elle-même... Il le fallait apparemment.
Nellf laissa miss Dane dans le salon obscur où elle écrivait une
lettre et courut rejoindre Mélisse au soleil, derrière les groseillers.
Son énorme capeline de guingan l'avertit de l'endroit où elle était
à genoux, une corbeille devant elle, se parlant à elle-même, dans
nn vague courroux contre la vie et les ennuis qu'elle apporte.
— Ce que votre cousine veut, elle le veut bien et elle le veut
tout de suite, dit-elle à Nelly, qui procédait à dépouiller l'autre
côté du groseiller ; autant essayer de faire changer de place à la lune
que de hd fûre, à elle, changer d'avis I Elle se sacrifierait, ma
parole, pour ces gens du presbytère qui croient que le monde est
créé pour eux. Ils en reviendront, ils en reviendront! Moi, je ne
ine mettrais pas en quatre comme ça au service de M. le ministre.
Nous ne nons entendons guère sur son compte, miss Ratia et moi.
Ce n'est pas qu'il prêche mal... non, et il est venu me voir quand
j'ai été malade, au moment 0(1 il s'installait ici, et il m'a fait le
bien qu'il a pu, mais croirez-vous qu'en priant le bon Dieu pour
mol, au pied de mon lit, il a répété plus d'une douzaine de fois :
€c Cette vieille servante I... » Cette vieille servante 1 répéta Mélisse
avec indignation, je ne me trouve pas si vieille aujourd'hui
encore et il y a dix ans de cela I Non pas que j'aie la prétention
d'être jeune..., mais on dirait vraiment que je ne me tiens plus sur
mes jambes, que j'aurai bientôt un siècle, quoi I
Nelly se mit à rire, et la figure de Mélisse n'en devint que plus
renfrognée, tandis qu'elle s'attaquait au groseiller suivant.
— Voilà donc pourquoi vous n'aimez pas le ministre?
— J'espère bien, mademoiselle, qu'il ne suffira jamais de pareilles
Tétilles pour me tourner contre un prêtre, lui fut-il vertement
répondu.
10 ocTOBaB 1887. 8
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114 PERDU
— Je me demande, reprit Nelly, si peu encouragée qu'elle fût
à poursuivre la conversation, je me demande si ma cousine ne
possède pas un portrait de ce capitaine Garrick?
— 11 n'était point capitaine, répliqua Mélisse ; j'ai entendu dire
qu'il devait avoir un commandement à son prochain voyage, voilà
tout
— Et vous ne l'avez jamais vu? Il n'est jamais venu chez elle?
— Ma foi, non. Us se sont rencontrés à Salem, où elle passait
cet hiver-là, et puis il s'est embarqué. Tout ce que je sais, c'est
qu'on a offert à miss Ratia plus d'un bon parti; elle a toujours
refusé. Je suppose que son cœur était resté enseveli au fond de
la mer avec lui.
Cette phrase sentimentale dans la bouche de Mélisse parut si
drôle à Nelly, qu'elle se baissa pour cueillir des grappes tout près
de terre, et que, pendant quelques minutes, il lui fut impossible
de poser de nouvelles questions.
— Mais bien des fois j'm vu, j'ai senti, qu'elle pensait à lui,
reprit Mélisse d'un ton ému qui, cette fois, toucha profondément
la jeune rieuse. Elle se trouvait bien seule, allez! Elle et son père,
le colonel, ne causaient pas librement ensemble; elle gardait tout
pour elle. La seule fois qu'elle m'ait dit un mot de sa peine, il
y aura sept ans à la fin de décembre... On avait dressé un bel
arbre de Noël dans la sacristie de Téglise, et elle y alla; j'y allai
aussi. Tout ce qui, dans la paroisse, pouvait marcher, ou seule-
ment se traîner, était là; ces diables d'enfants faisaient un train I...
De mon temps, on leur aurait tiré les oreilles jusqu'à les arracher,
nmis aujourd'hui, on souffre tout à la marmaille. Ils nous cassaient
donc la tète. Voilà que tout à coup je cherche des yeux miss Ratia,
et je ne l'aperçois plus ; on me dit qu'elle était partie. Je rentre bien
vite à la maison... Pas de lumière; la peur me prend, l'idée qu'elle
est malade... Mais c'est elle-même qui m'ouvre la porte, et, la lampe
allumée, je vois qu'elle a pleuré. Je lui demande : — <c Est-ce que
vous avez reçu quelque mauvaise nouvelle? » Mais elle me répond :
« — Non, non... » Et se remet à pleurer si fort, que cela faisait
pitié. « — Mélisse, me dit-elle, je ne me suis jamais sentie si seule
que ce soir au milieu de ces petits. C'est une chose affreuse que
d'être seule au monde. » Naturellement je ne pouvais rien répondre.
Je lui ai préparé une bonne tasse de thé, qui a paru lui faire du
bien; mais elle ne s'est couchée tout de même qu'à trois heures du
matin, cette nuit-là; et moi je n'ai pu fermer l'œil que lorsque je l'ai
entendue remonter. Damel elle est tout pour moi, miss Ratia. Je
n'ai pas de famille, moi non plus. C'est la mère de mademoiselle
qui m'a prise, orpheline, à l'hospice. Je me rappelle que, quand je
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PERDU 115
suis yenne îcî, j'étais si petite, quTl me fallait un tabouret pour
monter dessus quand j'aidais à laver la vaisselle. On m'a toujours
donné tout ce qu'il me fallait, et je fais tout ce que bon me semble;
si je voulais j'aurais une aide tous les jours. Cela n'empêdie pas
que îe me sois aussi quelquefois sentie seule, et je parie que miss
Ratîa s'en est bien aperçue I
Nelly s'attendrît sincèrement sur l'humble histoire de Mélisse;
elle n'aurait pas cru ce vieux cœur susceptible de loger tant d'affec-
tion. Les gens s'étonneront toujours qu'une châtaigne ne soit pas
épineuse au dedans comme elle Test au dehors. Quand la digne
servante fut retournée dans sa cuisine, elle rentra, elle aussi, mais
pour prendre son chapeau et descendre la longue rue bordée
d'ormes chenus, à la recherche des dtrons oubliés. Ces citrons
furent déposés discrètement sur la table de la cuisine, et personne ne
lui en dit rien ; seulement il y avait, à l'heure du thé, deux déli-
cieux pound'CakeSy l'un rond et l'autre en forme de cœur, sur une
assiette de Chine bleue, auprès de sa tasse.
Après avoir pris leur thé, les deux cousines s'assirent dehors, la
plus âgée sur un fauteuil à dossier droit, la plus jeune sur le pas
de la porte. Les rainettes et les grillons chantaient à l'envi; les
étoUes se laissaient entrevoir parmi les branches, les ormes se
détachaient lourds et noirs sur le ciel, et une petite brise soufflait
le parfum des lis jusque dans la maison.
Miss Horatia frappait les bouts de ses doigts les uns contre les
autres. Sans doute, elle ne pensait à rien de particulier. Elle avait
passé une journée paisible, sauf l'épisode des groseilles; et ces
malhenreux fruits étaient en somme arrivés à temps au presbytère.
Mîss Horatîa avait reçu la lettre d'affaires qu'elle attendait. Il n'y
avait donc rien à regretter dans le présent, rien à craindre pour le
lendemain.
— Ma cousine, demanda Nelly, ètes-vous bien sûre d'être con-
tente de m'avoir ici? Est-ce que vraiment je ne vous dérange pas?
— Certes, non, répondit mîss Horatia, sans aucune manifestation
de sensibilité. La présence de jeunes hôtes m'est infiniment agréable,
quoique j'aie pris l'habitude de la solitude et que j'en souffre
moins que vous n'en souffririez, je suppose.
— J'en souffrirais beaucoup, dit doucement la jeune fille.
— Vous en prendriez l'habitude comme moi, répliqua miss Dane.
Oui, chère, je suis heureuse de plus en plus de votre séjour ici, et
je ne pais me faire à l'idée d'un prochain départ.
ïlle passa la main sur les cheveux de Nelly connue pour s'excuser
d^avoir parlé froidement d'abord, et cette caresse rare produisit son
effet.
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116 PERDU
— Mon père ne me manque pas trop, poursuivit franchement
Nelly, parce que je suis si accoutumée à le voir aller et venir, mais
il y a d'autres p^sonnes dont Fabsence laisse chez moi un grand
vide. Vous ai-je parlé jamais de George Forest?
— Je crois me rappeler ce nom, en effet.
— Eh bien, il est dans la marine, lieutenant; il est parti pour
un long voyage et... il me manque beaucoup... beaucoup... Heu*
reusement je ne tarderai pas à recevoir de ses nouvelles.
— Votre père approuve-t-il ce choix? demanda miss Dane avec
quelque raideur. Vous êtes bien jeune encore, et je déplorersds une
imprudence, une légèreté de votre part. N'exposez pas votre
bonheur à l'étourdie, mon enfant.
— 0ht mon père le connaît bien et fait grand cas de lui... II ne
s'opposera pas... Seulement, George est parti pour si longtemps I
Trois années, je suppose. Il va en Chine et.au Japon.
— J'ai connu de plus longs voyages, dit miss Dane d'une voix
altérée.
Se levant brusquement, elle s'éloigna, mais Nelly la vit revenir
au bout de quelques minutes. Elle lui fit mille questions anxieuses
et bienveillantes, bref en apprit plus long sur la vie et sur les
sentiments de sa jeune amie en cette seule soirée que dans tous
les jours précédents. Le sujet n'était pas épuisé quand Mélisse
apporta les bougeoirs à dix heures, l'heure immuable du coucher
de sa maîtresse. Celte nuit-là d'ailleurs, miss Dane ne se coucha
pas; elle resta assise près de la fenêtre de sa chambre à réfléchir.
La lune se leva tard, et après un peu de temps, nûss Horatia
éteignit les bougies, qui avaient brùlé jusqu'au bout. Chacune des
années qui s'étaient écoulées depuis le dernier et lamentable voyage
de Joe Carrick avait augmenté l'affection qu'elle lui gardait, Horatia
étant de ces femmes qui s'attachent de plus en plus aux souvenirs
du passé à mesure qu'ils s'éloignent davantage. C'est assez naturel
en somme. Les grands chagrins de notre jeunesse deviennent quel-
quefois l'enchantement de notre âge mûr; nous ne pouvons nous
les rappeler sans sourire. Nous découvrons que la vie a été meil-
leure que nous ne l'avions cru, quand nous regardons en arrière.
Miss Dane en était venue à aimer son fiancé mort beaucoup plus
peut-être qu'elle ne l'eût aimé vivant; à force d'y penser, elle avsdt
fait d'un fugitif épisode tout le roman de son existence; elle ne se
demandsdt plus, comme autrefois, s'il eût été bien raisonnable
d'épouser Joe, elle se souciait de moins en moins que ses amis et
voisins, la sachant obstinément fidèle à un souvenir, fissent là-
dessus toute sorte de réflexions. Pauvre Joe Carrick I Si gai, A
beau, si tendre 1 Comme il l'avait regardée ce jour où il sortit du
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PERDU 117
port de Salem sur le Chevalier! Si elle avait pu se douter seule-
ment qu'elle ne le reverrait plus jamais... Cependant ses pensées
cJiangërent de cours à la fia. Dieu, après cette épreuve, lui avait
épargné bien des peines et accordé de nombreuses bénédictions.
— Que la volonté de Dieu soit faite I se dit-elle en rabattant un
Tolet entre elle et le clair do lune.
Tandis qu'elle rallumait sa bougie, elle se sentait presque
ccmpable :
— Quelle réprimande j'adresserais à Nelly, si elle passsdt la
moitié de la nuit à contempler la lunel Je suis vieille... Ces sortes
de choses sont ridicules... Mais la nuit était si belle!... J*aurais
voulu voir la lune briller derrière la cime des arbres.
Nelly cependant dormait du sommeil du juste dans la chambre
voisine.
Le lendemain, à déjeuner, sa cousine était aussi calme, aussi
réservée que jamais, et lui proposa de faire quelques visites dans
Vaprës-dlnée.
Aussitôt Nelly pensa naturellement à la robe qu'elle devait
mettre. Celle qui fut choisie avait besoin de certaines répara-
tions; de sorte que le déjeûner terminé, elle s'établit avec sa
boîte à ouvrage dans la salle à manger, une jolie pièce où miss
Dane passait volontiers la matinée, sous prétexte de surveiller de
là sa cuisine, qui n'avait nul besoin d'être surveillée; en réalité
4i'élait sans doute pour entendre une voix humaine, ne fût-ce que
la voix peu mélodieuse de Uélisse, qui, ce matin-là, par parenthèse,
chantonnait des psaumes tout en vaquant à sa besogne.
Ne//y cependant fredonnait, l'aiguille à la main, une petite
chanson :
Que feras-tu, ma mie, quand je serai loin,
Ma voile blanche ouverte au vent, la mer entre nous?
Et miss Horatia allait et venait, montait l'escalier, redescendait,
occupée de mille rangements.
11 se trouva que la robe avait besoin de plus de retouches que
Nelly ne l'avait pensé d'abord. Les heures s'écoulèrent; tout était
silence dans la maison et dans le jardin, quand soudain un pas
lourd cria sur le sable; puis on frappa très fort à la porte de la
cuisine.
Cette porte s'ouvrit, une voix d'homme demanda si on ne pour-
rait pas lui donner quelque chose à manger.
— Je crois bien que oui, répondit Mélisse. Entrez.
Les mendiants étaient peu nombreux à Longfield, et miss Dane
ne souffrait pas que l'on sortit affamé de sa maison. Mélisse chercha
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118 PERDU
donc dans le garde-manger; Nelly Tentendît placer plusieurs
as^ttes sur la table de la cuisine.
— Ne prenez pas tant de peine, dit Thomme en approchant sa
chaise. On n'est pas difficile! J'ai conché dans une vieille grange
abandonnée, à trois ou quatre milles d'ici, et le sooper n'y vahdt
rien.
— Vous allez loin? demanda Mélisse.
— A Boston. Je suis décidément trop vieux pour voyager à jned.
Si l'on y allait en bateau seulement 1 L'eau et moi nous sommes de
vieilles connaissances. Voilà, ma fm, un royal morceau de bœuf.
Vous ne pourriez pas me donner à présent un pichet de cidre?...
Ceci fut insinué très humblement, toutefois Mélisse ne se laissa
pas attendrir.
— Non, pas de cela, répondit-elle résolument, — et la conversa-
tion devînt languissante.
Miss Dane descendait de sa chambre au moment même.
— Voudriez-vous rester dans la cuisine? lui dit tout bas la vieille
bonne. Il y a là une espèce de mendiant qui a l'air étranger. Je
lui trouve mauvaise mine, et je n'aimerais pas le laisser tout seul.
Le temps de mettre le couvert... Il aura vite fini son repas du train
dont il dévore.
Miss Dane la suivit sans répondre et, en la voyant, le vagabond
se leva à demi.
— Bonjour, madame! dit-il avec une politesse qui n'est pas
toujours celle des gens de cette sorte.
Aussitôt que Mélisse fut loin, il reprit : « Je suppose que vous
n'avez pas de cidre? » mais sans plus de succès que la première
fois, miss Dane ayant remarqué qu'il paraissait avoir déjà beaucoup
trop bu.
— Est-ce loin d'ici Boston? poursuivit-il sans insister.
— Quatre-vingts milles.
— C'est que je voyage lentement. Les marins ne font pas de
bons marcheurs.
— Vraiment, dit miss Dane, vous avez été marin?
— Je n'ai jamais été que cela, répondit l'homme qui semblait
disposé à bavarder.
11 avait mangé comme un chien vorace; on eût dit qu'il mourait
de faim, et maintenant il se reposait. C'était un vieillard pauvre-
ment et malproprement vêtu, la face rouge, les gaules voûtées;
en le regardant bien, on pouvait cependant discerner encore que
ses traits avaient dû être beaux avant la misère, avant Tignominie.
— Je n'ai jamais été que cela, répéta-t-il. Gamin, je me suis
sauvé de chez mes parents pour prendre la mer et f y suis resté
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PEâBU 1L9
jusqu'à ce qu'on m'ait trouvé trop vieux pour servir mêoie de
colamier.
Le fût d'être tnea reçu chez une dame telle que uiias Daue
éleva peut-être ses pensées, pour un instant, au-dessus de leur
mreM ordinaire, qui était des plus bas :
— C'est la boisson qui m'a perdu, ajouta-t-il. J'aurais dû être
autre chose. Personoe ne me méprisait quand j'étais jeune... au
œutnére. Vu été second, tel que vous me voyez, sur un navire de
premier ordres et je ne devais pas tarder à passer capitaine.*.
Hais voilà... le bateau se perdit justement dans cette traversée...
il se perdit corps et biens... Il n'y eut que trois hommes de sauvés;
QSL nous recueillit sur une jonque chinoise. Elle avait la peste à
bord; mes camarades moururent; je £us malade, mais j'en ré-
chappât Noua étions dans un enfer là-dessus, comprenez-vous?
Quand je débarquai seul, je montai sur une vieille coquille de noix
qui prétendait vouloir doubler le Cap et qui se trouva être un nid
de pirates. BreC, je m'en allai au diable avec eux, et depuis j'ai
tPD^ois dégringolé.
— Il n'est jamais trop tard pour se corriger, dit sentencieuse-
meailiëUsse^ qui traversait la cuisine au moment même.
— Cela vous est facile à dire, répondit le vagabond. Moi je suis
trop vieux, le pli est pris. Quoi que je fasse, je m'en vais en
dérive... On finit par n'être plus le maître chez soi. Bah!..,
U se mit à rire avec une insouciance qui serra le cœur de miss
Dane.
— Ne pariez pas ainsi, dit-elle.
— Voyons, madame, franchement, qu'est-ce que vous voulez
que fesse une vieille épave comme moi pour gagner sa vie? Qui
donc m'y mderait, si j'étais tenté d'essayer? Ce ne serait pas vous,
n'est-ce pas? Et encore je ne crois pas que l'on m'ait nulle part si
bien traité. Je suis un homme fini.
Ibis son accent n'était plus sincère; il était retombé à son rang
de mendiant.
— Ne pourriez-vous entrer dans quelque refuge?... Il y en a de
spéciaux pour les marins. C'est chose si triste de voir sans foyer,
errant parles chemins, un homme de votre âge! N'avez-vous donc
pas d'amis, personne qui s'intéresse à vous?...
En parlant miss Dane le regardait avec une fixité singulière ; tout
à coup elle changea . de couleur, ses traits se décomposèrent.
Qœlqae chose l'avait frappée qui l'épouvantait. On pourrait pâlir
ainsi devant l'apparition de quelque spectre effroyable.
— Non, dit l'homme; ma famille était, — vous ne le croiriez pas,
~ une des meilleures de Salem. Je ne me suis plus montré dans
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120 PERDU
la ville où notre nom a été honorablement porté autrefois. Mes
parents sont morts quand j'étais petit, c'est ma grand'mère
qui m'a élevé. Près de quarante ans se sont passés, voyez-vous^
avant que je rentre dans mon pays. J'ai rencontré quelque-
fois dans les ports des gens que je connaissais, mais je les ai tou-
jours évités. La plus grande partie de ma vie s'est passée à
l'étranger. En ai- je vu du pays!.. Tenez, j'avais une bonne
femme en Australie... Je ne sais plus où j'ai tratné mes vieux os.
Partout, il me semble. J'ai dépensé une couple de fortunes, le
diable sait comment... Et me voilà!... nom de...
Il termina par un affreux juron.
Nelly cousait toujours dans la salle]^à manger, mais elle n'eir-
tendait plus. Quelques minutes auparavant la porte ouverte jusque-
là était retombée avec lenteur en gémissant. La pierre ronde que
Mélisse mettait toujours pour la retenir avait été déplacée. Nelly en
éprouva de l'ennui, car elle était curieuse; il n'arrivait plus jusqu'à
elle qu'un murmure confus de voix. N'était-il pas étrange que sa
cousine restât si longtemps à causer avec ce vagabond? De telles
familiarités n'étaient point dans ses habitudes. Sans doute it
demandait de l'argent... Allait-elle lui en donner pour encourager
sa fainéantise et son ivrognerie?
Quelque temps se passa encore puis le vieux sortît, en trév
buchant, de la cuisine.
— Je vous suis bien obligé, dit-il, prêt à s'éloigner. C'est
peut-être la dernière fois qu'on me traite comme si j'étais un
gentleman. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour votre
service?
Il parlait en hésitant, avec le secret désir que son offre ne fût
pas acceptée.
— Non, rien, répondit miss Dane. Non, merci. Adieu.
Et il s'en alla.
Nous avons dit que ce misérable avait été, l'espace de quelques^
minutes, élevé par une bienfaisante influence un peu au-dessus
de lui-même ; à peine avait-il gagné la porte qu'il redevint ce qu'il
était d'ordinaire :
— Du diable si elle ne m'a pas donné un billet de 10 dol-
lars! Elle aura cru qu'il était d'un dollar, pour sûr! Je vais me
sauver le plus vite que je pourrai, avant qu'elle ne s'en soit
aperçue et qu'elle n'envoie quelqu'un après moi!
Des visions de rasades sans nombre et d'autres choses dans
lesquelles le vieux matelot était encore capable de trouver du
plaisir traversèrent son cerveau hébété.
Comme elle me regardait, la vieille damel... Est-ce que je
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PERDU 121
raatais coBnae dans le temps, par hasard? Mais non, je ne suis
jamais venu de ce côté-ci.
£t il poussa le long de^la route poudreuse.
Ce soir-là, il se soûla très fort, et le lendemain il continua sa
route, Dieu sait où.
Cependant Nelly et Mélisse avaient entendu un bruit singulier
dans la cuisine, comme celui que fait un corps en tombant. Elles
s'élancèrent pour trouver miss Horatia évanouie, ce qui ne lui
était jamais arrivé. La chaleur, expliqua-t-elle, et nuis toute la
matinée elle avait eu un peu mal à la tète. GetteTaiblese était
venue brusquement..*.
Elles l'aidèrent à regagner le salon, Mélisse lui apporta un cor-
âaJ, Nelly se nût à l'éventer pendant qu'elle gisait sur le canapé.
Un instant elle appuya tendrement sa joue ronde et fraîche contre
la main amaigrie de miss Horatia. Jamais elle n'a su le bien qu'elle
aurait fait ce jour-là.
Tout le monde oublia le vieux vagabond au milieu de l'émoi qui
suivit sa visite, tout le monde, sauf miss Dane qui se rappelait avec
im frisson d'horreur l'instant précis où elle avait découvert, dans
son r^;ard, dans sa voix, quelque chose qui lui était familier.
Presque aussitôt elle l'avait reconnu, lui, son premier, son
imique amour... Les années l'avsdent terriblement changé... Il
a^était bien nommé une épave, une épave sans valeur, informe,
irréparablement dégradée, qui, morceau par morceau, s'englou-
tissait dans l'abtme.
Et eUe l'avait aimé I Depuis elle y pensa souvent. Et elle l'avsdt
regreivë pendant des années! Et elle avait pu se croire ûmée
encore plus qu'elle n'aimait, n'ayant jamais douté que le navire
perdu ne se fût englouti en même temps qu'un cœur fidèle...
Peu à peu elle s'habitua au fardeau de ce nouveau secret ; elle
Dnémit en se représentant la vie qu'elle eût menée avec lui, elle re-
mercia Dieu de lui avoir épargné tant de honte et de désespoir.
La distance entre eux était devenue immense. Cette femme si.
généralement estimée, dont l'existence tout entière avait été irré-
prochable et bien gardée, comprenait à peine ce que c'est que
Vinlaime, avant d'avoir vu échouer, à sa porte, l'homme qui avait
été Joe Garrick. Lui qu'elle avait toujours vu jeune et d'une char-
mante élégance, avec les yeux djm souvenir, être réduit à cet état
de décrépitude, de malpropreté sordide! Dieu merci encore, il ne
t'avait pas reconnue, elle... La position eût été trop pénible ppur
tons les deux I Et cependant elle songeait avec une surprise at-
tristée qu'elle ne se serait pas crue changée aussi complètement.
Combien leurs deux routes dans la vie avaient été différentes I
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PERDU
Ene le plaignait, elle pleura snr lui plus d'une fois; elle eût dcmné
beaucoup pour appreudre qu'il était mort- Déchu à ce degré 1.,.'
Pourtant, il aurait pu être, avec cette volonté si énergique et ce
courage, un brave et honnête homme. Msds toute sa force avait
été tournée contre le bien.
— Que Dieu lui pardonne I répétait à chaque instant miss Ho-
ratia.
Une sorte de remords la poursuivait; peut-être n'aundt-elle
pas dû le laisser partir, peut-être n'aurait-elle pas dû le perdre
de vue ainsi pour toujours.
Hélas I il lui eût été impossible de faire 'autrement. La jndé
qu'elle ressentait pour lui ressemblait à celle que Dieu peut avoir
pour le pécheur. Elle avait pitié des entraînements auxquels il
avait cédé, elle avait pitié même de ses vices volontaires, elle
souffrait. C'en était fait de son roman. Néanmoins, les gens du
village en parlèrent encore tout bas aux étrangers. Ni Nelly ni
Mélisse ne surent de quelle façon navrante elle avait perdu,
pour la seconde fois, celui qui l'avait aimée. Personne ne s'a^^erçut
du moindre changement; la fidèle Mélisse remarqua seulement
que la dent de baleine avait disparu de sa place dans la cfaamhre
de miss Dane, qui vieillissait à vue d'œil, au dire de ses amis.
Maintenant, elle est tout de bon une vieille femme. Mais, bien
qu'elle reconnaisse que quelque chose manque à sa vie, elle se
montre aussi tranquillement satisfaite que jamais du sort que lui a
fait la Providence. C'est le contentement de l'hiver f^tôt que celui
de Tété; les fleurs sont depuis longtemps fanées, ensevelies sous
la neige.
Sarah 0. Jewett.
Traductmi de Th. Bentzon.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES
SAINT-CYR
PRESIIÈRE PARTIE {fin)
Saint-Cyr après la guerre de 1870. — L'organisation de 1873. — L'élévation des
pregfHBmes et M. laies Siimn. — LVinganiastioo actuelle et le décret do 1883. *-
L'enseignement à Saint-Cyr en 1887.
On âte avec raison, coiBfme un exemple de ce que peuvefnt la
lîrBîtë et la volonté chez nn penpie décidé à tout pour reprendre
le rang dont une guerre malheureuse l'a dépossédé, la conduite
de Isc Prusse après 1806.
Le désastre d'Iéna, la défaite d'Auerstsedt et la débâcle qui 9h-
Vîrent ces deux journées ayaimt amené l'anéantissement à peu
près complet de la monarchie de Frédéric U. Ses armées détraites,
son trésor perdu, ses places occupées, que demeurait-il i la
Prusse au commencement de 4807? Et cependant des houmies
comme Schamhorst, comme Kleist, comme Blûcher ne désespé-
rèrent pas de la patrie. Grâce à leurs efforts, grâce à des cosibi-
naisons judicieuses et prévoyantes, la nation, secouée dans sa
torpeur, s'apprêta généreusement pour de nouvelles luttes, et dès
1813, à la mort de Schamhorst, elle étsût assez forte pour entrer
à nouveau dans une coalition dirigée contre la France. Sans doute,
à cette époque, la Prusse souffrait encore de blessures récentes ;
sans doute aussi elle ne put apporter à ses alliés que d'assez faibks
moyens, il n'en est pas moins vrai que cet appoint fut tel, que
Napoléon dut en tenir compte; et qui sait s'il ne fut pas la goutte
d'eau qui fift déborda le vase?
Vu peu plus tard, en 1815, quand tout le nK)nde en Europe
ne parta pkis que de paix, ne songea plus qu'au repos, nous
voyons la Prisse entamer Tœuvre lente de réorganisation qui la
mènera, cinquante ans plus tard, à Sadowa et à 1870.
^ Vo7« le CoJT&^mdaU du 25j8epiembrd 1887*
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124 NOS ÉCOLES MIUTAIRES
L'histoire, racontant un jour comment la France, au lendemain
de 1870, essaya de se relever d'un désastre inouï dans son histoire,,
ne nous trouvera pas sans doute inférieurs à la Prusse. Elle ne
dira pas sans étonnement l'élan avec lequel notre pays, en proie à
un système politique aussi démoralisateur que la république, put
payer en trois années cinq milliards de francs à son vainqueur, et
organiser du jour au lendemain une armée refaite de toutes pièces,
munie à nouveau de tous les accessoires, de tout le matériel, des
rouages multiples sans lesquels ne marche plus une armée moderne.
Dans cette reconstitution générale de l'élément militaire, nos-
écoles spéciales devaient être tout naturellement l'objet d'une
attention particulière. Cependant, comme l'organisation de 4870
était bonne, on jugea convenable de n'y toucher qu'avec prudence,
et les remaniements effectués à Saint-Gyr au lendemam de la
guerre portèrent de préférence sur les matières que devait com-
prendre l'enseignement.
Les modifications organiques se bornèrent à mettre à la tète de-
chaque compagnie un capitaine, alors qu'avant la guerre il n'y
en avait qu'un par division ; à créer, en outre des professeurs ûtx^
laires de chaque cours, quatre professeurs adjoints.
En ce qui concernait la cavalerie, un décret du président de la
République en date du 8 mai 1873 décida que dorénavant tous les
élèves de première année serviraient pendant un an dans l'infan-
terie et que, seulement à la fin de la première année, il serait établi
une liste d'aptitude à la cavalerie par une commission composée
Du général commandant l'École,
Du commandant en second.
De l'officier supérieur chargé des exercices de la cavalerie.
Et d'un des officiers instructeurs.
Les élèves inscrits sur cette liste devaient exercer, d'après leur
rang de passage en première division (deuxième année), leur droit
d'option pour la cavalerie, et la liste définitive était formée ea
prenant sur cette liste, d'après leur rang, le nombre d'élève»
nécessaire pour le recrutement en officiers des armes à cheval.
Quant aux remaniements qu'on fit subir aux méthodes d'ensei-
gnement, ils furent plus importants.
Tout d'abord, les anciens cours de mathématiques, d'histoice
générale, de physique et de chimie — les seules chaires occupées
par des professeurs civils — furent définitivement supprimés. La
vérité est qu'ils demeuraient d'une inutilité réelle, s'adressant à
des jeunes gens qui avaient poussé leurs études, au collège, biea.
au delà des matières enseignées dans ces cours. Quant aux autres
branches de l'enseignement, — branchées purement militwes, —
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NOS ÉCOLES MILITAIRES 125
comme rartilleriey la fortification, l'art militaire, elles dareot se
pWer ara méthodes pratiques et, disons le mot, terre à terre, dont
on était an peu trop sorti à la fin de l'empire.
En artillerie, on parla un peu moins de l'histoire des armes chez
les anciens et l'on donna aux élèves quelques détails de plus sur
la construction des canons Lahitolle ou de Bange. En fortification,
l'ëpure traditionnelle dd front de Vauban dut faire place à la
fortification polygonale et à l'étude des types modernes construits
en Al/emagne, en Autriche, à Anvers, d'après les idées de notre
grand Hontalembert.
En art militaire, on ne consacra plus que quelques heures à
l'étude des formations grecques et romaines, et, sans abandonner
complètement l'étude de la stratégie, on enseigna aux élèves les
opérations pratiques du service en campagne. Quant à l'histoire
militaire, elle négligea Arbelles, Leuctres et Mantinées pour étudier
en grand détail Sadowa, Gustozza et les diverses batailles de i870.
L'étude de la géologie entra, avec quelque exagération peut-
être, dans le cours de géographie, et il n'y eut pas jusqu'à l'admi-
nistration et la législation qui ne fussent enseignées d'une façon plus
pratique.
Quant aux programmes d'entrée, ils avaient encore été renforcés.
D'après l'instruction pour l'admission à l'École en 1873, ces pro-
grammes comprenaient à l'examen écrit :
Une composition de littérature française,
Une composition d'histoire.
Un croquis de géographie,
Une version latine,
Une composition mathématique portant sur une ou plusieurs ques-
tions mathématiques,
Un calcul logarithmique.
Le tracé d'une épure de géométrie descriptive,
Un tbtoie allemand.
Un dessin d'imitation,
Un lavis à l'encre de Chine.
Jamais les examens n'avaient été aussi chargés, et les hommes
les plus compétents signalèrent l'inconvénient qu'il y avait à grossir
outre mesure la somme des matières exigées d'un candidat de seize
ans.
« Si vous comparez le concours d'admission en 1810 à ceux de
1830 ou de 1873, écrivait à cette époque M. Jules Simon, vous
TOUS convaincrez qu'on lui a fût faire un terrible chemin.
« C'est d'abord un programme tout uni qu'un élève ordinaire
peut préparer en un an sans trop de fatigue. Peu & peu les
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126 NOS ÉCOLES lULUid&ES
exigences augmentent, et aujourd'hui elles sont telles, qu'il faut se
fatiguer et s'épuiser pour passer un examen passable. Ce n'est pas
que l'École elle-même ait absolument besoin qu'on sache tout cela;
mais c'est l'examinateur qui, ne sachant plus comment choisir,
augmente la part du hasard pour diminuer d'autant la sienne. S'il
n'y a qoe vingt questions, tout le monde les étudiera; s'il y en a
deux cents, le meilleur élève en possédera au plus cent cinquante.
Assurément, c'est un malheur pour ce dernier de tomber sur ce
qu'il ne ssdt pas; mais la consdence du juge est à couvert. Cela est
dans la logique du système ; il est impossible qu'on n'arrive pas à ce
résultat. 11 est aussi dans la logique du système qu'aux difticultés
qui naissent du programme, l'examinateur ajoute celles qui naissent
d'une certaine façon de poser les questions et d'argumenter contre
l'élève. On en vient à diercher les questions les plus captieuses,
qui sont loin d'être les plus importantes. Il n'y a pas de concours,
en quelque genre que ce soit, qui n'aboutisse, à la longue, à cette
conséquence; et pourtant, quand on en est là, on va directement
contre le but qu'on se propose, et l'art de subir un examen se
substitue à l'étude sérieuse et réellement efficace. »
Que pourrions-nous ajouter à ces paroles si profondément vraies?
Quoi qu'il en fût des objections qu'avait soulevées l'élévation des
programmes d'entrée à Saint-Cyr en 1873, on laissa les choses en
l'état jusqu'en 1882, époque à laquelle furent effectués à Saint-Cyr
d'importants remaniements.
Non seulement les programmes d'admission furent légèrement
simplifiés, — comme on le verra un peu plus loin, — mais encore,
le système d'enseignement fut largement remanié et mis en entière
concordance avec les principes tactiques contemporains.
Comme Saint-Cyr est placé aujourd'hui encore sous le régime
inauguré en 1882, nous nous arrêterons avec quelque insistance
sur le décret d'organisation de cette dernière année, tant en ce
qui concerne la constitution intérieure de l'École qu'au point de
vue du régime des examens d'entrée.
L'état-major de l'École comprend aujourd'hui :
1 général de brigade, commandant,
1 colonel commandant en second,
1 chef de bataillon d'infanterie commandant le bataillon,
1 major,
1 capitaine trésorier,
1 lieutenant adjoint au trésorier,
1 aumônier.
Le bataillon, scindé en deux demi-bataillons et huit compagnies
<:ompte comme cadres :
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NOS ÉOOLCS MUITÀlRtSI fTT
8 capitsdoes,
8 lieutenants,
1 lieutenant, directeur des exercices d'escrime et de gymnastique*
8 adjiKlants d'infanterie,
1 clairon major,
1 caporal clairon,
16 clairons.
D'après le règlement de 1882, l'option des élèves pour la cava-
lerie n'a plus lieu à la fin de la première année comme cela avait
été fixé en 1873, mais bien aux examens de Pâques, c'est-à-^fire
environ au bout de six mois de séjour à l'École. Les élèves com-
pris sur cette liste — établie généralement de façon à compter un
nombre de cavaliers supérieur d'un quart aux besoins présumés de
la cavalerie — reçoivent des leçons spéciales d'équitation jusqu'à
la fin de l'année scolaire.
Le cadre de la section de cavalerie comprend :
1 chef d'escadron, commandant,
2 capitaines instructeurs,
ft lieutenants instructeurs,
1 vétérinaire,
3 adjudants sous-instructeurs,
6 maréchaux des logis, sous-instructeurs adjoints.
Viennent ensuite les cavaliers de manège et ce qu'on appelle le
cf petit état-major », c'est-à-dire le personnel nécessaire pour
soigner les chevaux de l'École, un personnel d'artillerie et du génie
pour le tir du canon ou les travaux de fortification, 12 sergents
prévôts d'escrime, 6 sergents moniteurs de gymnase, 1 vague-
mestre, etc.
Le personnel attaché à l'enseignement est composé de
1 lieutenant-colonel, directeur des études,
2 capitaines sous-directeurs,
4 adjudants, surveillants.
Plus d'un certain nombre de professeui-s du grade de chef de
bataiUoo, assistés chacun de quatre professeurs-adjoints du grade
de capitaine.
Comme nous le disions plus haut, les cours de Saînt-Cyr ont été
établis de façon qu'un élève puisse, à la rigueur et dans des cir-
constances spéciales, être nommé soi^-lieutenant au bout de sa
première année d'études. Ce principe, qui était admis déjà avant
1870, a été, depuis la guerre, appliqué d'une manière plus judicieuse.
Cest ainsi, — comme nous l'avons dit également, — que toutes les
chaires d^es ont été supprimées, sauf celle de littérature, et que
l'enseignement est devenu purement militaire.
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m NOS ÉCOLES MlUTAIRES
La constitution organique de Saint-Cyr» telle que nous venons
de la donner, est l'œuvre de M. le général Campenon, et il faut
considérer également comme l'œuvre de cet officier général les
règles pour l'admission à l'École, telles que son successeur au
ministère, M. le général Billot, les fit approuver par le président
de la république, le 9 février 1882.
D'après l'instruction qui porte cette dernière date, certaines
modifications furent apportées à ce qui se passait depuis 1873.
Depuis 4882, nul ne peut être admis aux compositions s'il ne
justifie de la possession du diplôme de bachelier es sciences ou du
certificat de première épreuve du baccalauréat es lettres. Un avan-
tage de vingt points est accordé aux candidats pourvus, soit du
diplôme de bachelier es lettres complet, soit du diplôme de bache-
lier es sciences et du certificat de première épreuve du baccalau-
réat es lettres. La production des deux diplômes complets entraîne
un bénéfice de cinquante points.
Les compositions écrites se font généralement à la fin de juin
dans les villes suivantes : Alger. — Besançon. — Bordeaux. —
Brest. — (îaen. — Clermont-Ferrand. — Dijon. — Douai. — Gre-
noble. — La Flèche. — Lorient. — Lyon. — Marseille. — Mont-
pellier. — Moulins. — Nancy. — Paris. — Poitiers. — Rennes.
— Rouen. — Toulouse. — Tours. — Versailles.
Elles comprennent :
1"" Une composition française de la classe de mathématiques élé-
mentaires (2* année) *.
2^ Un thème allemand. Les caractères allemands doivent être
employés pour l'écriture de ce thème 2.
3** Une composition mathématique comprenant une ou plusieurs
Questions, et un calcul logarithmique avec les tables de Callet à
sept décimales.
â"* Le tracé d'une épure de géométrie descriptive d'après des
données numériques, dont le sujet est pris tantôt dans la géomé-
trie descriptive et tantôt dans les plans cotés.
5*» Une épreuve de dessin d'imitation comprenant : l"" la réduc-
tion au trait d'une académie dans une proportion donnée; 2"" la
copie ombrée d'un paysage (genre Galame) ^.
* Cette composition, appréciée autrefois au point de vue du style et de
l'orthographe, ne Test phis qu'au poiut de vue du style. Toutefois le correc-
teur donne à l'orthographe une note fictive et si cette note n'est pas 10 au
moins, le candidat est exclu.
3 A partir de 1888, le thème allemand devra être fait sans dictionnaire.
' A partir de 1888, la réduction de Tacadémie sera remplacée par uix
dessin d'après la bosse. .
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NOS ÉCOLES MILITAIRES 129
6"" Un lavis à teintes plates et à teintes fondues, exécuté & l'encre
de Chine.
Comme on le remarque, la version latine a été exclue de ces
épreuves, et il faut voir là une concession à cette tendance moderne
d*aprës lesquelles les humanités seraient rayées des programmes
universitaires.
Cest un fait qui nous parait regrettable, car jusqu'ici les lettres
avaient été en/aveur dans l'armée, où elles demeuraient un passe*
temps dans la période d'activité, une consolation quand l'heure du
repos avait sonné. Les mains qui tiennent l'épée ont souvent manié
la plume avec une grâce dont on ne les aurait pas cru capables,
témoins ces cent et quelques traductions d'Horace dues à des
officiers, à des militaires de tous grades, dont un nombre respectable
de vieux colonels.
Les examens oraux sont passés par les élèves reconnus admis-
sibles, — c'est-à-dire ayant faut avec succès les compositions
écrites, — devant une commission qui, après avoir commencé ses
opérations à Paris, se transporte ensuite à La Flèche, Rennes,
Poiders, Toulouse, Nîmes, Lyon, Besançon et Nancy.
Les matières exigées pour les examens oraux sont, très sommai-
rement résumées :
V arithmétique^ depuis la numération décimale jusqu'aux racines,
en passant par les fractions, les proportions, les noaà)res décimaux
et Je système métrique.
Valgèbre. Calcul algébrique, fractions. Équations du premier et
du deuxième degré. Maxima et minima. Logarithmes. Extraction
des racines cubiques.
La géométrie. De la ligne droite et du plan à la mesure des
surfaces. Polyèdres, cônes et cylindres. Sphère. Section plane*
Courbes usuelles : Ellipse, parabole, hyperbole, hélice. Sections
planes du cône droit à base circulaire.
Géométrie descriptive. De la représentation du point, de la
droite et du plan, avec surface de révolution. Projections stéréogi'a-
phigaes et de'Mercator. Intersection d'un plan et d'un cône de
révolution.
Géométrie cotée. Projections cotées, notions sur les surfaces
topographîques.
Trigonométrie rectiligne. Arcs positife et arcs négatifs. Révo-
lution des triangles.
Mécanique. Cinématique. Dynamique.
Cosmographie. Sphère céleste. De la terre. Du soleil. Mesure du
temps. Système de Copernic. Ld de Kepler.
Physique. Pesanteur. Chaleur. Magnétisme. Électricité. Lumière.
iO OCTOBKB 1887. 9
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130
NOS ÉCOLES inLITÂIRES
Chimie. Corps composés et corps simples. Acides, bases, corps
neutres. Métaux.
Géographie, Les continents. L'Europe. La France. Constitution
géologique, hydrographie et orographie. Chemins de fer, routes,
canaux.
Histoire. De Henri IV à 1870.
Langue allemande. Thème au tableau. Lecture et explication
d'un texte et d'un manuscrit. Conversation.
Les coefficients attribués à chaque composition, c'est-à-dire le
chiffre par lequel on multiplie la note attribuée à chaque compo-
sition ou chaque examen oral sont les suivantes :
Composition française 16
Composition mathématique et calcul logarithmique . 10
Épure 6
Dessin d'imitation 3
Lavis à l'encre de Chine 2
Thème allemand 5
Total. ... 42
Les compositions étant cotées de 0 à 20, suivant leur force, sup-
posons qu'un candidat ait obtenu, pour sa composition française, 12.
On multiplie 12 par le coefficient 16, ce qui lui donne 192 points.
Un autre qui aura eu 14 obtiendra 224 points. Au point de vue de
l'examen d'entrée, il convient donc que les élèves soient forts
surtout dans les matières dont le coefficient est élevé, puisque la
liste d'admission est établie d'après le total des points. Prenons,
par exemple, deux élèves, l'un très fort en littérature, l'autre très
fort en mathématiques, et supposons qu'ils aient obtenu les notes
suivantes pour les diverses compositions écrites :
Premier élèye
Kombi^
de
points
Composition fran-
çaise 20X16 «=320
Composition mathé-
matique. . . . 5 X iO « 50
Épure 4 X 6 — 24
Dessin 10 X 3 = 30
Layis 6x 2« 12
Allemand. . . . 16 X 5 — 80
"5Î6
Denzlème élève
Composition fran-
çaise 5 X 16
Composition mathé-
matique,
Épure. .
Kombr«
de
pointa
-= 80
Dessin.
Lavis. .
Allemand
20 X 10 = 200
45 X 6== 90
15 X 3= 4S
20 X 2= 40
10 X 5« 50
loi
On voit que le premier, bien que n'ayant qu'une seule note 20,
un seul 16, et tout le reste égal ou inférieur à 10, obtiendra cepen-
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m^ ÉCOLES MIUTÀIRES
131
dant, à l'écrit, un nombre de points supérieur au second élève qui a
obtenu deux 20, deux 15, un 10 et un 5 *.
Cette supériorité attribuée à la composition française est une
juste compensation pour la suppression de la version latine, et il
faut espérer que, grâce à elle, le niveau littéraire de notre grande
École miKtaîre ne décroîtra pas sensiblement.
Le calcul que nous venons de fsdre pour les examens écrits est à
répéter pour lés examens oraux dont les coefficients sont :
SCIE5CBS MATHEMATIQUES
Arithmétique iO
Algèbre et trigonométrie ... 10
Géométrie 10
Géométrie descriptive .... 7
Géométrie cotée 3
Mécanique 10
Cosmographie 10
SCIENCES PHYSIQUES
Physique 10
Chimie 5
LETTRES
Histoire 14
Géographie 14
Allemand 10
Anglais (facultatif) 2
En ce qui concerne l'aptitude physique qui donne lieu à trois
examens d'équitation, de gymnastique et d'escrime, le coefEcient
est de 2 pour chaque note.
Aussitôt que le chiffre des candidats à recevoir a été déterminé
par le ministre, la liste des admis est arrêtée, puis publiée par le
Journal officiel quelques jours avant la rentrée. Cette rentrée a
lien généralement dans les derniers jours d'octobre.
Dans l'Écdle même, les cours suivis par les Saint-Cyriens sont,
ainsi que nous l'avons dit déjà, purement militaires, à l'exception
du cours de littérature, pour lequel on a conservé un professeur de
l'Université.
Les matières embrassées par ces cours sont l'artillerie, la forti-
fication, la topographie, l'art et l'histoire militaires, la géographie et
la statistique, la législation et l'administration militaires, la litté-
rature française, l'allemand et le dessin.
Enseignées d'après les méthodes les plus récentes et suivant cet
esprit pratique que nous avons signalé déjà un peu plus haut, les
diverses branches des sciences militaires étudiées à Saint-Cyr cons-
tituent un faisceau bien amalgamé qui, comme niveau intellectuel,
surpasse sans doute tout ce qui a été obtenu jusqu'ici.
*I1 y a lieu de tenir compte ici que les notes au-dessous de 10 sont
portées pour mémoire seulement et n'augmentent pas le nombre de points du
candidat. Malgré cette restriction, le premier élève dont nous parlions plus
haut aurait encore l'avantage sur le second. En déduisant les trois notes
iûfériaires à 10 du numéro 1, on obtient 430 points; en défalquant Vunique
ûote au-dessous de 10 du numéro 2, on arrive seulement à 425 points.
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132 NOS EGOLES MIUTAIRES
Au surplus, ce n'est point seulement au point de vue de ren-
seignement que l'École a gagné sur ce qu'elle était jadis. Sous le
rapport du bien-être individuel, de l'hygiène, des soins donnés
aux élèves, de grands progrès ont été effectués, et de nouveaux le
seront encore.
Il faut dire d'ailleurs que les douceurs apportées dans la vie des
élèves n'empêchent pas que le régime général ne soit rude et que
l'ensemble de l'existence menée par ces jeunes gens ne constitue
un véritable entraînement. On s'en rendra compte dans la deuxième
partie de ce travail.
DEUXIÈME PARTIE
LA VIE A l'école
I. Lo régime des compagnies de cadets sons Tancienne monarchie. La brimade sous
le premier Empire, f— IL La brieiade , de la Restauration à aujourd'hui. —
m. La vie à Saint-Cyr. Les cours. Les triomphes. La garde. La salle de police.
L'infirmerie. — IV. La vie en 1887. Une journée d'hiver. L'École à l'extérieur.
L'Ébole à Chàlons.
Pans les pages qui précèdent, nous avons donné l'organisation
officielle de Y Ecole militaire en prenant cette institution à ses pre-
mières années et la conduisant jusqu'à nos jours; cependant l'étude
que nous avons entreprise serait incomplète si, après^ avoir dit ce
qu'est Saint-Cyr d'après les règlements, nous n'examinions sa vie
propre, sa physionomie intime, son originalité particulière, si nous
ne disions enfin, ce qu'est la vie saint-cyrienne.
Comme nous l'avons fait pour la première partie, nous remon-
terons aux origines, et, en étudiant ce que fut, il y a deux cents
ans, la vie dans les compagnies de cadets, ce qu'elle devint à
l'Ecole de Pâris-Duverney, un peu plus tard à Fontainebleau,
nous trouverons que, à peu de choses près, les mœurs ont été les
mêmes à toutes les époques, que les traditions ont survécu aux
réorganisations officielles et même aux révolutions politiques.
I
Au temps de Louvois, les compagnies de cadets souffrirent de
deux plaies qu'il fut impossible au ministre de guérir complète-
ment : la manie des duels et les brimades. On se battait entre
cadets, malgré les édits, malgré les lois sévères qui réprimaient
alors les combats individuels, on se battait avec fureur et, dès 1685»
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NOS ÉCOLES MILITAIRES 133
OB dut fusiller, ni plus ni moins, deux cadets de la compagnie de
CharlemoDt, convaincus d'avoir pris part à un duel qui avait toutes
les apparences d'un meurtre.
Quant aux brimades, elles florissaient dans la pleine ardeur de
leur jeunesse; mais, remarque particulière, elles avaient pour vic-
times non pas les cadets les plus imberbes, comme cela a lieu
aujourd'hui, mais les habitants inoflensif^ des villes qui avaient le
bonheur d'abriter ces hôtes turbulents.
Le dix-huitième siècle vit continuer ces abus.
On était loin cependant des mœurs militaires de Philippe YI, de
Charles VII, et l'on n'en avait qu'un vague souvenir de cette ordon-
nance d'Henri II défendant aux gens de guerre de « breusler les
poultres et ais des maisons violentement, à seule fin de cuire les
aliments et chauffer les cuisines, comme aussi violenter les femmes
et filles et torturer le paulvre hoste^ ». Pourtant, messieurs les
militaires avûent encore certaines privautés que nos jeunes cadets
eussent aimé à voir ne point se perdre et, ce qui se passa à Effiat,
Vannée de la création des treixe écoles préparatoires dont nous
avons parlé plus haut, est un exemple du dévergondage auquel
se livraient sdors les ancêtres de nos Saint-Gyriens actuels.
Dans la nuit de Noël 1777, vers onze heures et demie, une quin-
zaine de cadets de l'École préparatoire dirigée par les religieux
Oblats du Saônt-Esprit, escaladent les murs et se répandent un à
un dans la ville. C'est l'heure où la messe de minuit, suivie à
cette époque avec une ponctualité qui n'est guère de mode aujour-
d*bm, a fait sortir de chez eux la plupart des habitants : il fait un
froid intense, cinq ou six degrés au-dessous de zéro. Enveloppés
dans leur manteau, garantis d'ailleurs par l'obscurité, les jeunes
gens se glissent silencieusement dans les rues. Us se sont partagés
les quartiers, et chacun dans chaque rue se livre au manège sui-
vant. Un cadet s'arrête à la première porte qu'il rencontre, tire
de sa poche une longue cheville de bois, l'enfonce vigoureusement
dans la serrure avec un petit maillet, puis va à la maison suivante
et a^t de même.
Pendant ce temps-là, les bons Oblats chantaient Matines sans se
douter de la singulière occupation à laquelle se livraient leurs élèves.
Ce qui se passa une heure plus tard est difficile à raconter. La
moitié de la population dut renoncer à rentrer sous son toit, et force
fat aux voisins qu'un hasard heureux avait épargnés, d'ouvrir leurs
portes aux pauvres victimes de cette singulière plsdsanterie.
* Dépôt de la guerre. YieiUes archives. Recueil des ordonnances concer-
nant les gens de guerre.
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m NOS ÉCOLES MILITAIRES
Avec une préméditation horrible, les jeunes farceurs avaient ea
soin de cheviller tout spécialement les maisons des divers serruriCTS
de la ville, de façon à être bien assurés qu'aucun crochet importun
ne serait disponible pour défaire leur œuvre.
Il y eut naturellement grand bruit autour de cette aiïaire, et le
lieutenant de police, qui avait eu personnelletoent à souffrir de la
brhnade que nous venons de dire, fit un rapport au ministre pour
signaler à sa colère la conduite des coupables. Il y avait eu enquête^
€t Ton attendait la décision du comte de Saint-Germain, quand,
avaut que rien ne fût arrivé encore, la vengeance prématurée des
perturbateurs se fit sentir d'une façon imprévue.
Dans une des dernières nuits de janvier, M. le lieutenant de
police dormait d'un sommeil profond dans l'hôtel qu'il occupait rue
Chartronne, quand de discrets coups de marteau retentissent sur
le volet de sa fenêtre située au premier étage. Inquiet, il s'éveille»
saute à bas de son lit et se demande ce que ce peut être. Il hésite
tout d'abord à ouvrir. Les coups redoublent, timides, à peine sen-
sibles, mais répétés cependant comme venant de gens qui insistent,
n se décide enfin, ouvre la fenêtre, pousse le volet et met le nez
au vent. En cet instant un énorme pinceau humide vient s'abattre
sur ses deux joues, l'aveuglant et l'enduisant d'une matière noirâtre
qu'il reconnaît bientôt pour du goudron.
Il n'avait pas eu le temps d'apercevoir les deux mauvais plai-
sants, qui leur coup fait s'étaient enfuis à toutes jambes, emportant
avec eux le maillet et le pinceau, l'un et l'autre emmanchés à
l'extrémité de longues perches, avec lesquels avait été perpétré
l'attentat.
Le malheureux lieutenant de police ne pouvait douter de la
main qui avait porté ce coup : il fit de cette nouvelle avanie l'objet
d'un rapport fulminant qui s'en fut à Paris rejoindre l'autre, el
bien qu'aucune preuve ne soit demeurée de la sévérité du ministre,
il est permis do penser que les coupables furent vertement punis.
Quelques mois après, l'École militaire était rétablie dans l'établis-
sement de Pâris-Duverney.
La vie, dans cette école, n'était guère plus gaie qu'aujourd'hui,
et en ce qui concerne l'éducation, on en avait établi le régime de
façon à policer le plus possible les moeurs des jeunes gentilshommes
qu'on avait entrepris d'y dresser. Mais, soit que les maîtres fussent
impuissants à faire observer le règlement, soit que ces règlements
demeurassent par eux-mêmes insuffisants pour le but qu'ils se
proposaient d'atteindre, la discipline de la première école militaire
fut généralement relâchée, à l'instar de la vie privée et même de
la vie publique du dix-huitième siècle.
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SOS ÉCOLES MILITAIRES 135
C'est de cette époque que date l'origine des brimades d'ancien
à jeune, brimades dont une des plus redoutées était le cheval fondu ^
une distraction qui ne pouvait avoir lieu heureusement que l'hiver.
Oa faisait un tas de neige, auquel un sculpteur plus ou moin»
habile donnait grossièrement la forme d'un cheval, on invitait
ensuite un cadet de première année à monter, dans une tenue des
plus légère, sur ce bucéphale improvisé, et la victime devait rester
en selle jusqu'à ce que la chaleur de son corps eût fait fondre sa
monture. On s'imagine aisément les bronchites et les pleurésies qui
devaient succéder à de semblables exercices d'équitation.
Les officiers voyaient et laissaient faire : cependant, nous dit
Vîntendant Paris de Meyzieu, « c'étoient tous des militaires aussi
distingués par leurs mœurs que par leurs services »; mais sans
doute ils jugeaient que c'étaient là d'inoffensivés plaisanteries.
Les cadets avaient chacun leur chambre, et bientôt la mode vint
des brimades de nuit qui pouvaient s'exercer avec une plus grande
liberté encore que celles de la journée. Les choses en vinrent au point
qu'on dut installer des factionnaires et commander des rondes pour
empêcher les abus qui ne pouvaient manquer de se produire. « A
rheure du coucher, nous dit encore ici Paris, l'on pose des senti-
nelles d'invalides dans les salles où sont distribuées les chambres
une à une, et toute la nuit il se fait des rondes comme dans les
places de guerre. On peut juger par cette attention du soin que
i'on a de prévennr tout ce qui pourroit donner occasion au moindre
reproche. C'est dans la même vue qu'un des premiers et des prin-
cipaux articles des règlements porte une défense expresse aux
élèves d'entrer jamais, sous quelque prétexte que ce soit, dans les
chambres les uns des autres, ni même dans celle des officiers et
des professeurs, sous peine de la prison la plus sévère. »
A la suppression de l'École militaire, les traditions se perdirent»
et l'ËcoIe de Mars ne vécut pas assez longtemps pour en créer de
nouvelles. Aussi quand l'installation d'une nouvelle École à Foû-
tain^leau vint à nouveau réunir sous un même toit un certain
nombre de jeunes gens destinés à vivre de la même vie, les mœurs
fiaient nouvelles et empruntèrent aux éléments révolutionnaires le
cachet particulier qui distingua cette rude époque.
la véritable brimade prit alors naissance, et elle se développa
rapidement avec des raffinements de cruauté incroyable chez des
jeunes gens que la solidarité militaire eût dû réunir au lieu da
diyiser. Les malheureux nouveaux étaient soumis à des trai-
tements véritablement barbares. En plein hiver, on les attachait
avec une corde qui les serrait au-dessous des bras, et on les pendait
à moitié nus par une fenêtre, exposés au froid, à la neige et à la
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136 NOS ÉCOLES MILITAIRES
pluie. La presse, qui consistait à pousser un recrue * dans le coin
d'une chambre et à lui faire supporter le poids de cinquante ou
soixante élèves jusqu'à ce qu'il eût une ou deux côtes enfoncées,
était une distraction très goûtée.
Cette manie de tourmenter les conscrits se convertit en une
véritable rage, quand le chiffre des numéros matricules qu'on don-
nait à chaque élève à son entrée — et qui naturellement avait
commencé par l'unité — approcha du chiffre mille. Le malheureux
qui entra avec le numéro 2000 fut jeté par les fenêtres. Pourquoi?
parce qu'il était trop conscrit. Cette belle raison avait tant de poids
parmi les élèves, que, à l'arrivée du numéro 3000, on n'eut qu'un
moyen de lui éviter le sort réservé à ses trois zéros, ce fut de le
faire accompagner pendant huit jours par un caporal et quatre
hommes chargés de veiller sur sa vie.
Le régime officiel de l'École était d'ailleurs pour tous d'une
sévérité et d'une rigueur excessives.
« Nous passâmes l'hiver de 1805 sans feu et sans capotes, a
écrit dans ses Souvenirs le général baron Girod (de l'Ain); nous
nous levions tous les jours à cinq heures du matin ; notre temps
était entièrement rempli (sauf les heures de récréation et celles
des repas) par les études, les exercices militaires, jusqu'à neuf
heures du soir, heure à laquelle nous devions être couchés. Chacun
de nous avait sa couchette garnie d'un matelas de soldat, d'un
traversin et de draps pas trop grossiers, qu'on changeait tous les
quinze jours. Nous faisions nous-mêmes nos lits et balayions à tour
de rôle ou par corvée les chambres, corridors, escaliers et jusqu'aux
latrines. Enfin nous étions soumis au même régime que les soldats
casernes, mangeant, comme eux, à la gamelle, mais avec cette diffé-
rence que nous ne faisions pas nous-mêmes notre soupe, allant
seulement la chercher toute faite à l'économat, d'où nous appor-
tions le pain dans des sacs, le vin dans des brocs, la viande et les
légumes dans de grandes gamelles de fer- blanc. »
Les pommes de terre, les lentilles et les haricots composaient,
avec de la viande de médiocre qualité, le fonds de l'ordinaire;
quant à la boisson « jamais, dît encore ici le baron Girod, la Brie
n'a fourni d'aussi mauvais vin que celui que nous buvions ».
Il était absolument défendu, à cette époque, comme aujourd'hui,
de faire venir aucun comestible des restaurants du dehors et,
• comme aujourd'hui encore, les élèves de Fontainebleau étaient
obligés d'imaginer les stratagèmes les plus abracadabrants pour
arriver à forcer la consigne.
* Nous rappelons que dans tout le cours de ce travail nous écrirons recrue
au masculin, (Orthographe saint-cyrienne.)
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50S ÉCOLES MILITAIRES 137
k cette date, le système des promotions n'était pas observé
réguliëremeot comme on Ta fait depuis, et les élèves arrivaient indi-
yidaellement à TÉcole à toutes les époques de Tannée. Il était
d'usage que chaque entrant, l'un des premiers jours de son arrivée,
régalât ses camarades de chambrée (on était huit par chambre), et
toute la sévérité du général Bellavène ne put jamais détruire cette
coutume au maintien de laquelle les anciens tenaient énergique-
ment. On gagnait à prix d'argent les domestiques ou les ouvriers
attachés à l'École, et ce n'était qu'avec des peines infinies et au
poids de Tor que l'on se procurait de quoi fournir à ces repas
clandestins. Au milieu de la nuit, on se relevait en silence; on
venadt, à moitié nus, se raoger autour de la table ronde scellée au
milieu de la chambrée, et dans l'obscurité la plus complète, on se
partageait religieusement ces mets d'autant plus délicieux qu'on
avait couru les plus grands dangers pour se les procurer.
En 1805, les élèves avaient surtout à se défendre d'un certain
portier qui joignait à ses fonctions de cerbère inflexible celle
d'adroit surveillant. Le général Bellavène avait trouvé un moyen
ingénieux d'exciter le zèle de ce pauvre diable, père d'une nombreuse
famille, c'était de lui attribuer toutes les victuailles de contre-
bande sur lesquelles il pourrait mettre la main. 11 parait que ce
corsaire d'un nouveau genre faisait journellement de forts jolies
prises.
(1 Les élèves nouveaux étaient ordinairement l'objet de quelques
mauvais tours, — le baron Girod est indulgent, — que les anciens
se plaisaient à leur jouer, pour éprouver leur caractère : ces sortes
d'épreuves tombaient le plus souvent sur ceux dont les manières
ou la tournure offraient quelque ridicule, ou pour me servir du
terme usité, quelque chose de godiche. » Les duels étaient fré-
quents, et comme plusieurs avaient eu une issue funeste, on retira
aux élèves la baïonnette dont, faute d'épée, ils se servaient pour aller
sur le terrain. La difficulté fut tournée par l'emploi de fleurets
démouchetés, mêmes de bâtons au bout desquels on enmianchait
des pointes de compas et nous laissons à deviner si des blessures
faites avec de telles armes étaient dangereuses.
Après le transfert de l'École de Fontainebleau à Saint-Cyr, ces
mœurs ne changèrent point, et, s'il en faut croire un autre témoin
oculaire, le régime ofliciel de l'École fut loin de s'adoucir. « Nous
menions, écrit l'auteur anonyme auquel nous faisons allusion, la
yie la plus propre à nous rendre malades ou insensibles à toutes
les intempéries : car, pendant le rigoureux hiver de 1812, nous
n'eûmes jamais pour nous vêtir d'autre vêtement que le frac et la
culotte que nous portions en été. Dès huit heures du matin, au mois
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138 NOS ÉCOLES lOUTÂlRES
de décembre, quand le jour luisait à peine, on aous conduisait trois
fois par semaine à l'exercice soit du fusil, soit du canon, et là sous
des flocons de neige ou mordus par la bise, nous rivalisions pendant
deux heures avec nos frères aînés de Moscou. N'étant pas encore
dignes de geler en Russie, on nous essayait à Saint-Cyr. Le détail
d'une seule de nos journées donnera l'idée de toutes les autres, car
elles se succédaient toujours les n^mes dans leur triste monotonie.
« En hiver comme en été, à quatre heures et demie du matin,
l'inexorable tambour faisait retentir les voûtes de l'ËcoIe* Au mo*
ment du phis doux sommeil, quand, par l'heureux privilège de la
jeunesse, nous retrouvions dans nos sooges les illusions du foyer
domestique, le fatal instrument venait bruyamment les mettre en
fuite. Il fallait, sans hésiter, quitter la chaude atmosphère du lit,
se jeter sur les carreaux glacés de nos dortoirs et se laisser pénétrer
par un humide et froid brouillard, hôte assidu de ces vastes salles
où jamais le feu ne fut admis. Heureux encore quand on pouvait se
rendre paisiblement dans les combles, pour y étudier à la lueur de
quelques lampes. Plus d'une fois je me suis vu contraint de prendre
le fusil et d'aller passer mes deux heures d'études au peloton. »
Le peloton de punition, — qui dure encore aujourd'hui, — se
tenait déjà à cette époque sous un hangar de la cour Wagram,
qu'on a de nos jours, baptisé zinco (de la couverture de zinc qui a
remplacé la tuile du premier Empire) . Là, depuis cinq heures da
matin jusqu'à sept et sous la garde d'impitoyables sergents dont
la cruauté était proverbiale, les condamnés devaient demeurer
immobiles, au port d'arme.
Quel jues intervalles de repos, plus ou moins courts, plus oa
moins rares, suivant Thumeur du jeune bourreau chargé de com-
mander le peloton, interrompaient seuls le supplice auquel il
présidait. Parfois, un nouveau venu, incapable de supporter plus
longtemps sa torture, se laissait tomber de faiblesse et de désespoir,
— ce que les anciens appelaient alors faire la carpe frite^ — mais
s'il n'était qu'à moitié évanoui, on lui faisait boire un grand verre
d'eau claire et on le remettait sur pieds.
A sept heures, rentrée dans la chambre pour V astique et à huit
heures l'inspection. C'était là surtout que s'acquérait le droit
d'aller au peloton. II serait trop long d'indiquer toutes les minu-
tieuses vétilles qui pouvaient amener cette redoutable condam—
nation, nous ne parlerons que de la manière de faire son lit.
Il fallait qu'il présentât l'aspect d'un paralléiipipède à angles
droits parfaitement régulier, et que le traversin, roulé sous la
couverture, formât un cylindre, sans pli, accompagné de deux
oreilles irréprochables. Ce n'est pas tout : cette couverture dei^t
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NOS ÉCOLES MiLITMRES 19»
offrir un dessin agréable et varié, laissé du reste à la libre recherche
des élèves. Aussi voyait-on chaque recrue, armé tous les matins d'un
pogoe et d'une brosse, travailler sa malheureuse couverture,
relevant les brins de laine d'un côté, les courbant de l'autre, pour
arriver à représenter un vase de fleurs, des arabesques, un tom-
beau, quelque chose enfin qui pût satisfaire le sergent instructeur.
Xprès quoi, debout, la tète fixe, immobile, le petit doigt à la
couture de la culotte, tous attendûent leur sort. Alors le terrible
sergent passait d'un air sombre, jetait un regard sur Vhomme et
sur le lit et, si un pli le choquait, si un dessin lui déplaisait, s'il
avait quelque chose contre l'élève, ou si seulement il était de
mauvaise humeur, sans dh'e un mot, il arrachait la couverture^
jetait le lit à terre, et tout était à recommencer. Plus, bien en-
tendu, \e peloton pour le lendemain, sans explication ni réclamation
possible.
A la Restauration, quand, après un intervalle de deux ans pen-
dant lequel l'École militaire fut simplement préparatoire, Saint-Gyr
redevint un établissement spécial au recrutement direct des officiers^
les brimades firent leur réapparition à l'École, mais avec quelques
adoucissements.
La détente générale qui s'était emparée de tous les esprits devait
paiement se produire à Saint-Cyr, et effectivement, les violences
qui avaient eu leurs plus beaux jours à Fontainebleau, — les défenes-
traUons par exemple, — disparurent complètement. Ce serait cepen-
dant une erreur de croire que la brimade fut alors supprimée. Tous
les témoins oculaires, — dont beaucoup vivent encore, — sont una-
mmes à déclarer le contraire, et nous avons toutes raisons d'ajouter
foi à leurs témoignages ^
Les gradés exerçaient à cette époque une autorité réelle, même
sur leurs camarades de promotion, leurs cocons ^ comme on disait
alors (co-conscrits), et comme cette hiérarchie était difficilement
admise par les galettes ^, il s'en suivait généralement à la sortie
* « Après deux années de mathématiques, j'arrivai à Saint-Gyr, le 16 no«^
Tembre 1826, avec le numéro 9, sur environ deux cents élèves admis. J'y
dns subir d'abord les vexations traditionnelles d'anciens à conscrits. Le sort
de ceux-ci était fort dur à cette époque, t (Général comte de Martimprev,
Sauvenirs d'un officier (Téiat-major, Paris, Quantin. 1886. Introduction, p. vi.)
' £lève portant les galettes ou épaulettes sans franges des compagnies du
centre: galettes est synonyme à SaintrGyr, actuellement encore, d'élève
afEectant de négliger toutes les études ne concernant pas uniquement le
métier militaire, et par conséquent n'obtenant aux examens qu'un clas*
sèment inférieur. Les galettes ont toujours af&ché un certain dédain pour
iea gradés, qu'ils accusent d'obtenir leurs galons grâce à des études en
dehon du métier militaire, et par conséquent peu dignes d'intérêt.
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140 NOS ÉCOLES UIUTÀIAES
de l'École, même entre élèves de la même promotion, de fréquents
duels*.
Nous ayons dit déjà que la monarchie de Juillet avait été pour
Saint-Cyr une période orageuse. Au point de vue des mœurs inté-
rieures, ce fut un retour vers les coutumes du premier Empire, et
la brimade revêtit à nouveau une violence qu'elle avait un moment
abandonnée. On en jugera par ce que nous allons dire au chapitre
suivant.
II
L'entrée à Saint-Cyr de chaque promotion de nouveaux avsùt
lieu, à cette époque, pendant une période qui a varié, suivant les
temps, de huit à quinze jours. Au contraire de la promotion des
anciens, qui rentraient le même jour, à heure fixe, réunis, à
l'entrée du village ou à la descente de la gare, en un seul ba-
taillon, les recrues arrivaient à l'École individuellement escortés
la plupart du temps du père, de la maman, de la soeur, et quel-
quefois de deux ou trois amis, Saint-Cyriens en herbe.
Le conscrit rentrait avant les anciens ou après eux.
Quand il arrivait à l'École avant les élèves de première divi-
sion, les choses se passaient mieux : il avait un, deux, trois jours
pour se faire à sa vie nouvelle, prendre un air un peu moins
godiche; mais quand il y arrivait après la rentrée des anciens, les
débuts dans la cour Wagram demeuraient généralement pénibles.
En ISM les choses se passaient de la manière suivante. La
première visite était pour le général. Un tambour de service con-
duisait ensuite le nouveau venu chez le perruquier, dont les
ciseaux avaient bientôt fait de faire disparaître cheveux, barbe et
moustaches : les premiers (barbe et longs cheveux) étaient pros-
crits par la sainte ordonnance du 2 mai 1833; quant aux mousta-
ches, on eût pu à la rigueur les conserver, mais on savait que
les anciens s'y opposaient, et il fallait en passer par ob voulaient
ces messieurs.
On allait ensuite au magasin d'habillement où un sergent plus
ou moins grincheux vous faisait endosser l'uniforme dont l'État
« « Cet honneur (celui d'être gradé) imposait des devoirs, car alors les
gradés à Saint-Cyr exerçaient- une autorité permanente sur leurs camarades
dans les salles d'études, les mouvements en ordre et les dortoirs. En outre,
mon numéro de classement m'appelait à être chef d'études de la première
division. J'eus le commandement de la deuxième compagnie, et comme IL
me fallait choisir entre la faiblesse, qui m'eût déconsidéré, et une sévérité
extrême, qui serait l'occasion de nombreuses inimitiés, je pris la sévérité
pour règle. Elle eut comme conséquences plusieurs rencontres à ma sortia
de l'École.
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NOS ÉGOLCS MILITAIRES !4I
TOtis faisait cadeau moyennant la 'modique somme de 750 francs»
déposés au préalable chez le trésorier; on tous mettsdt sur la tête
un immense shako cylindrique d*une hauteur démesurée, on plaçât
SOT vos épaules les deux galettes S auquel vous donnait droit
votre qualité de jeune conscrit, puis, ainsi ficelé, on vous envoysdt
i la salle des visites ^ dire un dernier adieu à la famille appeléîe i
juger de votre métamorphose.
L'effet était généralement spontané : la mère et les sœurs
s'écriaient d'une voix : Dieu ! qu'il est laid I Quant au père, surtout si
c'était un ancien militaire, il ne manquait pas de trouver son fils
superbe.
Les adieux terminés, votre guide, toujours le tambour, vous
conduisait au cabinet de service :
« En chemin, écrit M. Raoul de la Bajre, vous aviez déjà,
dans les corridors, rencontré deux ou trois anciens qui le bonnet
de police sur le côté, la main dans leur fausse-manche 3, vous
avaient regardé d'un œil farouche et s'étaient ensuite éclipsés pour
aller dans la cour répandre la nouvelle de votre arrivée...
« On vous attend avec impatience. A peine avez-vous paru,
qu'une vedette vous signale en criant : Un recrue! Ce mot produit
un effet magique : aussitôt le cercle des promeneurs est rompu,
soixante anciens se précipitent sur vous. La terrible brimade com-
mence, il faut boire le calice jusqu'à la lie. « Votre nom, monsieur I
« votre nom! » s'écrient, en vous bousculant et d'un air de furie,
vingt anciens à moustaches, dont la tête est couverte d'un bonnet
de police cassé, crasseux, cutotté comme une vieille pipe et posé
d'une manière tellement oblique, qu'il masque tout le sourcil et
une partie de l'œil droit. « Votre nom, volaille! votre nom, vilsûn
recrue! » vous disent-ils en vous mettant le poing sous la gorge.
« Votre nom, Monsieur! » cent fois, deux cents fois, jusqu'au com-
mandement de roulement *. » Allons, monsieur, tâchez de vous
« dépêcher, \ officier ^ s'impatiente. » Et le recrue, dans son effroi,
répète son nom avec volubilité jusqu'à ce que sa langue desséchée
ne puisse plus articuler de son. « Oh! quel nom monsieur! vous
«auriez bien fait de le laisser au magasin et d'en prendre un autre.
« A Venvers, maintenant, peut-être sera-t-il moins laid »... Les
' £paulettes sans franges.
* Parloir.
' Sorte de tablier couvrant le haut du corps, et destiné à préserver la
tonique pendant les travaux à Tétude.
* Roulement, synonyme de : cessez, assez.
5 Les Saints-Gyriens de deuxième année et même les recrues entre eux
ne se désignent jamais autrement : a Cet officier a fait ceci, cet officier est
allé là *, pour dire : J'ai fait ceci, je suis allé là.
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142 NOS ÈGOL£S MILITAIRES
premiers anciens, fatigués, laissent la place à d'autres. — « Qu'ètes-
« vous venu faire ici au bahut spécial ' ? » Et le recrue, dans son
ingénuité, de répondre : « Je suis venu dans l'espoir d'être officier. »
A ce mot, la fureur des anciens est à son comble; eux seuls se
réservent ce titre. « Officier 1 vous, monsieur! jamais! vous ne sere?
« que caporal-tambour, au bout de trente ans de service, et avec
« notre protection encore. »
Une batterie de tambour venait mettre fin au supplice du mal-
heureux recrue, et cette première brimade ne se renouvelait géné-
ralement plus. Il est vrai qu'il y en avait d'autres tout aussi
désagréables et plus pénibles même, mais elles ne produisaient
plus l'impression de triste surprise du premier jour.
La récréation, la table et le dortoir étaient les trois endroits où
s'exerçaient le plus facilement les brimades. On a vu en partie ce
qu'elles étaient en récréation ; à table, le reaiie devait généralement
s'attendre à manger plus souvent avec son épinglette ^ qu'avec sa
fourchette, à donner à son ancien une partie de son vin, voire
même de sa portion de viande, à faire la salade, à découper d'un
bout de l'année à l'autre. Le souper terminé, l'on se rendait dans
les salles de jeux ou de récréation, le demi -bataillon de droite
comprenant les chameaux (les anciens) dans l'une, les graines (les
recrues) dans l'autre. Au milieu de ces salles se trouvait un rond^
un cercle, semblable à la corbeille des agents de change à la
Bourse de Paris, dans lequel se tenaient les gradés. Le rond était
accessible aux seuls anciens, en franchir le seuil eût été pour un
recrue un signe d'audace qu'il eût payé par la plus dure expiation,
et de nombreux duels n'ont pas eu d'autre cause que la violation
de cet impénétrable sanctuaire.
Au dortoir, une fois la ronde des adjudants terminée, les anciens^
qui vivaient à cette époque à part des recrues, rendaient de fré-
quentes visites à leurs conscrits. Au milieu d'un sommeil profond
on se sentait violemment enlevé par les quatre coins de son drap
et l'on retombait le nez sur la planche, avec un matelas et une
paillasse sur le dos. Une autre fois il fallait faire l'exercice, nu
comme un ver, avec le shako sur la tête et la giberne en bandou-
lière. Le lendemain on était invité à monter sur la petite armoire
ou bahut que chaque élève possède à la tête de son lit, et, dans
cette singulière tenue d'exercice qu'affectionnaient particulièrement
les anciens, — pour leurs recrues, — on devait prendre pendant un
^ Le bahut, c'est Saint-Gyr, le hazar^ c'est le lycée ou le collège.
2 Longue épingle qui servait à débourrer la cheminée dans le fusU
modèle de 1842.
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NOS ÉCOLES MIUTàlRCS 14S
quart d'benre la position du génie sur la colonne de la Bastille ou
celle du petit saint Cyr dans la chapelle de TÉcole.
Tout cela» en somme, était assez inoffensif, et généralement les
recrues qui s'y soumettaient de bonne humeur voyaient au bout
d'un mois terminer leur peine. Les récalcitrants étaient plus malheu-
reui, mais les anciens se tenaient tellement entre eux et avaient
à leur dîsporftion de tels moyens de répression, qu'il n'y a pour
ainsi dire pas d'exemple de recrues, à cette époque surtout, qui
n'aient dû, conune on dit vulgairement, « mettre les pouces ».
Généralement la saint Sylvestre était une époque d'apaisement
et il y avait peu d'anciens qui ne l'acceptât pour telle. Quant au
113, c'est-à-dire au cent treizième jour avant la fin de l'année sco-
lah-e, il marquait d'ordinaire le terme général des brimades pour
tonUà une promotion. Accorder son 113 était de la part d'un élève
de deuxième année, déclarer qu'il renonçait à brimer ses conscrits.
Généralement, à part les brtmeurs de profession qui ne désar-
maient jamsds, les anciens accordaient toujours le 113 avant la
date véritable; quant à cette dernière, elle était toujours solennisée
avec une pompe particulière. Les recrues s'y préparaient par le
jeune et l'abstinence. A table on leur faisait réciter de plaisantes
prières et de burlesques litanies composées pour la circonstance.
Dans les dortoirs, les anciens ordonnaient des promenades noc-
turnes, dans la tenue obligatoire que nous avons dite, et qui pre-
naient le titre de Rogations.
Enfin, au jour dit, avait lieu dans la cour Wagram un défilé
général de tons les recrues, devant un petit quinconce au milieu
duquel apparaissaient clouées à un arbre, depuis un temps immé-
morial, deux galettes, symboles de l'uniforme saint-cyrien. On pas-
sait en s'inclinant avec respect, puis il fallait sauter une dernière
barrière, formée de chaînes d'épinglettes; après quoi le recrue,
régénéré, était proclamé digne non pas d'être ancien, mais d'as-
pîrer,-dans un temps très éloigné à le devenir. A partir de ce jour,
les élèves de première année avaient le droit de bahuter^ c'est-à-
dire de recoudre à leur bonnet de police le gland qu'on les avait
contraint d'enlever, de porter leur coiffure sur l'oreille, de salir
leur fausse manche, etc.
Il y avsdt, à Saint-Cyr, sous la monarchie de Juillet et même un
peu plus tard, des types d'élèves que nos générations n'ont pas
connus et qui n'étaient pas sans avoir un cachet pittoresque.
En premier lieu venait le bahuteur. Le bahuteur avait une idée
fixe, c'était d'être le plus sale dans sa tenue, le plus culotté, le plua
débraillé possible. Il pensait imiter ainsi le type du grognard de
l'Empire, qui demeurait son idéal. Il aimait le tabac et Teau-de-vie,
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14i NOS ÉCOLES MILITAIRES
il paysdt 10 francs une pipe d'un sou bien culottée, il se faisait scier
une dent pour encastrer cette pipe, qui ne le quittait que le plus
rarement possible. Avec cela, un profond mépris pour tout ce qui
était études générales, c'est-à-dire ce qui n'était pas école du peloton .
Très bon soldat d'ailleurs, adroit tireur, très beau sous les armes,
il se faisîdt gloire de rester fine galette et eût rougi de porter le
moindre galon sur son bras. Le bahuteur * était un brimeur à mort.
L'opposé du bahuteur était le potasse ^ ou travailleur^ nommé
aussi mauvais soldat^ parce que, s'occupant uniquement des
sciences professées dans les cours généraux, il affectait un cA'tain
mépris pour le port d'armes, les exercices et le terre à terre du
métier. L'ambition du potasse était de devenir gradé, /)eaz« de lapin
suivant l'expression du bahuteur^ et généralement, ses désirs étaient
satisfaits, le nombre des bahuteurs l'ayant toujours emporté à
Saint-Cyr sur celui des travailleurs.
Enfin, entre le bahuteur et le mauvais soldat venait un troi-
sième type participant de l'un et de l'autre, le fanatique^ qui avait
pris pour devise la sage maxime d'âpre laquelle la vertu est
également éloignée des deux extrêmes.
L'époque dont nous venons de parler, — période qu'on peut cir-
conscrire entre 1830 et 1850, — fut la période prospère du café
Hollandais. Cet établissement, dont la plupart des Saints-Cyriens
actuels ignorent jusqu'à l'existence, était situé au Palais-Royal, dans
la galerie Montpensier et servait de point de réunion aux élèves de
l'École au jour exceptionnel où il leur était permis de venir à Paris,
Les sorties, il y a cinquante ans, étaient beaucoup plus rares
qu'aujourd'hui, et d'ailleurs un petit nombre d'élèves était appelé
à en profiter. Il fallsdt, pour jouir de cette faveur, avoir obtenu dans
les divers cours une certaine moyenne, pour laquelle les bahuteurs
affectaient un profond mépris. Ces derniers ne quittaient guère
l'École qu'aux sorties galettes^ ainsi nommées par ce que tous les
élèves, en particulier les porteurs d'épaulettes sans franges dites
galettes — c'est-à-dire les moins appliqués — en jouissaient indis-
tinctement, quelles qu'eussent été leurs moyennes de cours. Ce jour-
là « ces officiers bahutaient comme des tigres », au café Hollandais
et sur les boulevards : lisez qu'ils promenaient leur uniforme dans
Paris, le nez au vent, l'œil assassin, persuadés qu'ils « épataient
profondément le pékin ». L'estaminet de la galerie Montpensier
était, dans de pareilles occasions, obligé de fermer hermétiquement
^ Sous le deuxième Empire le bahuteur devint le vieux bahut : <t Un tel est
très vieux bahut, » lisez : « H n'est pas possible d'avoir une tenue plus
négligée. »
^ On dit aujourd'hui ;>otoWKr.
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M08 tCOUS MILITAIRES 145
ses portes à Télément civil qui se fut trouvé exposé à de graves
avaoies : c'étaient de véritables saturnales, qui d'ailleurs rappor-
taient gros an propriétaire de cet établissement. On cassait nombre
de pots, mais on payait royalement, et « ces officiers » ne connais-
saient pas d'autres moyens de faire aller le commerce.
La rentrée du soir, en chemin de fer, — une nouveauté à cette
époque, — donnait lieu à des scènes de tumulte inénarrable. Le
Saint-Cyrien d'alors n'était pas aussi facile à conduire qu'aujour-
dTiai, l'esprit n'était pas le même, les violences étaient à la mode,
et les employés de la gare, peu soucieux de recevoir quelque
horion, avaient pris le parti sage de laisser « ces officiers » agir
en maîtres. Là encore, et comme au café Hollandais, on payait sans
marchander, et les dégâts matériels causés dans chacun de ces
rojages, wagons éventrés, vitres brisées, coussins lacérés, étaient
toujours soldés sans la moindre discussion.
Le voyage n'était pas moins accidenté. A chaque station de la
ligne de Paris à Saint-Cyr, à chaque arrêt, c'étaient des cris et des
vociférations qui eussent fait penser à une invasion de barbares.
A Believue, entre autres, on interpellait avec insistance et dans un
style peu académique une certaine « madame Dubois » dont la
légende est aujourd'hui perdue. Heureusement les habitants des
diverses localités placées sur la voie ferrée, Clamart, Believue,
Bleudon, etc., étaient au fait des habitudes saint-cyriennes, et lais-
saient passer le torrent sans s'émouvoir.
En 18^3, quand fut supprimée dans l'armée l'épaulette sans
franges, qui demeurait légendaire à Saint-Cyr sous le nom de
galette^ Ja promotion d'Isly décida de faire à ce vieux souvenir des
funérailles solennelles, et elle s'en fut en grande pompe en enterrer
un spécimen dans le quinconce, petit bosquet de la cour Wagram,
dont nous avons parlé déjà.
On prononça sur cette tombe des discours émus, puis toute la
promotion entonna une ronde écbevelée, en chantant la chanson
composée pour la circonstance et qui est demeurée célèbre à Saint-
Cyr sous le nom de Galette.
Je doute que Béranger ou Victor Hugo eussent consenti à signer
ces couplets, car les rimes n'y sont pas toujours riches et quelques
chevilles la déparent; néanmoins la Galette est demeurée encore
aujourd'hui la chanson favorite du Saint-Cyrien, et une histoire de
l'Ecole militaire serait véritablement incomplète sans elle.
La void donc, avec ses incorrections :
Noble Galbttb que ton nom
8oit immortel dans notre histoire,
10 OCTOBRE 1887. 10
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146 NOS ÉGOLKS IRUTilRES
Qu'il soit ennobli par la gloire
D'une vaillante promotion.
Et si dans Tavenir,
Ton nom doit reparaître,
On y joindra peut-être
Notre grand souvenir.
On dira qu'à Saint-Cyr,
Où tu parus si belle,
La promotiou modèle
Vint pour t'ensevelir!
Toi qui toujours dans nos malheurs
Fut notre compagne assidue.
Toi qu'hélas! nous avons perdue,
Reçois le tribut do nos pleurs.
Nous ferons un cercueil
Où sera déposée
Ta dépouille sacrée.
Nous porterons ton deuil.
Et si quelqu'un de nou(s)
Vient à t'ofîrir en gage,
Ij' officier, comme hommage.
Fléchira le genou.
Amis, il faut nous réunir
Autour de la Galette sainte.
Et qu'à jamais dans cette enceinte
Vive son glorieux souvenir.
Que son nom tout-puissant,
S'il vient un jour d'alarmes.
Aux six cents frères d'armes
Serve de ralliement,
Qu'au jour de la tempête
A défaut d'étendards
Nous ayons la Galette
Pour fixer nos regards.
Soit que le souffle du malheur
Sur notre avenir se déchaîne ;
Soit que sur la plage africaine
Nous allions périr pour l'honneur,
Soit enfin qu'un ciel pur
Reluise sur nos tètes
Et que loin des tempêtes
Nos jours soient tous d'azur,
Oui, tu seras encor,
O Galette sacrée,
La mère vénérée
De l'épaulette d'or.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES 147
Au commencement de TEmpire, les scènes de désordre qui
s étaient passées en 1848 firent sentir la nécessité d'établir à Saint-
Cyr une discipline un peu moins rigoureuse que celle sous laquelle
rÉcoIe a?ait vécu jusque-là. En même temps les généraux comman-
dants s'efforcèrent de rendre à la brimade le caractère plus bénin
qu'elle avait eu généralement sous la Restauration. Ils y arri-
vèrent en partie. Depuis 1850, grâce à une surveillance plus
minutieuse, grâce à des conseils donnés à propos, grâce aussi à
des adoucissements dans le régime intérieur de l'École, adoucis-
ossements parmi lesquels il faut compter l'augmentation des jours
de sortie, c'est-à-dire la facilité pour le jeune Saint-Cyrien d'aller
reprendre sa place au foyer paternel, de s'y retremper dans la vie
de famille, la brimade perdit tout caractère de violence et de gros-
sièreté. Certes, on brimait encore, même en 1870, mais en réalité,
ces taquineries étaient la plupart du temps anodines, et ces vexations
avouent le bon côté de former des caractères parfois mal assouplis,
mal préparés à la vie commune du régiment.
Lfâ lits retournés, les omelettes de compas, de bottes ou de
pièces d'armes, certaines factions montées dans la cour, au sommet
des colonnes qui soutiennent le zinco^ les promenades nocturnes
dans le costume d'Adam constituaient le fond du sac des bahutcurs-
brimeors, des vieux-bahuts du second empire.
Cette dernière période, qui va de 1850 à 1870, pourrait être
appelée à Saint-Cyr l'âge d'or de Y omelette . L'omelette I il faut que
ivous expliquions ce mot.
On appelait et l'on appelle encore ainsi à l'École un mélange,
rei^idvi W p\us mextriçable possible, d'objets généralement de même
sorte appartenant à divers individus, de façon que chacun ne
puisse rentrer dans son bien qu'après de longues et minutieuses
recherches.
II y avadt des omelettes de compas, des omelettes de pièces
d'armes, des omelettes de bottes, des omelettes d'effets, tout un
vocabulaire enfin généralement introuvable dans le meilleur livre de
cuisine.
L'omelette de compas ne se faisait généralement qu'une fois,
mais d'une façon telle, qu'il eût été impossible de la recommencer
une seconde.
Le lendemain de leur rentrée à Saint-Cyr, chaque élève nouveau
recevait par les soins de la direction des études une boîte de
compas, des règles, des équerres, des pinceaux pour le lavis et
différents autres ustensiles de bureau. La plupart du temps, dès le
second jour, les anciens profitaient d'un moment où les recrues
étaient à l'exercice ou à une manœuvre quelconque pour pénétrer
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lis NOS ÉCOLES MIUTÂIRES
dans leurs salles d'études, dévisser tous les compas, les épointer,
les tordre, puis amonceler en un énorme tas les pièces dis-
jointes de tous ces instruments. Quand les conscrits rentraient, ils
essayadent tout d'abord de remettre de l'ordre dans ce salmigondis
d'un nouveau genre, mais bientôt on reculait devant la tâche, et
finalement on lançait dans la cour les débris, la plupart mutilés de
cette ferraille désormais hors de service.
L'omelette de pièces d'armes était plus délicate et plus redoutée.
Les brimeurs qui voulaient se livrer à ce genre d'exercices profi-
taient généralement d'une récréation, montaient dans les dortoirs,
dévissaient toutes les pièces de vingt à trente fusils, puis les jetaient
en un tas dans un coin. Il fallait se reconnaître absolument dans
ce dédale, car le chien d'un fusil n'allait pas à un autre et d'ailleurs
toutes les parties de l'arme portant gravé un numéro spécial et
unique, l'adaptation de la capucine ou du ressort de gâchette
n° 4524 sur le fusil 4525 eût valu huit jours de salle de police à
l'auteur de ce subterfuge.
Mais l'omelette la plus curieuse était certainement l'omelette de
bottes.
Elle se pratiquait généralement dans la cour, à la fin d'une
récréation, dans un coin voisin du manège appelé le 240 *.
Dix minutes avant de monter aux études ou aux dortoirs, les
anciens facétieux qui avaient décidé de faire une omelette de bottes,
conduisaient ou envoyaient au 240 une cinquantaine, parfois une
centaine de recrues. Là, ils ordonnaient à leurs victimes de se
déchausser, et bientôt cent ou deux cents chaussures s'étageaient
dans l'angle des deux murs en une immense pyramide.
Au premier coup de tambour annonçant la fin de la récréation,
les brimeurs disparaissaient au galop, et comme le moindre retard
à arriver sur les rangs eût occasionné au retardataire une punition
de consigne, les malheureux recrues enfilaient les deux premières
bottes venues, puis couraient ainsi chaussés prendre leur place.
Inutile de dire que celui-ci avait deux bottes du pied droit, celui-là
deux bottes du pied gauche, qu'un petit pied nageait dans une
immense empeigne, qu'un pied trop grand avait peine à s'enfoncer
dans une tige trop étroite. C'était tellement comique, que les
victimes elles-mêmes finissaient par rire. Quant aux officiers, qui
affectaient de ne rien savoir, ils ne dédaignaient pas de prendre
part à la plaisanterie par quelques observations placées à propos :
« Monsieur un tel, qu'avez-vous donc? Allons, au pas, on dirait
que vous marchez sur des œufs. »
^ Les murs de la cour Wagram étaient numérotés de 10 en 10 mètres.
Le numéro 240 se trouvait près du manège, dans le coin nord-ouest.
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NOS ÉCOLES HIUTÂIRES 149
Al Y époque dont nous parlons, le quinconce avait été enlevé de la
eour Wagram et l'aspect monotone de ce vaste rectangle n'était
plus coupé que par quelques rares arbres dans lesquels, de temps
en temps un recrue récalcitrant était invité à grimper pour y passer
sa récréation. Il y avait quelquefois huit ou dix conscrits ainsi
perchés dans les branches, et certains anciens poussaient la cons-
tance jusqu'à passer eux-mêmes leur récréation au pied de l'arbre,
I>our être bien certain que leur victime ne s'échapperait pas.
Dans cette même cour Wagram, une des brimades les plus humi-
liantes, ou tout au moins réputée telle, était celle qui consistait à
parquer les recrues dans un cercle, ou entre quatre points indiqués
d'une façon quelconque sur le sol, et à les obliger à n'en pas
sortir. Quatre anciens se promenant en chiens de berger autour des
limites fixées, suffissent pour faire respecter la consigne.
Or, un beau jour de 1866, une brimade de ce genre faillit avoir
des suites fâcheuses.
Les recrues avaâent été agglomérés, comme nous venons de le
dire, et tout d'abord, cédant à la force de l'habitude, ils s'étaient
laissés parquer sans résistance. Cinq ou six anciens espacés de loin
en loin surveillaient « ces hommes * ». Mais voilà que tout à coup,
des crîs se font entendre : « A bas les brimeurs, à bas la brimade » ,
et les conscrits franchissant l'enceinte factice dont on leur a interdit
de sortir, envahissent la cour. Les cinq ou six anciens sont impuis-
sants à rétablir l'ordre, bien qu'à leurs cris toute la promotion de
deuiième année, même les plus indifférents soient accourus, décidés
à faire respecter ce qu'ils appellent naïvement leur droit. Injonc-
tion, prière, tout est inutile : à la suprême indignation des anciens
u ces hommes retoquaient en masse » .
Peu s'en fallut qu'une bataille générale ne s'en suivît, vingt
provocations furent, sur-le-champ, lancées et relevées, et au point
d'exaltation où en vinrent subitement les esprits; on pouvait tout
oraindre, quand le général, s'étant mis adroitement de la partie,
réussît à sauver la situation par une manœuvre pleine d'habileté.
Flattant l'amour-propre des anciens, les amadouant, leur adressant
quelques-unes de ces bonnes paroles qui ont tant d'action sur des
jeunes têtes de vingt ans, il leur persuada qu'ils avaient là une
occasion unique de prendre dans l'histoire de Saint-Cyr une posi-
tion privilégiée. Cette révolte avait été malencontreuse, maladroite,
le général le reconnaissait, mais les anciens n'avaient-ils pas là
roccasion de se montrer généreux; généreux pour leurs conscrits,
généreux pour les promotions à venir, n'était-ce pas le moment de
< Par opposition à « ces officiers ». — Eq style de caserne « un homme »
est un soldat.
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150 NOS ÉCOLES MIUTÂIRES
déclarer que, de leur pleine volonté, la promotion de Puebla* avait
aboli la brimade.
Les anciens n'acceptèrent pas la proposition du général : toute-
fois, une transaction eut lieu et, moyennant de légères concessions,
les élèves de seconde année consentirent à laisser en paiz leurs
recrues. Quant à ces derniers, conséquents avec eux-mêmes, ils
jurèrent ce jour-là que, n'ayant pas consentis à être brimés, ils
renonçaient, pour l'avenir, à brimer leurs futurs conscrits : vote
célèbre qui fut inscrit, en lettres d'or, sur une plaque de marbre,
scellée, l'année même, sur le mur du réfectoire. (Salle d'escrimte
actuelle).
Le général de Gondrecourt se flattait d'avoir remporté là un bril-
lant succès, et c'en eût été un, en effet, s'il avait pu obtenir que la
promotion du Sultan tînt réellement sa promesse. Malheureuse-
ment, il n'en fut rieni Gomme il fallait s'y attendre, ces mêmes
jeunes gens qui s'étaient montrés récalcitrants aux vexations tra-
ditionnelles de l'École n'eurent rien de plus pressé, une fois passés
anciens, que de les ressusciter au plus vite.
Moins pointilleux que leurs aînés, les recrues de 1868 et de 1869
courbèrent la tête devant la coutume et, sauf, dans cette dernière
promotion, un élève qui refusa la brimade et préféra, plutôt que de
l'accepter, se faire renvoyer dans un régiment 2, le régime habituel
reprit son cours normal, avec les atténuations que nous avons dites.
Après la guerre de 1870, les brimades essayèrent de relever la
tête, mais la tradition était perdue, et la présence à la tête de
l'École d'un homme comme le général Hanrion, ennemi particulier
de ce genre de plaisanteries, devait contribuer à la faire disparaître
entièrement. La séparation absolue des anciens d'avec les recrues»
les peines les plus graves infligées pour la moindre taquinerie, une
surveillance incessante, amenèrent promptement l'extinction d'une
coutume qui d'ailleurs n'avait plus, à l'École même, de chauds
partisans.
Aujourd'hui, la brimade ne vit plus à Saint-Gyr qu'à l'état de
légende et ne consiste plus qu'en des appellations plaisantes ou
des taquineries de collège.
Où sont les bahuteurs d'antan!
A. DE Ganmiers.
La suite prochainement.
' Il est d'usage à Saint-Cyr que chaque promotion adopte un nom.
2 II s'appelait de Bourville. Caractère généreux et fier, de Bourville
accepta son renvoi dans un régiment sans murmurer. On lui tint compte
de sa situation spéciale et il fut nommé sous-lieutenant en même temps
que ses camarades, le 14 août 1870 : il fut tué à Sedan.
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LES CURÉS DE CAMPAGNE
AU XVllP SIÈCLE
D APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS'
Maintenant que nous connaissons le presbytère et ses hôtes,
son mobilier et ses revenus, disons comment on y vivait. Chacun,
à cette époque, £adsait son pain chez soi. Il en était ainsi chez les
curés. Nous trouvons en effet, chez celui de Pontenx, en 1774,
« deux tamis à passer la farine, un demi-boisseau de froment
dans un sac, une mait et deux pelles de four de boids ». La même
année, à Bouricos ^, le curé n'a pas de four, mais le seigneur du
lieu, affermant une maison, réserve, au profit du curé, le droit « de
faire cuire son pain au four ^ ».
La culture de la vigne était, à cette époque, assez commune dans
ces parages, ce que nous prouvent nombre d'actes où les parties
sont qualifiées de « vignerons ». Nous avons vu certains curés
dimer sur le vin. Mais on sait que, dans certains pays, la dlme se
percevait au pied de la vigne. Le curé devait donc alors faire faire
lui-même son vin. Il semble en avoir été ainsi notamment à Pontenx,
ou, en outre de a une barrique de vin blanc de Langon et de deux
harrils de vin rouge... contenant ensemble quarante pots » qui
figurent dans le chai du curé, on trouve, dans une maison spéciale
lui appartenant, tous les instruments nécessaires à la fabrication
dn vin et des fûts ; « un pressoir aveq sa trape, anguile, vis, anneau
de fer, un douil, deux membreuses de chenue, deux tins, une com-
porte, un entonoir de fer-blanc, un autre de boids, une pelle de
* "Voy. le Correspondant du 25 septembre 1887.
* Bouricos, aujourd'hui quartier de Pontenx. Autrefois paroisse du
<iiocèse de I^.
* Arch. notariales. (Acte du 11 septembre 1774.)
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152 LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVIIl* SIÈCLE
boids, un gimbelet pour percer les barriques » . Et près de ces ins-
truments : « douze barriques de vin blanc, trois barriques de via
rouge et une demi-barrique de blanc servant douiiiage, et six vieilles
barriques vuides ». Évidemment le curé ne consommait pas tant de
vin. Il en vendait. En 1738, un laboureur de Mimizan doit 30 livres
au curé d'Aureilhan, « prix d'une barrique de vin qu'il lui a
liurée* ». En 1771, un vigneron d'Aureilhan reconnaît devoir aux
héritiers du curé « 200 livres pour du vin que ce dernier lui a
vendu 2 ». En 1774, une débitante de Mimizan a en cave du vin
que lui a pareillement fourni le curé ^.
Concurremment avec le pain, le vin et les légumes qu'on récoltsût
au jardin, la volaille et le cochon étaient la base de l'alimentation
du curé à cette époque. On se rappelle ce curé de Mimizan qui,
en 1778, regrettsdt son jardin et son pré envahis par les sables et
qui lui servaient à « faire élever de la volaille et un cochon,
objets », ajoute- t-il « sans lesquels il est impossible de vivre dans
ce pays ». Et, continuant : « La privation de ces deux objets,
a réduit le suppliant à la plus grande misère. » Chez le curé
de Pontenx, on trouve « un charnier avecq la moitié d'un cochon
salé et un pot de cochon confy ». Chez le curé de Mimizan en 1739,
on trouve « un jambon et une épaule de cochon... dans une auge
sous la cendre* ».
Cependant, comme les curés recueillaient, par la dlme, des che-
vreaux et des agneaux; comme, par ailleurs, ils possédaient sou-
vent des troupeaux de vaches et de brebis, il est bien certain que
la viande de ces divers animaux figurait assez souvent sur leur
table. En 1770, le curé d'Aureilhan achète « trois quartiers de
mouton, à 30 sols le quartier, probablement pour célébrer cette
fette qu'il devait donner chez luy le jour de Saint-Moumolin
(«c, — : Mommolin)^ ». — Le curé de Pontenx a « un crochet
de fer pour suspendre la viande » et « un garde-manger garni de
caneva » . Pour les jours maigres, il y avait le poisson de mer ou
d'eau douce qui, en raison du voisinage de l'Océan et des étangs,
ne devait pas faire défaut. En 1722, nous trouvons le curé de
Mimizan achetant du poisson à un pêcheur du lieu*, et le curé de
Pontenx laisse, en 1774, dans sa « dépense, trois morues seiches ».
— Enfin, il y avait le gibier, et principalement le gibier d'eau, sî
* Arch. notariales. (Acte du 8 avril 1738.)
a Ibid, (Acte du 6 février 1771.)
3 Ibid. (Acte du 6 mai 1774.)
^ Ibid. (Acte du 10 novembre 1739.)
» Ibid, (Acte du 17 juillet 1770.)
• Ibid. (Acte du 10 avril 1722.)
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LES GURfe DE CAMPAGNE AO XYIU* SIÈCLE 153
abondant autrefois dans les Landes. — En 1773, le prieur de Mi-
mizan eiige d'un de ses fermiers, par an, « six paires de béccasses,
quatre brochets et dix paires de chapons gras*. >» — 11 y aura
aussi <c deux livres de burre salé dans un petit barril et une bou-
tdUe d'huyle fine » . D'ailleurs, nous avons vu que le curé de Pon-
tenx avait « deux buretes de cristal aveq porte huilier ». Le vi-
naigre figurait donc parmi les condiments en même temps que le
sel, le poivre et l'ail, et si M. le curé possédait un « moutardié »,
c'était apparemment pour y mettre de la moutarde. Le matin, M. le
carë fsdt un premier déjeuner. Il a « deux livres de chocolak » à
cet effet. Après le repas, il prend du café. Il a « douze livres de
caffé des Iles » dans un sac. La gouvernante le grillait elle-même
dans la a pouele à caflfé », qui figure, à côté du « moulin à calTé »,
panni la batterie de cuisine. Il a d'ailleurs « trois pains de sucre ».
On ne dit pas qu'il ait eu des liqueurs, quoiqu'on trouve, dans son
mobilier « le dessus d'un calj^ret en bois de mûrier » ; et l'eau-de-
vie que vendaient les débitants était parfois de qualité tellement
inférieure qu'elle « n'était bonne que pour les douleurs des ani-
maux- ». — Mais, l'après-midi, s'il y a quelque >âsiteur, on se mettra
au « triq-traq » que nous voyons dans un coin de la salle à
manger c< aveq ses dames de boids et cornets de cuir », et l'on
prendra le thé à la mode anglaise qui, à cette époque, s'implantait
en France, car M. le curé a « un quart de livre de thé dans une
boete de fer blanc ». Puis, le soir, s'il fait froid, la gouvernante,
avant qu'il ne se couche, passera le « chauffe-lit » dans les draps.
La sobriété dau^ le boire et dans le manger est, pour un homme
d'Église, une vertu capitale, et nous sommes convaincu que nos
curés la possédaient. Toutefois, quoique sobre, on peut être sou-
dainement malade au milieu de la nuit, et les « chirurgiens » de-
meurent loin. Aussi, M. le curé, qui est homme de précaution, a-t-
îl sous la main « un opital de cuivre rouge, une seringue d'étain
aveq son assortiment dans son étuy », et enfin, dans un coin de la
chambre « une chese dholande de comodité peinte. » La campagne
est tranquille, et l'on y dort à l'abri des voleurs, aussi le « fusil »
qui, du reste, est à la cuisine, est-il pour le curé, nous en sommes
cert^n, beaucoup plus un instrument de plaisir, dans ce pays de
franchises et de libertés, qu'une arme défensive. Au reste, s'il
entend quelque bruit insolite, M. le curé, pour peu qu'il ne soit
pas peureux, pourra sortir et faire le tour de son jardin ou de sa
cour, flanqué de la gouvernante, qui tiendra « la lanterne de fer
* Arch. notariales. (Acte du 4 juin 1773.)
« Ibid, (Acte du 6 mai 1774.)
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154 LES GURÊ3 DE CAMPAGNE AU XYIU' SIÈCLE
blanc » ou « le phalot ». Le lendemain, M. le curé se lèvera et
reprendra sa vie de chaque jour parfois remplie, souvent inoc-
cupée, sans doute, à une époque où nous nous figurons, nous,
gens d'un autre âge et quasi d'une autre civilisation, qu'on n'avait
pas, comme maintenant, tant d'occasions de tuer le temps.
Et à ce propos, les curés de campagne, à cette époque, étsûent-
ils instruits et travaillaient-ils? Il ne faudrait pas poser de règle
générale et répondre affirmativement. Mais il est incontestable que
certains, non autrement que de nos jours, étaient instruits et
travaillaient. Quelques-uns, après des études universitaires plus
ou moins longues, n'avaient passé au grand séminaire qu'un
temps très court. Celui-ci un an, celui-là « dix-huit mois, selon
la coutume »; cet autre, quatorze mois; ce dernier, trois mois
seulement. — Et il ajoute : « fu monseigneur de Besons et mon-
seigneur de Flurian n'en exigèrent pas davantage. » Il s'en trouve
qui « n'ont jamais pris », comme ils disaient, (( leurs degrés ». Mais
bon nombre sont docteurs en théologie, et on trouve un curé de
Mimizan, qui fait sonner assez haut son titre de « maître es arts ^ ».
L'habitude du latin, qu'on cultivait à cette époque plus que main-
tenfet, pouvait rendre les vieux auteurs familiers à ceux qui ne
dédaignaient pas les lettres profanes, aussi ne devons-nous pas
nous étonner si le curé de Mimizan, procédant à une enquête à
Bias, à propos d'une difficulté entre le curé et les habitants, et
ayant à signaler la divergence d'opinions des témoins, s'écrie sans
coup férir :
Scindîtur incerlum studia in contraria vulgus *.
Le curé d'Aureilhan, en 1776, scelle son testament mystique de
son « cachet ordinaire ». Ce cachet représente Vénus et Cupidon,
la mère remettant à son fils l'arc et la flèche classiques. Les deux
personnages sont nus ou drapés si légèrement, que toutes les
formes transparaissent. L'usage habituel d'un tel cachet dénote chez
un prêtre une certaine liberté d'esprit, en même temps qu'un goût
éclairé pour les chefs-d'œuvre de l'antiquité 3.
Les « conférences » n'avaient généralement pas lieu, mais la
plupart des curés possédaient une bibliothèque qui, pour ne point
approcher des sept cents volumes laissés par la servante janséniste
de la famille de Royer-Collard*, n'en suffisait pas moins à leur travail
* Arch. notariales. (Acte du 28 octobre 1772.)
a Virgile, Enéide, liv. II, vers 39.
' Arch. notariales. (Acte du 24 janvier 1776.)
• Babeau, Artisans et Domestiques, p. 277.
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LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVIU* SIËaE 155
Ci à leur récréation intellectuels de chaque jour. Ils déclarent pos-
séder tantôt « le rituel, les ordonnances, le catéchisme du diocèse,
leprocessîonal, etc. », tantôt « les livres convenables à leur état ».
Mais, en 1731, le curé de Pontenx aura « V Histoire de FEglise^
par Fleury, Bourdaloue, — la Somme de saint Thomas, Cornélius à
Lapide, Y Ecriture sainte ». — La même année, à Mimizan, le curé
Booty qui, ayant voyagé, a beaucoup vu, beaucoup appris et sans
doute beaucoup retenu, déclarera posséder « pour plus de 600 francs
{sic) de bons livres de différentes langues »; et en 1774, un autre
curé de Pontenx laissera la plus belle bibliothèque, peut-être, qui
se soit vue au dix-huitième siècle chez un curé de campagne. Il est
curieux et important d'en donner le détail : — « Le Bréviaire ro-
main, en deux volumes, l'un d'été, l'autre d'hiver; un autre en
cpatre volumes, impression de 1750; le diumal romain; un volume
de la Bible en latin, in-S"*; le Dictionnaire de Joubert ; un volume
de Y Ordonnance sinodalle du diocèse de Bordeaux; un volume de
la Gvide des pécheurs; sept volumes manuscrits en latin; le
TraUé des sacrements; le Dictionnaire de Danet; Y Instruction des
prêtres; un volume des Lettres de M. Arnauld dAndilly; Long-
bardi Senientiœ^ en un volume; un volume des Sermo?i$ de lavant ,
par Lopes; Avis au peuple; un volume intitulé : Proprium sanc-
torum; le Traité du vrai mérite; Y Histoire ecclésiastique^ en
trente-huit volumes, y compris quatre intitulez table generalle des
matières; Discourts sinodeauQ^^ en trois volumes; huit volumes
des «SS^rmon^ du père Massillon; un volume des Psaumes, du même
auteur; Betraite ecclésiastique, en un volume; Méditation chré-
tienne; Méditation ecclésiastique^ en cinq volumes; deux volumes
du Concile de Trente; deux volumes du catéchisme dudit concile;
vingt volumes des Œuvres de Bossuet ; quatre volumes des Pronnes^
de Joly ; quatre volumes du Petit prorme; un volume intitulé :
Begia Pamassi; un volume sur toute sorte de sujets ; Confessions
de saint Augustin, en un volume; le Nouveau Testament, en un
vohime; Instructions sur F Evangile^ en un volume; un volume
du Traité du Sacrement de pénitence; un volume du Discours de
l histoire ecclésiastique; Histoire des Juifs, en cinq volumes; six
YOimDes du livre Bésolutions de plusieurs cas de conscience; trois
volumes du Missionnaire paroissial; deux volumes de Y Histoire
vnwerselle; deux volumes du livre F Oracle des nouveaux philo-
sophes; deux volumes des Lettres persanes; sept volumes du livre
Theologia dogmatica; un volume intitulé : Prœlectiones theologicâs
de graiia; trois volumes intitulés : Praelectiones theologicœ de sep-
tem ; quatre volumes intitulés : Theologia Scoty; un volume intitulé :
Theologia redacta; deux volumes Institutiones théologien; trois
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156 LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVm* SIÈCLE
volumes de théologie; trois volumes àes Pseaumes paraphrazés ;
quatre volumes des Vies des saints Pères; deux volumes de la Vie
des clercs; un livre intitulé : le Provincial; un livre Caiechismos
ordinandos; Catéchisme de Montpelier^ en deux volumes; His-
ioire de la Bible^ in-4**; et vingt et un volumes de différents livres
détachés*. »
Que le curé puisse trouver dans le voisinage un bourgeois riche
et oisif, il fera « venir en société les gazettes de loys », ce qui lui
coûtera, pour sa part, 6 livres par an 2, ou toute autre feuille
périodique. Il aura aussi une correspondance suivie avec sa famille
ou quelque ami. Le curé de Pontenx, en 1774, laisse « une liasse
de trente-sept papiers, lettres missives », que le notaire inventorie.
Il aura un « Uvre de raison » contenant « quatre-vingt-dix-huit
feuillets foliotés, commencé le 15 décembre 1758 », et qu'il ne
tiendra peut-être pas très régulièrement, car il est « majeure partie
en blanc ». Cependant, il y fera une place aux domestiques, sui-
vant l'usage du temps 3, et il écrira cette note, la dernière avant sa
mort : « L'an mil sept cens soixante-quatorze et le vingt-trois oc-
tobre, est entré à mon service en qualité de valet, Jean Dufort, etc. * »
Mais si l'on veut avoir une idée des vicissitudes d'une eidstence
de curé à cette époque, il faut lire cette page pleine d'humour, que
nous a laissée le curé Bouty, déjà avantageusement nommé : « Bap-
tisé à Dax (où il est né) le 13 octobre 1672, il a fait ses basses
classes soubs les Barnabites (dudit lieu), et soubs les Jésuites, à
Agen. Il a fait sa philosophie à Toulouse, soubs le père Garaurague»
jésuite, et quatre ans de théologie soubs le père Palaci, jésuite,
dictant le matin, et soubs le père Dumance, dictant le soir, et &
l'Université, soubs M. de Casamajou, dictant le matin, et soubs
M. de Rolye, vicaire général, dictant le soir. Il a pris son bacca-
lauréat soubs M. de Casamajou, il a fait quatorze mois de sémi-
naire à Auch, soubs le père Dega; de là il a été vicidre pendant
quelques mois à la Boheire, diocèse d'Ax (l. Dax) , d'où il sortit
pour aller en Espagne avec M. le maréchal de Berwik. Il y a resté
onze ans d'un côté, et de l'autre trois ans, à l'occasion d'un de
ses oncles, pendant lesquelles trois années il a étudié en théologie
encore soubs le père Sainte-Rose, jacobin, à Valladolid et à Sala-
manque, toujours nanti des exeats des prélats. De là il est venu en
France, il a resté trois ans à Poy et Buglose, en qualité de vicaire
* Ces détails, comme la plupart de ceux concernant la nourriture, sont
extraits de Tacte du 31 décembre 1774. (Arch. notariales.)
2 Arch. notariales. (Acte du 7 juillet 1770.)
* Le Livre de famille, par Gh. de Ribbe, p. 159.
* Arch. notariales. (Acte du 31 décembre 1774.)
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LES CURES DE GÂypAGNE AU XYUl* SIÈCLE 157
de MM. de Saint-Lazare, d'où il a été fait prieur de Sindères, par
Mgr l'évêque d'Ax, lequel prieuré il a permuté, etc., et est venu à
Himlzan; il n'a point d'autre domestique que deux valets. Il est
nanti du rituel, ordonnances synodales et du catéchisme du dio-
cèse. Il est tellement assidu aux conférences ^ qu'il a plu à
Mgr l'Archevêque de Bordeaux d'aujourd'hui, de témoin synodal
qu'il fut fait par Mgr d'Argenson (quoiqu'il en soit indigne), le
^ire ricaire forain de la première congrégation de Buch et Bom.
Deo grcUias -, »
Il serait à souhaiter que tous les curés eussent eu une vie pareil-
lement aventureuse, si c'eût été pour eux une raison de posséder
cet entrain et cette bonne humeur.
Quelles étaient les occupations des curés? Ceux-ci n'étaient pas»
comme de nos jours, conCnés dans le seul domaine ecclésiastique.
Non seulement ils avaient à exercer les fonctions curiales, mais ils
agissaient encore à de certains jours : l"" comme officiers de l'État
dvil; l"" comme officiers ministériels. Nous allons nous arrêter un
instant sur chacune de ces trois sortes d'attributions.
Lear premier devoir naturellement était de dire la messe. Pour-
tant Us semblent ne l'avoir pas dite rigoureusement tous les matins.
« On dit messe basse », avoue un curé de Bias en 1731, « tous
les jours, autant quil est possible; les dimanches, la messe parois-
siale, le prône, le catéchisme; les grandes fêtes (seulement), une
grande messe, la procession, le catéchisme et les vêpres, d Nous
avons vu plus haut qu'on chantait vêpres « quand on pouvait
retir^T \^ gens du cabaret » . Il faut croire que les jours de fêtes
les paroissiens se faisaient un devoir de quitter le cabaret
pour i'église. « Quand on ne fait pas le prône, on explique l'évan-
gile du jour. D Quant au catéchisme, l'heure où il a lieu varie
suivant les pays. A Bias, « on le fait à deux heures ». A Pon-
tenx, « on le fait exactement pendant la messe ». Au Yignacq,
«c après la messe ». En tout cas, il a lieu toujours le dimanche.
<c Autrement », explique le curé du Yignacq, « je ne pourrais
çJbliger personne i venir les jours ouvriers à cause de l'éloigné-
meut des midsons ». Cependant, durant le carême, M. le Curé,
* Sous la responsabilité d'un curé de Pontenx, lequel afQrme, en 1731,
qa' « il n*y a pas de conférences dans le détroit », nous avons pu dire plus
haut que ces réunions ne se tenaient généralement pas. Il ressort toutefois
de la déclaration du curé Bouty, ainsi que d'autres documents auxquels
nous renvoyons le lecteur, qu'elles avaient lieu de temps en temps. (Voy.
les procès- verbaux de visite d'église déjà cités. Arch. de TArchev. de
Bordeaux.)
^ Procès-verbal de Téglise de visite de Mimîzan, 1731. (Même source.)
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158 LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVlll^ SIÈCLE
redoublant de zèle, essaye de le faire tous les jours. Mais il avoue
que « les enfans n'y viennent guaire disant qu'ils sont trop loing ».
L'instruction religieuse variait nécessairement suivant l'intelligence
et l'exactitude des enfants, comme aussi avec les soins que lui
donnait le curé. En 1731, Mgr de Maniban, archevêque de Bor-
deaux, visitant l'église de Gastes et interrogeant les enfants, ne
les trouve « qu'à demi instruits ». Quelques jours plus tard, au
Vignacq, il les trouve « bien instruits » . Pour les offices, on ne
saurait non plus établir de règle générale. A Mimizan, la même
année, « on a la grand'messe les dimanches et (êtes, la plupart du
temps messe chantée, suivant la bonne disposition du curé ». A
Pontenx, « on fait l'instruction et l'explication de l'évangile tous
les quinze jours et en carême tous les dimanches et fêtes ». Malgré
les habitudes de débauche signalées maintes fois par les curés, on
peut dire que la population était religieuse. A Pontenx, « on ne
chante pas aux offices », mais généralement on vient à la messe.
« Un tiers n'y assiste que de quinze en quinze jours, parce qu'il
faut garder (la maison) chacun à son tour », dit le curé de Pontenx;
mais cet usage est tellement passé dans les habitudes, que les
curés ne le trouvent pas mauvais. A Mimizan, « il ne se pratique
pas d'indécences aux processions, par la vigilance du curé. Tout
le monde s'y tient en dévotion » . Les sermons semblent avoir eu
moins de succès. « J'en appelle à témoins », dit le curé de Mimizan
en 1731, « tous ceux qui y ont presché », et les cinq ou six per-
sonnes qui y assistent, consistent « en coiffes et chappeaux ».
Presque tous les paroissiens d'ailleurs font leurs pâques. Les curés
ont encore l'habitude de compter les habitants par le nombre des
communiants. On sait que ce nombre est en général le cinquième
de la population. A Pontenx, en 1731, sur une population de trois
cents communiants, « certains manquent ». A Mimizan, la même
année, « tous ont rempli leur devoir pascal ». Et le curé ajoute :
« sive digne, sive indigne, Deus scit. » Il faut pourtant citer le
Vignacq où, à la même époque, sur une population de plus de
cinq cent vingt communiants, « beaucoup n'ont pas fait leurs
pâques ». Il faut aussi remarquer la sollicitude du curé qui dit :
« Huit ou neuf ne se sont pas présentés du tout quoy qu'on les ayt
auertis. » Ce mot, joint aux autres explications données ailleurs^
nous montre chez les curés un grand esprit d'indulgence et de
conciliation que nous retrouverons encore quand nous parlerons
de leurs rapports avec la population. Ainsi ils avertissent les retar-
dataires, ils tolèrent qu'un tiers des paroissiens manque la messe
tous les quinze jours; le vendredi saint, ils envoient le sacristaia
« dans toutes les maisons pour faire adorer la crois à tous ceux qui
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LES CUKÉ5 DE CAMPAGNE AU XVIIP SIÈCLE 159
n'oi^t pas pu assister à Toffice * » . Ces attentions et ces complaisances
prouvent entre paroissiens et curés une union et une communauté
de sentiments qu'on chercherait vainement de nos jours, même dans
les pays les plus religieux.
La tenue à l'église était bonne, sauf exception. On n'y avait pas
toujours les sujets de distraction qu'on signale à Bias en 16ii5, ob
le curé Agasse se plaint de ce qu'il « esloit souentes fois troublé
pendant le diuin seruice par le son et tintamarre des clochettes
appeodues aux colz des beufz qui paissoint dans le simetière, joi-
gnant une vitre fort basse vis-à-vis du grand autel ». C'est dans
la même église et la même année que le curé, à cause de l'obs-
corité, « en alant et reuenant de la procession et baillant leau
beniste au peuple, bronchoit souuent avec grand danger de donner
du nais (sic) à terre, ce qui luy auroit esté a grand scandale et
tourné en risée ». Les choses s'y passaient au reste tout à fait en
famille. Comme il n'y avait pas de sacristie et « leglize et le pres-
bîtère estans plains de puple (les jours de fêtes), les prêtres estoint
constrainctz se reconcilier là (à l'église) a la ueue et ouye d'un chas-
cun et auec une très grande incommodité ». — « Le peuple a prins
Geste mauuaise habitude de se donner le bon jour tout haut dans
leglize lors qu'ilz y arriuent, s'entredemendant lestât de leur santé et
affaires ^ », ce qui prouve qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
Ces habitudes de « caquet et babil » à l'église sont de tous les temps.
En dehors des cérémonies du culte, le curé avait les baptêmes,
raariages et enterrements, qui, dans les paroisses populeuses, se pré-
sentent fréc^uemment. Il portait aussi les sacrements aux malades.
Bn 1 783, les habitants de Bias se plaisent à reconnaître que depuis
l'arrivée du curé, « il n'est mort aucun habitant sans en être
muni ». A cette époque de fortes croyances, on ne trouvait pas
ridicule que le prêtre sortît, vêtu de ses habits sacerdotaux. A
Pontem, « on porte le saint Sacrement aux malades en surplis avec
étole blanche; le clerc marche devant avec une lanterne et une
clochette ». La sainte hostie est placée dans un « porte-Dieu de
vermdl ou d'argent renfermé dans une bourse de soie blanche »
que le prêtre se suspend au cou « av€C un ruban ou un cordon ».
U ajoute : « Nous montons à cheval quand il faut aller loin. » Cette
dernière explication qui semblerait étrange en tout autre pays est
oatordle dans les Landes, où il n'est pas rare de trouver des mai-
sons distantes de l'église de une heure et demie à deux heures de
marche à travers sables et bois.
^ Brouillon d'un procès-verbal de Tisite de Téglise de Bias, 1731. (Arch.
citées.)
* Interdit pour le curé de Bias. (Même source.) ~
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160 LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVUl* SIÈCLE
Comme officier de l'état civil, le curé avait à rédiger les atles
de naissances, mariages et décès. On sait que le concile de Trente
prescrivit la tenue de ces registres, dans sa session vingt-quatrième.
Le Rituale romanum donne tout au long la forme dans laquelle les
actes devaient être rédigés. En France, cependant, cette prescrip-
tion parait avoir été devancée, au moins quant à la tenue du
registre des naissances, par l'ordonnance de Villers-Cotterets, rendue
par François P' en aoCit 1539. Mais ni le concile ni le roi ne
pouvaient fsûre que ces registres fussent rigoureusement tenus à
une époque où il n'y avait pas de contrôle et surtout pas de sanc-
tion sérieux. Aussi présentent-ils partout des lacunes regrettables.
Il faut certes fEÛre la part du temps et des événements. Un grand
nombre durent disparaître à diverses époques dans les incendies,
les guerres, ou par suite de la négligence des curés. De nos jours,
où tout se fait avec ordre et méthode, on pourrait citer maintes
communes où les registres du commencement du siècle sont déjà
en très piteux état. On ne doit donc pas s'étonner de trouver, sur
des cahiers du dix-huitième siècle, des déclarations dans le genre
de celle-ci : « Je soubsigné, curé de Saint-Michel de Bias, déclare
avoir ramassé avec tous les soins qu'il m'a été possible tous les
fragments des registres des bâtemmes, mariages et sépultures que
MM. les Curés, mes prédécesseurs, ont laissé en feuilles volantes. »
Il est bien vrd qu'alors un double devait être adressé chaque
année au greffe de la sénéchaussée comme msdntenant au greffe
du tribunal, mais cela ne se faisait pas. « Etant même inutille »,
continue le curé de Bias, « de demander aucun exemplaire au
greffe... le greffier m'ayant déclaré qu'il n'en avoit jamds reçu * ».
Ailleurs, on trouve les actes « en partie tous à lambeaux ». A Pon-
tenx, en 1731, on trouve « des registres de près de cent ans »,
mais ceux de près de « vingt ans sont perdus; les curés qui éteint
de ce temps-là sont morts, ou ils ne les ont pas écrits, ou on les a
volés ». Quand ils sont tenus, ils contiennent des irrégularités
nombreuses. Les interversions de dates sont très fréquentes, ce
qui prouve que les curés ne rédigeaient pas les actes au jour le
jour. Quelquefois même le quantième manque. On trouve des actes
inachevés, d'autres où le nom de famille n'est pas indiqué. Quand
l'acte est rédigé par un curé voisin en l'absence du titulaire, il y a
de grandes chances pour qu'il figure dans deux paroisses : au domi-
cile des parties et au domicile du curé. De ces irrégularités naissait
un fait assez curieux, c'est que personne ne connaissait exactement
son âge. On trouve même un curé qui déclare avoir quarante-
* Cahiers de Tétat civil de Bias, 1740.
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LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XYin* Sl^iE 161
quatre ans environ. Par contre, ces actes contiennent souvent des
tenseignements qu'on néglige maintenant, exemple : Tindication
des morts subites, sans sacrements, etc. Au registre des mariages,
les curés indiquent les fiançailles. On y trouve surtout ces notes
parfois précieuses touchant les événements marquants survenus
dans la paroisse, que Bonaventure Despériers, au seizième siècle,
recommandait aux curés de ne point omettre*. Ainsi, disait cet
homme vraiment inspiré par le génie de l'histoire, « il n'y aura
pays, ville, village, bourg, église, château, maison, famille, mon-
tagne, colline, terrier, fontaine, soit chaude ou froide, douce ou
salée, prés, bois, vignes, etc., qui n'aie chacun son livre ou, pour
le moins, son chapitre en plus grand livre, laquelle chose donnera
un singulier plaisir à ceux qui viendront après nous ». Nous ne
saurions trop regretter que tous les curés n'aient pas suivi d'aussi
sages conseils.
Ils fournissaient naturellement, du reste, quand cela était pos-
sible, les extraits qui leur étaient demandés. Nous avons trouvé
quelques-uns de ces extraits et un entre autres où la signature du
curé était légalisée par l'évêque ; le secrétaire contresignait comme
d'habitude 2.
Comme officier ministériel, les fonctions des curés étaient res-
treintes. Ils avaient droit de recevoir les testaments. Mais ils ne
semblent avoir été chargés de ce soin que rarement. Nos recher-
ches dans les minutes notariales ont embrassé une période de près
de soixante ans et, comme nous l'avons dit plus haut, elles ont
porté sur plus de deux milliers d'actes. Sur ce nombre, on compte
ânq testaments seulement reçus par les curés, le premier en 1719,
le dernier en 1730. Ce nombre tout à fait dérisoire permet de con-
clure que cette coutume qui, au moyen âge, avait contribué à la
fortune du clergé, ainsi que le dit M. Babeau, tombait en com-
plète désuétude au dix-huitième siècle. La forme de ces testaments
rédigés par les curés était restée très ancienne, témoin celui qui,
passé en 1727, commence ainsi : « Au nom de Dieu soit Amen.
Sçachent tous presens et a uenir que, etc. '. » La formule religieuse
par laquelle débutaient tous les testaments à cette époque se
retrouve dans tout le cours du siècle. Seulement, elle se simplifie
déplus en plus. Une fois le testament reçu, le curé en faisait la
dépôt entre les mains du notaire.
• Discours non plus tnélancoliques que divers de choses mémetnent qui appar*
Hennent à notre France, eh. xv.
* Arch. notariales. (Acte du 8 mai 1772.)
^ Arch. notariales. (Acte du 8 octobre 1727.)
10 OCTOBRB 1887. Il
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162 LES CURtS DE CAMPAGl^ àU XYIII* SIÈCLE
VI
Par ces différentes fonctions, les curés étaient en rapports jour-
naliers avec les populations. Quel était donc le caractère de ces
relations? La matière est ample et les renseignements ne font pas
défaut. Cependant, ici comme dans tout ce qui précède, nous
devons nous borner à ne montrer que les faits les plus intéressants
et les plus concluants. A tout seigneur, tout honneur. Les rela-
tions des curés avec les nobles n'étaient point toujours, contraire-
ment à ce que peuvent penser les gens que la passion politique
rend sourds et aveugles, d'une cordialité à toute épreuve. Et d'abord,
quand le seigneur était « huguenaut », comme s'en plaint le curé
de Pontenx en 1729, on comprend que les relations aient été plus
que froides. De même, quand le curé était tenancier du seigneur,
ainsi que nous en avons vu quelques exemples, cet état de dépen-
dance devait nuire à la cordialité des relations. Les curés, en
général, ont plus ou moins à se plaindre du seigneur, et vice versa.
A Mimizan, en 1731, il y a contestation entre eux, à propos d'un
chemin dans le cimetière. Le seigneur « intente procès au curé »,
— dit celui-ci, — « pour des vétilles ». Le curé fait allusion en ces
lignes à un acte que le seigneur lui avait fait signifier l'année pré-
cédente et par lequel celui-ci le sommait de lui rendre « les droits
honorifiques » qui étaient dus, dans les églises, aux seigneurs
hauts-justiciers. Un droit qui créait assez souvent des inimitiés
entre seigneurs et curés était celui, que les premiers avaient, de
faire peindre à l'extérieur et à l'intérieur des églises, en cas de
deuil, une « ceinture funèbre » appelée « litre », sur laquelle, de
distance en distance, on plaçait les armoiries. Ce droit de « litre »
est assez singulier et mérite d'arrêter un instant notre attention.
On le trouve d'ailleurs un peu partout. Du Cange en cite des exem-
ples aux quinzième et seizième siècles; la Bruyère en parle en son
chapitre ix des Caractères. En 1732, MM. de Lorbehaye, seigneurs
de Montataire, le possédaient *. On en trouve des exemples en
Ponthieu^, et, dans le midi, à Saint-Martin de Camiac, à Saucats,
àRieufret, à Sadirac, à Espiet, à Lugasson, à Saint-Émilion, etc. 3.
On pourrait multiplier les citations. Revenons au pays de Born. A
Sainte-Eulalie, au dix-huitième siècle, le curé parle d'une ceinture
funèbre avec les armoiries du seigneur^. A Mimizan, en 1731, le
* Hist. d'un. vieux château de France, par le baron de Coudé, p. 456 et 457.
^ Nos pères, par le marquis de Belleval, p. 46.
3 Mémoires de la Société archéologique de Bordeaux, par L. Augier, t. VIII.
* Procès-verbal de visite de Téglise de Sainte-Eulalie. (Arch. de TArch.
de Bordeaux.)
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LES CURÉS DE CAMPAONK AD XYIH* SIÈCLE 163
aeàgneur attend qu'on fasse blanchir l'église pour la faire « litrer ».
Et défense au curé de faire blanchir sans l'en aviser. Lors des visites
des évoques, on constatait la présence ou l'absence de ces ceintures
fanèbres, et les curés s'expliquaient sur ce point dans les réponses
qu'ils adressaient périodiquement aux questions posées par l'arche-
Tèché sur l'état de l'église et la situation du curé. Mais déjà au dix-
septième siècle, le clergé combattait ce droit au nom du respect dû
aux choses saintes et de l'humilité chrétienne. On trouve dans le
pédagogue chrétien^ imprimé en 1671, une formule curieuse que
les missionnaires proposaient à la signature des seigneurs et patrons
des églises. On s'y élève avec violence contre ceux qui « arborent
scandaleusement dans l'église les trophées de l'orgueil du monde
avec tout son appareil, c'est-à-dire des écussons garnis de tigres,
de iyoDS, de léopards, de dragons, de satyres et jusqu'à des sales
nudités et autres spectacles horribles plus convenables aux temples
des idolâtres qu'à l'habitation des fidèles et au palais de l'oraison ».
Et on voulait qu'ils jurassent solennellement « de faire biffer, cor-
rompre et supprimer toutes les peintures vulgairement appelées
Ktre et autres ceintures indécentes dont eux ou leurs prédécesseurs
avaient souillé, noircy et diffamé le dedans et le dehors des églises ».
Nous ne savons si les missionnaires recueillirent beaucoup de
signatures et d'engagements de ce genre, mais il est permis d'en
douter.
Cependant on peut citer des exemples de bonne intelligence entre
seigneurs et curés. Vers 1663, on trouve, au Vignacq, un curé qui
coxito'ûi. ai bien ses intérêts avec ceux de la dame « seigneuresse
Isabelle de Saiote-Maure comptesse dusaa * et du Vignacq » , qu'on
peut dire de lui « qu'il est homme de sa maison* ». Nous avons
vu, en 177ii, un seigneur de Bouricos réservant, dans le bail d'une
maison, le droit, pour le curé, de faire cuire son pain au four.
En 1770, le seigneur de Pontenx écrit au curé à propos de la
publication des bans de sa fille une lettre très courtoise et qu'il
termine par cette formule : « Mille pardons, monsieur, de la penne
^pj^ je vous donne. J'ay l'honneur dettre avec la plus parfaite con-
sidération, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur 3. »
Maïs peut-être sont-ce là des exceptions.
Nous avons vu déjà en différents endroits ce que les curés
pensaient des habitants et ce que ceux-ci pensaient des curés.
Nous avons constaté le degré de dévotion des populations et décrit
* Uza (Landes), canton de Castets.
' Requête pour Pierre de Neu risse, juge de la baronnie de Magesc.
/Archives citées.)
' Lettre missive. (Arch. de i'Arch. de Bordeaux.)
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164 LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVIU' SIÈCLE
les attributions des curés en tant que ministres du culte, officiers
d'état civil et ministériels, on peut donc, d'ores et déjà, se faire
idée du caractère des relations qui existaient entre eux. Les habi-
tants avaient besoin de leur curé, pour ainsi dire journellement, et
il est permis de croire que, sauf de très rares exceptions, ils trou-
vaient près de lui une assistance et un dévouement de chaque
instant. C'est ce que nous prouvent, en dehors des faits déjà cités
et auxquels nous renvoyons le lecteur, une quantité d'actes de toute
nature, passés au presbytère, ou auxquels le curé assiste tantôt
comme témoin, tantôt comme conciliateur, tantôt simplement pour
faire honneur aux parties. Comme exemples de ce dernier cas, on
pourrait citer une foule de contrats de mariage qu'on signe à la
maison « curialle » et où le curé intervient comme conseil et ami
des futurs. En 176& à Mimizan, on trouve un menuisier qui, par
acte de dernière volonté, institue le curé son exécuteur testamen-
taire, « le priant de vouloir bien ce charger et luy rendre]ce dernier
scruice* ». En 1769, c'est une femme qui, originaire du Médoc»
nomme le curé son procureur fondé à Teffet de « faire faire inven-
taire et liquider les successions de ses auteurs^ ». Le curé faisait
plus : il prêtait de l'argent et des vivres à ceux qui venaient lui en
demander. En 1704 et 1705, le curé de Bias écrit cette note sur le
cahier des naissances : v Le 15 décembre j'ai prêté deux boisseaux
seigle à N. Meule. » — « Le 26 décembre j'ay prêté un boisseau
panis à Pierre Clavier, il me payera comme ie vendray l'autre. »
En 1770, le curé de Sainte*EuIaUe prête pour 216 livres d'argent et
de grain que le débiteur doit rendre dans un an. En garantie celui-ci
hypothèque tous ses biens, meubles et immeubles'. La même année,
à Mimizan, le curé prête 700 livres, mais il faut croire qu'il a
ensuite des difficultés pour rentrer dans son avance, car il fait faire
un (( commandement au débiteur et lui lance une assignation, en
vertu de lettres de committimus émanées du procureur au parle-
ment de Bordeaux 4 ».
Mais comme il n'y a cependant pas de règles sans exceptions, il
nous reste à citer quelques faits qui établissent que les relations
n'étaient pas toujours aussi bonnes entre curés et paysans. Nous en
avons d'ailleurs trouvé déjà quelques exemples dans ce qui précède,
depuis ce f;uré de Bias qui taquinait ses paroissiens à propos de
réparations à faire au presbytère et se portait même, sur eux, à des
voies de fait, jusqu'à ce curé de Mimizan engagé dans un procès avec
* Arch. notariales. (Acte du 14 mars.)
* Ibid. (Acte du 5 mai 1769.)
3 ihid, (Acte du 16 juin 1770.)
-• Arch. notariales. (Acte du 13 août 1770.)
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LES CURÉS DE CAMPAGNE k\} XVQi* SIÈCLE 165
deux de ses paroissiens à propos d'un paon lui appartenant. En 16&5,
c'est un autre curé de Bias qui est condamné à rendre à la fabrique
(t tous les aigneaux » qu il lui a pris « ou la valeur d'iceux, comme
aussy largent appartenant à la ditte fabrique » et à qui on enjoint
de « busser la liberté à ses paroissiens pour esUre les fabriqueurs^ ».
En 1720, c'est un vicaire de Sainte-Eulalie qui prend trois quin-
taux de résine appartenant à la fabrique ^. En 1772, le curé de
Ifimizan détient « les vazes sacrés, les ornemens et livres » de
l'église de Bias qu'il a desservie pendant de longues années. Il a
même aussi perçu des revenus. Quelque sommation qu'on lui fasse,
on ne peut rien lui faire rendre. Il est vrai que les ornements ont
été tellement confondus avec ceux de l'église de Mimizan que le
partage est aujourd'hui difficile. C'est ce qu'allègue le curé à qid
Ton va faire un procès 3. En 1774, le curé de Saint-Paul s'empare
d'un jardin appartenant à la fabrique et dont jouit habituellement
le sacristain. On charge « le sindiq titulaire de la fabrique d'agir
près du curé pour obtenir la restitution du jardin, mais le syndic
ne fait rien, si bien que les habitants, « ennuyés de sa négligeance
et de son morne silence », le somment d'avoir à assigner le curé
« sous trds jours * ». En 1775, le même curé « fait élever de son
autorité privée, une palissade qui intercepte un chemin peubliq ».
La communauté est obligée de nommer un « sindiq spécial pour
introduire contre le curé une action en réintégrande ^ ». Lorsque
quelque sujet de brouille était survenu entre le curé et ses parois-
siens, ces petites vexations devaient être nombreuses. Et comme
la communauté avait, à cette époque, des droits et une initiative
qu'elle a perdus depuis, des procès s'engageaient qui ne faisaient
qu'augmenter la discorde. Si le curé voulait la guerre, les habitants
la lui rendaient. D'ailleurs on trouve des exemples d'antipathie se
manifestant par des procédés beaucoup plus violents. De tout temps
il a existé une race de gens nourrissant contre le prêtre une haine
sourde. En 1722, le curé de liUmizan se rend chez un pêcheur pour
acheter du poisson. On ne veut pas lui en donner. Le curé répond
qu'il ira en prendre lui-même. Le pêcheur « luy dit qu'il n'auoit
qu'à y aller, mais que, pour luy, il nozeroit, attandeu quil auoit esté
grondé le jour auparauant par ses consorts parce qu'il luy en auoit
baillé ». Le curé se rend au courant ou à l'étang, prend du poisson
' Onlonnance contre certaines entreprises du curé de Bias. (Arch. de
l'Arch. de Bordeaux.)
* Arch. notariales. (Acte du iO septembre 1720.)
» Ibid, (Acte du 4 avril 1772.)
* Ibid. (Acte du 29 novembre 1774.)
» Ibid. (Acte du 23 mars 1775.)
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166r LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XYUI* SIÈCLE
et le paye, probablement parce que le droit de pêche appartensdt
à quelques pêcheurs par bail ou autrement. Les « consorts » inten-
tent au curé un procès dont la raison ne doit évidemment être
dierchée que dans une inimitié déjà existante ^ En 1686, une
foule de meurtriers assassinent à Saint-Paul le frère du curé,
racontent les actes de l'état civil du lieu. Le curé, ayant entendu
tirer deux coups de pistolet, sort du presbytère pour porter secours
à la victime, mais la panique est si grande, qu'il ne peut décider
une trentaine de paroissiens qui se trouvaient alors sur la place
publique à l'accompagner sur le théâtre du crime. La victime prie
son frère de le confesser. Le curé obéit et, sur sa demande, le mou-
rant pardonne à ses assassins. Il expire quelques instants après
« dans les plus vifs sentiments d'amour de Dieu et de douleur de
ses fautes ». Et, en marge du registre, on lit cette note significative :
a Les dits assassins ont été de tout temps, ou leurs prédécesseurs,
ennemis mortels de MM. les curés et de tous les prestres. » Aa
Vignacq, vers la même époque, le curé est en butte aux mauvais
procédés d'un individu. Tous deux se rencontrent un jour et
l'homme dit au prêtre : « C'est à toi, coquin, que je vais couper
les oreilhes ». — « Et il se rue et lui baille plusieurs coups à la teste^
aux bras, d'où grande eDfusion de sang. » Le curé se réfugie chez
un hôtelier. Un autre jour, nouvelle rencontre et nouvelles insultes.
Le curé est assis « tremblotant, près du feu » . Survient un « aduocat
en la cour et enquesteur en Guienne » qui demande à l'homme :
« Que fais-tu là? » « Lequel luy auroit repondu qu'il auroit fait
venir du vin pour boire et il lui plaisoit de faire collation, et esmeu
de colère, reniant et blasphémant le saint nom de Dieu, il auroit
dit au prêtre : « Tu es icy, coquin, ivrogne et bougre, c'est à toi
« que je cerche et te vais couper les oreilles. » — « Et se seroit
rhué sur le plaignant... et l'auroit acoleté et prosterné par terre sans
l'assistance des personnes présentes. » Et le « lambaut » d'infor-
mation, auquel nous empruntons ces détails, ajoute : « Voyant
ledit empeschement », l'homme « auroit dit auoir batu d'autres
parêtres que led. plaignant et qu'il estoit coustumier de ce faire * ».
VII
Cependant, au milieu de tant de travaux et de peines, les curés
voyaient un jour venir à eux, « la mort, toujours à moitié chemin
' Arch. notariales. (Acte du 10 avril 1722.)
2 Lambaut dlntormation au sujet de quelques excès. (Arch. de rArcherv.
de Bordeaux.)
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LES CURÉS DE CÀMPA6ME AU XYIII* SIËaE 167
de quelque chose », a dit Lamartine *. Alors ils mettaient,
en hâte, ordre à leurs affaires temporelles. Quelquefois ils prennent
euj-mèmes la plume et écrivent ou font écrire, « par une main
a/fidée, leur testament mystique et secret » . Et pour que ce qu'U
contient ne soit révélé qu'après leur mort, ils le cousent ou le
bouclent avec du ruban noir et le scellent, à cire ardente, de leur
<c cachet ordinaire ». Nous avons été assez heureux pour mettre la
main sur trois de ces testaments qui n'ont jamais été ouverts, les
exécuteurs testamentaires à la réquisition de qui l'ouverture en
devait être faite n'en ayant sans doute pas eu connaissance cru
étant morts peut-être avant les testateurs. Ces trois testaments
reposent, concurremment avec un quatrième émané d'un riche
bourgeois du pays, parmi les minutes que nous avons analysées,
fis se transmettent de notaire à notaire depuis un siècle et plus,
toujours entourés de soins et de respects qui font le plus grand
honneur aux dépositaires. Les héritiers ont, depuis longtemps,
disparu, les £amilles se sont éteintes, n'importe. Les notaires qui se
succèdent luttent de discrétion, et les quatre testaments mystiques
de Mimizan demeurent intacts sous leurs rubans vieillis. On vient
les voir, on les retourne, on lit l'acte de suscription, on examine
les cachets; ils ont l'attrait du mystère : puissent-ils le garder
longtemps encore !
L'un date de 1776. Il vient d'un curé d'Aureilhan et est bouclé
eu sept endroits différents par des bouts de ruban noir de 22 mil-
limètres de large. Sur les quatorze cachets de cire noire, on voit
l'empTeinie à laquelle nous faisions allusion plus haut : Vénus
remettant ses armes à Cupidon. Un autre est de 1773 et émane
d'un curé de Parentis. Il est cousu par un ruban noir large de
27 millimètres, scellé aux deux bouts par un cachet de cire rouge.
Dans le cartouche surmonté d'une couronne de comte, on distingue
trois lettres entrelacées. Enfin un troisième remonte à 1767 et est
dû à un curé de Pontenx. Il est bouclé par neuf bouts de rubaa
noir de 22 millimètres. Sur les dix-huit cachets de cire rouge qui
l'entourent se trouvent des armoiries dont voici la description :
ECU ovale écartelé, aux premier et quatrième, à deux léopards, un
et un, aux deuxième et troisième à la face frottée ; en abîme, sur le
tout, un écu au léopard. Timbre : couronne de duc, croix archiépis-
copale, chapeau d'évêque et dix houppes.
Mais, d'autres fois, ils ont recours au tabellion pour rédiger
leur acte de dernière volonté, et alors nous sommes initiés à ce
qui se passait en pareil cas. Leur première disposition est naturel-
^ Discours aux jardiniers.
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168 LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVUI* SIÈCLE
lement une fondation de messes. Quelques curés pourtant s' mi
dispensent. On peut citer, comme exemples, le curé de Mimizan en
1743 * et celui de Bias en 1739 ^. Mais en 1688, un curé de Mézos»,
veut « trois cents messes basses dans Tannée de son décès* ».
En 1732, un curé de Bias lègue aux capucins de Dax « &00 livres
pour huit cents messes*». Et en 1771, le curé de Bouricos veut
« quatre cents messes basses de Requiem », à payer « au fur et
à mesure® ». M. le curé n'a pas plus confiance qu'un simple
paysan. Ce n'est pas pour rien qu'il est de Tanabelle, au diocèse
de Saint-Flour!
Pour les « honneurs funèbres », ils sont requis comme par tous
les testateurs, « suivant l'état et condition », ou encore : « avecq
toute la descence chrétienne dhue à son état ». — Le curé de
Mimizan en 1743 s'en remet, sur ce point, à la discrétion de sa
servante. Quelques-uns font des legs à la fabrique. Le curé de
Mézos laisse, en 1688, « trois ruches à miel, les chevreaux agneaux
de dîme et 40 livres ». — Le curé de Bias, en 1739, lègue aux
« frairies («c, lisez confraîries) de Saint-Michel, de Bias, de Saint-
Nicolas et du Saint-Sacrement, de Mimizan, 5 mesures de millet
chacune ».
Une fois ces arrangements religieux pris, ils font des legs à di-
verses personnes. Certains curés semblent avoir tenu peu de cas
de leur famille à l'heure suprême de la mort. Cela vient probable-
ment de ce qu'ils s'en trouvaient éloignés et qu'ils n'entretenaient
pas de relations avec elle. Ainsi le curé de Bias, en 1739, évalue
son hérédité 200 livres, et pourtant il ne laisse à ses frères et
sœurs, ainsi qu'aux autres ayants droit à sa succession, que 5 sols
à chacun. Le curé de Mimizan, en 1743, ne parle pas même de
ses parents. Son hérédité vaut 300 livres. On trouve cependant
un curé de Bouricos qui lègue à son frère, « marchan qu ia-
cailleur », 300 livres, et à son neveu, « marchan du cotté de
Paris », 120 livres. Mais ces libéraKtés n'en étaient réellement
plus, puisque l'argent légué avait déjà été prêté auparavant par
le curé à son frère et à son neveu. Il n'y avait donc qu'une simple
remise de dette. Et de plus, le curé avait près de lui une nièce
qui, vraisemblablement, avait entretenu au presbytère l'esprit de
famille. « Pour ses bons et agréables services », son oncle lui lègue
* Arch. notariales. (Acte du 5 février 1743.)
a Ibid, (Acte du 10 novembre 1739.)
* Mézos (Landes), canton de Mimizan.
* Note de M. le curé de Mimizan.
^Ibid.
* Arch. notariales. (Acte du 17 mai 1771.)
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LBS CUfitS DK GàMPAGNI AU XYIII* SIÈCLE 169
la jooissaDce d'une chambre « ainsi que tous les effets qu'il lui a
achetés depuis qu'elle est près de lui ». Quant aux autres héri-
tiers, ils auront 5 sols, suivant la coutume. G'étsût l'habitude
au temps ancien de léguer 5 sols ou quelque autre somme insi-
gnifiante aux héritiers qu'on voulait exhéréder. Le commentateur
de la coutume de Bordeaux, Pierre Dupin, en 1728, faisait re-
monter cet usage aux Romains, chez lesquels on en trouve des
exemples. Entre autres celui de cette dame dont parle Cicéron
daos son pro Cecina^ qui léguait à l'un de ses héritiers la
soixante-douzième partie de sa fortune. On prétendait bien que cet
usage était ridicule et qu'une institution d'héritier pour une
somme aussi minime était proprement une exhérédation. Martial
l'avait dit en son temps :
Idem te moriens heredem ex asse reUquit :
Exheredavit te, Philomuse, pater.
Cette coutume n'en existait pas moins dans toute la France,
et Ton cite nn arrêt du parlement de Toulouse du 28 mars 1600^
quia reconnu cette institution comme bonne*. Kn tout cas, dans^
le pays de Bom, on poussait la dérision plus loin encore et sou-
vent, avec les 5 sols, le testateur léguait « la bourse pour les
tenir 2 j>, ou encore : « un verre d'eau, le tout payable pendant l'an
du décès». »
Les plus favorisés parmi les légataires sont les domestiques. Un
curé de Bias^ après avoir donné au curé de Mimizan, chez lequel
il meurt, « demi-barrique de vin, un petit coffre qui est dans sa
chambre couuert de pau de cheure a clef, tous ses liures, une
épaule et un jambon de cochon », legs évalué 60 livres, laisse « à
son valet six de ses chemises de toille de lin presque neuves, son
chapeau, nn vieux surtout de drap couleur de muscq, une faux
avecq son marteau, avecq 6 liures d'argent, ce pour luy tenir lieu
de ses gages et pour récompense de ses services » . (1 donne encore
« à la servante du curé de Mimizan quatre aunes et demi de
cadis noir, quatre aunes de sargette noire, deux aunes de sau-
nûère », et à la fille de cette femme « huit aunes d'estamine marron
et huit aunes de sargette marron auecq les fournitures nécessaires;
plus un habit ou justaucorps d'un drap pagnon noir, ce pour les
bons et agréables services qu'elles luy ont rendu pandant sa ma-
* Commentaire sur les coutumes générales de la ville de Bordeaux et pays
bourdelois, par B. Automne, revu et augmenté par Dupin, 1728, p. 308 et 309.
* Voy. notamment acte du 28 septembre 1759.
* Voy. notamment : Acte du 1«' février 1776. (Arch. notariales.)
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tTO LES CURÉS DE GâMPâGNB AU XYIU* SIËGL8
ladie. » Et le curé de Mimizan, en 1743, institue sa servante, la
même qui avait déjà profité de ce legs du curé de Bias, « son hé-
ritière générale et universelle et son exécutrice testamenteresse ».
Son hérédité ne se nK)ntait qu'à 300 livres, et il ne payait pas sa
servante. Il ajoute en effet, comme nous avons vu plus haut que
l-a fait le curé de Bias : « Et ce pour luy tenir lieu de ses gages et
en récompense de ses bons et agréables services, etc.. »
Quelquefois le curé, affaibli par Tâge, résigne sa cure au
profit d'un autre prêtre plus jeune. C'est ce que fait, en 1736,
le curé d'Aureilhan, après trente-sept ans d'exercice dans la pa*
roisse. Et il avait réellement senti sa fin prochaine, car il meurt
quatre mois après la date de la résignation. Son successeur est
agréé et prend possession quelques jours après K D'autres fois la
mort arrive « comme un voleur», suivant l'expression de l'Écriture.
En 1704, le curé de Saint-Paul meurt « nayant pu recevoir les
sacremens de pénitance, ny de très sainte Eucharistie, mais bien
l'absolution après auoir donné des signes réitérans et aiant reçu
lé sacrement de l'extrême-onction 2 ». En 1747, un autre curé de
Saint-Paul, l'abbé Mac-Enery (un Irlandais), « tombe du haut du
lambris de l'église, et expire deux jours après sans avoir repris
connaissance 3 ». En 1780, à Bias, le curé meurt « comme subite-
ment, sans avoir reçu aucun sacrement^ ». Quoi qu'il en fût, les
inhumations se faisaient avec une certaine solennité. En 1688, le
curé de Mézos veut « huit messes le jour de son enterrement » ,
ce qui suppose que huit prêtres durent y assister. Le droit de biner»
en effet, était peu commun à cette époque, de même qu'au dix-
huitième siècle. En 1770, c'est par exception que M. de Rolye nous
apprend que le curé de Bouricos avait le « bisendié » {sic, lisez bis
in die) ^. Mais le curé fait preuve d'une curieuse prévoyance. Il ne
veut pas que ses confrères se dérangent pour rien, et il alloue
« 30 sols à chacun de ceux qui en voudront prendre » . De plus»
il veut que « réfection corporelle » leur soit « honorablement »
donnée. Au bout d'an, il y aura pareillement huit prêtres et
réfection corporelle et 15 sols pour chacun. Et ce n'est point li
un fait isolé; le curé dit agir « selon la coutume ». A l'inhumation
d'un curé de Saint-Paul, en 1703, assistent trois prêtres qui disent
« grand'messe avec diacre et sous-diacre pro defunctis corporc
présente ». En 1739, le curé de Bias exige que les fabriqueurs dea
* Arch. notariales. (Actes des 30 avril et 13 août 1736.)
* Actes de l'état civil de Saint-Paul, à. Bias, année 1704,
' Registre de la fabrique de 8aint*Pauï, annéel747.
* Actes de letat civil de Bias.
* Lettre missive de M. de Rolye. (Arch. de l'Arcîi. de Bordeaux.)
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LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVIll^ SIECLE !7l
coofraîries, auxquelles il a fait des legs, « portent le jour de son
ei^errement, le luminère de la frairie ».
n était de règle que les curés fussent inhumés dans l'église et
principalement dans le chœur. On sait que cet usage était très
ancien. Mais il n'y avait pas que les curés et les seigneurs, ou
autres personnages ayant droit de banc et de sépulture qui fussent
admis à cette faveur. Chacun pouvait l'obtenir moyennant une
légère rétribution à la fabrique. On a longuement parlé des incon-
Ténients que présentaient ces sépultures. Et de fait, elles étaient
zme source d'abus et de désordres, indépendamment des dangers
qu'elles pouvaient offrir pour la santé publique. On connaît le
d^sin de Bernard Picart, qui vivait à la fin du dix-septième siècle
et au commencement du dix-huitième, représentant une inhuma-
tion dans une église. Ce dessin, tiré des Cérémonies et coutumes
religieuses de tous les peuples du monde et reproduit par Paul
Lacroix, permet de se faire une idée très exacte de la manière dont
se payaient les choses en ces occasions. On y voit défiler les assis-
tants qui se passent, de la main à la main, le goupillon. La scène,
apparenmsent, se passe à Paris. Dans les Landes, un usage très
anden remplace, de nos jours encore, la cérémonie de l'eau bénite
jetée par les membres de la famille et les amis sur le cercueil. C'est
la poignée ou pellée de terre que, dans l'ancienne Gaule, les Aqui-
tadnS'Tarbelles jetaient déjà, chacun à son tour, sur les restes de
leur compagnon mort^ Il est curieux de rapprocher cet usage
anden de la Gaule de celui absolument semblable qui existe chez
les Juifs ^.
Or, il arrivait que, par la négligence des curés ou des fabri-
quenrs, l'église conservait longtemps la trace de ces sépultures.
En 1626, on signale à Gastes « deux sépultures despauées »; à
Pontenx, à Sanguinet^, à Salles *, à Biscarrosse &, pour la même
raison, l'église est « descariée en quelques lieux ». Parfois même,
Jes tombes s'élèvent au-dessus du niveau du pavé de l'église. On
trouve à Belliet ^ « une sépulture esleuée de terre de demy pied,
qa'il faudroit réduire au niueau du paué »;à La Teste^, « une
s^lture à lentrée (de l'église), esleuée de terre d'ung grand pied,
* Chroniques de la cité et du diocèse d'Acqs, par A, Dompnier de SaAiviac.^
p. 25.
^ Scènes de la vie juive, dessinées d'après nature, par Bernard Picart,
publiées en 1884, par Durlacher, in-f», scène XVI.
* Sanguinet (Landes), canton de Parentis-en-Born.
* Salles (Qironde).
* Biscarrosse (Landes), canton de Parentis.
« Belliet (Gironde).
' La Teste (Gironde).
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m LES CURÉS DE CAMPAGNE AU XVm* SIÈCLE
incommode le passage »; à Biscarrosse, « une sépulture dans le
cœur (sic), esleuée de terre de trois pieds et proche du grand autel
de six ou environ, qu'il faudroit réduire*... » Il nous est aisé de
placer, au point où nous en sommes, dans une de ces tombes
« descariées », quelqu'un des curés que nous avons « pris par la
main », en même temps que le notaire, à leur arrivée dans la
paroisse et que nous avons suivis jusque-là. En reconnaissance
des documents qu'ils nous ont laissés et qui nous ont servi à
reconstituer leur vie de chaque jour, nous jetterons sur leur cer-
cueil la traditionnelle poignée de terre et nous leur souhsdterons,
avec le poète, qu'elle leur soit légère à jamais.
Et maintenant, dirons-nous avec M. Babeau, « nous sommes loin
de croire que nous avons rassemblé tous les témoignages qui se
rapportent au sujet. La matière est abondante : nous n'avons fait
que l'effleurer même pour le coin de terre dont nous nous sommes
plus spécialement occupé. Certains points toutefois demeurent
acquis d'ores et déjà, notamment en ce qui concerne la situation
financière des curés. Nous avons vu que la plupart étaient à la
portion congrue et que cette portion congrue ne s'est pas élevée
successivement à 300, 500 et 700 livres de plein droit, comme on
avait pu le croire jusqu'ici ». Quant aux charges, M. Paul Lacroix,
entre autres, n'avait-il pas dit, dans un ouvrage d'ailleurs si juste-
ment estimé, que « le clergé séculier et régulier n'avait rien à
débattre avec les agents du fisc et qu'il se déclarait virtuellement
exempt de toute espèce de taille ou ^redevance fiscale * » ? Nous
avons prouvé cependant que les curés, dès le dix-septième siècle
et en plein dix-huitième, payaient les « déâmes au roi et les
quartières à monseigneur », et que les agents du fisc ne les épar-
gnsdent pas, au besoin, plus que les simples paysans. Il suffit donc
de se mettre à l'œuvre, de ne rien dédaigner, de ne pas craindre
de se baisser pour ramasser les plus petites glanes : la persévé-
rance aidant, c'est ainsi que se forment les plus belles gerbes. Et
pour finir enfin cet article sur les curés par une parole d'Église,
nous dirons aux travailleurs, aux travailleurs surtout qui, relégués
au fond des provinces, se plaignent de n'avoir pas de documents
sous la main : « Cherchez et vous trouverez. »
Georges Beaurain.
* Visite en Tarchiprêtré de Buch et Bom, 1626. (Arch. de FArch. de
Bordeaux.)
« Ouv. cité, p. 143.
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REVUE DES SCIENCES
Décoo vertes et inventions : Un nouveau générateur d*électricité. — Moteur
et générateur pyro-magnétique d'Edison. — Transformation directe de
l'énergie du charbon en énergie électrique. — Piles thermo-électriques.
Leur faible rendement. — Variation de Taimentation sous l'action de la
chaleur. — Les premiers essais de Menlo-Park. — Premiers généra-
teurs thermo-électriques à bon rendement. — Avenir de l'invention. —
Yoitnres à vapeur. — Tricycles de promenade. — Chaudière et foyer à
pétrole. — 18 kilom. à l'heure sur route. — Traction des bateaux en
rivière. — La locomotive à eau. — Agronomie : exploitation du sol. —
Les rendements intensifs. — 50 quintaux de blé à l'hectare. — Influence
d^ assolements. — Rotation quinquennale et rotation de Norfolk. — La
produaion du blé en 1887 dans les différents États d'Europe. — Méde-
cine : Un nouveau traitement de la phtisie. — Les inhalations à l'acide
fluorhydrique. — Ethnographie : Les Achantis à Paris.
M. Edison est toujoars Tinventeur original que Ton sait. M. le pro-
fesseur Barker a lu à la dernière réunion de TAssociation américaine
poor ravancement des sciences, une note de M. Edison sur un nou-
veau générateur d'électricité. On ne saurait, en réalité, rien avancer
d'exact sur l'avenir de ce nouveau prodoclenr d'électricité, mais on ne
peut qu'aùmirer la souplesse et la fertilité de conception du célèbre
inventeur américain. Les machines dynamos dont on se sert en ce
moment pour engendrer l'électricité ont un bon rendement d'environ
W pour 100; on ne saurait exiger beaucoup plus; mais, en réalité,
elles exigent, pour fonctionner une chaudière, un moteur à vapeur
on à gaz, si bien, qu'en définitive le rendement définitif est grevé de
tontes les pertes qui résultent de la transformation du charbon en
travail mécanique et de celui-ci en travail électrique. Il est clair
qoe si l'on pouvait supprimer les intermédiaires et obtenir l'électri-
cité âirectement par la combustion du charbon, on abaisserait con-
sidérablement le prix de l'éclairage électrique ou de la force motriiJe.
Beaucoup de physiciens y ont consacré leurs efforts et jusqu'ici y
ont perdu leur temps. Les piles thermo-électriques, qui avaient fait
concevoir beaucoup d'espérances, n'ont rien donné en pratique. On
se rappelle le principe des piles de Seebech, de Melloni, de Bec-
querel, damond, Noé, etc. Quand on chauffe deux métaux réunis
par une soudure, on produit une différence de potentiel entre lea
trions chaudes et les régions froides,* et un courant électrique. Oa
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174 REVUE DES SCIENCES
a ainsi réalisé de petits calorifères qui, en chauffant, engendraient de
Télectricité. En fait, on n'est jamais parvenu ainsi à transformer
même 1 pour 100 de l'énergie du charbon en énergie électrique. Selon
lord Ragleigh, qui a discuté la loi du rendement de la pile thermo-
électrique, un couple fer-cuivre travaillant aux limites de température
les plus élevées possibles pour ces deux métaux ne pourrait trans-
former que 1/300* de l'énergie du charbon en énergie électrique.
En étudiant ce sujet, un ordre de recherches tout différent s'est pré-
senté à Tesprit de M. Edison. On sait qu'il suffit de faire varier l'iu-
tensité d'un aimant à portée d'un conducteur métallique pour engendrer
dans ce fil un courant électrique; c'est là le principe des machines
dynamos. Par rotation, des bobines de fils s'approchent et s'éloignent
d'aimants fixes ou d'électro-aimants ; il en résulte une variation de
l'intensité du champ magnétique et la génération de courants électri-
ques. M. Edison a songé à produire cette variation du champ magné-
tique non plus par rotation, c'est-à-dire par action mécanique néces-
sitant un moteur, mais directement par la chaleur, par la combustion
du charbon. Et, en principe, l'idée est toute simple. L'aimantation des
métaux magnétiques et en particulier du fer, du nickel et du cobalt»
est considérablement diminuée par l'élévation de température. D'après
Becquerel, le nickel perd tout son pouvoir magnétique à 400 degrés,
le fer au rouge cerise et le cobalt au blanc. Par conséquent, on était eu
droit de penser qu'en chauffant un de ces métaux et en le refroidis-
sant brusquement, en le soumettant rapidement à des variations de
température dans le voisinage d'une bobine de fils conducteurs, on
déterminerait la production de courants électriques dans cette bobine.
Tel est le principe du nouveau générateur pyro-magnétique Edison.
Pour bien juger dans quelles limites il était applicable, M. Edison
construisit d'abord un moteur thermique d'une forme très simple,
qu'il a appelé moteur pyromagnétique. Imaginez un puissant aimant
en fer à cheval disposé horizontalement. Entre les deux pôles, placez
par la pensée un faisceau de petits tubes de fer groupés verticalement
de façon à pouvoir tourner autour d'un axe vertical. A l'aide d'une
soufflière, on injecte de l'air chaud à travers ces tubes de façon à Iqb
porter au rouge, et à l'aide d'écrans en terre réfractaire, placés de part
et d'autre des tubes, on empoche l'air chaud de traverser un certain
nombre de ces tubes. Il est clair qu'une portion du faisceau sera rendue
insensible au magnétisme et ne sera pas attirée par l'aimant; l'autre
le sera, et le système tournera.
Le premier moteur réalisé a été chauffé par deux becs à gaz Bunsen,
et engendrait 1 kilogrammètre 3 par seconde. On en construit uix
-second en ce moment qui pèsera 700 kilogr. et devra développer^
environ 3 chevaux-vapeur.
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REYUE DES SCIENCES 175
La machine génératrice des courants n*est qu'un groupement de
plusieurs machines analogues à la précédente. Il est clair que, si autour
du faisceau de tubes de fer dont l'aimantation est sans cesse modiQée
par la chaleur et le froid, on enroulait des flls conducteurs, on créerait
dans ces fils un courant électrique. M. Edison groupe ensemble huit
éléments, huit électro-aimants et huit faisceaux de tubes sur un
plateau circulaire; tout l'ensemble tourne autour d'un axe vertical.
Comme précédemment, de Tair chaud est injecté dans tous les tubes;
mais une plaque de garde tournante en terre réfractaire masque Tin-
Iroduction de la chaleur dans quatre faisceaux à la fois, en sorte que
quatre d'entre eux son échauffés et quatre sont refroidis. Des bobines
entourent les faisceaux et sont traversées par les courants engendrés,
qui vont se redresser et qu'on recueille ensuite. Tout le système
tourne à 120 tours par minute ; il y a 120 échauffements et 120 refroidis-
sements. L'aimantation maxima du fer à la température ordinaire est
représentée par 1600; elle est encore de 4360 à 220**; il n'y a aucun
avantage pratique à refroidir au-delà de cette température ; on pourra
donc augmenter encore la vitesse de rotation.
Voici les conclusions mêmes que M. Edison tire du fonctionnement
de celte première machine : a L'économie de production de l'énergie
électrique à l'aide de la chaleur par le générateur pyromagnétique,
sera au moins égale et probablement plus grande que celle réalisée
par aucune des méthodes actuellement employées. Mais, à poids égal,
la puissance du nouvel appareil sera moindre. Pour fournir 30 lampes
de 16 bougies dans une maison d'habitation, il faudra probablement
\m générateur pyromagnétique pesant 2 à 3 tonnes. Mais, comme le
nouvel appareil n'empêche pas d'utiliser l'excès de charbon pour
chauffer la maison elle-même, qu'il ne faudra aucune surveillance
pour l'entretenir en bon fonctionnement, ce générateur a devant lui
un vaste champ d'application. »
La nouvelle invention de M. Edison présente, en effet, un haut
intérêt; c'est la première fois qu'on arrive dans cette voie à un résultat
sérieux. Il est très probable que, au moins pour les petits éclairages de 10
à 20 bougies, le générateur pyromagnétique sera susceptible de rendre
des services. L'appareil, tel que nous le connaissons, a besoin encore
d'élre expérimenté longuement. Comment se comporteront les fais-
ceaux sans cesse chauffés et refroidis; que prendra de force l'injection
d'air chaud, etc. ? Ce sont là toutes inconnues qui nous obligent à faire
des réserves. Mais l'inventeur américain nous a habitués à vaincre
tant de difflcultés réputées insurmontables, qu'on peut espérer que le
nouveau générateur électrique ne restera pas seulement un très inté-
ressant appareil de physique.
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176 REVUE DES SCIENCES
11 y a longtemps qu'on cherche à établir des petites voitures ?i vapeur
pour la campagne et môme pour la ville. Depuis les grandes voitures
de M. Bollée, la question a progressé, et Ton est bien près d'atteindre le
but. C'est le tricycle qui aura hâté la solution. Le tricycle ou véhicule à
trois roues est d'une extrême légèreté. Il devait venir à l'idée de le
faire marcher mécaniquement. On a essayé de l'électricité, et l'on
fait effectivement des tricyles électriques ; mais l'électricité fournie par
des accumulateurs coûte cher; le poids est considérable et l'on ne
trouve pas partout le moyen de charger les accumulateurs. On devait
fatalement en revenir à la vapeur. Les foyers au pétrole ont fait faire
un nouveau pas à la question. On a construit depuis quelques années
différents tricycles à vapeur avec chaudière et foyer alimenté au pétrole ;
il n'est pas absolument rare de rencontrer à Paris et dans la banlieue
de petites voitures légères conduites mécaniquement. MM. Roger de
Montais et l'Héritier viennent, à leur tour, de réaliser un type très
simple et qui mérite au moins une courte description.
La voiture ressemble à un grand trîcyle avec une directrice à l'avant;
les deux grandes roues ont i"»,20 de diamètre; la roue d'avant O^^dS.
Le voyageur a devant lui une pelite chaudière sans tuyau, ne dégageant
aucune fumée ni aucune odeur et revêtue de façon que sa chaleur est
interceptée. Dans le siège et au-dessous du voyageur est placé le réser-
voir de pétrole renfermant iO litres, ce qui permet une marche de
dix heures consécutives. Un peu en arrière se trouve une bâche d'eau
de 34 litres de capacité. Il y a en a pour deux heures et demie de
marche. Ce réservoir est en deux parties, Tune renferme de l'eau froide,
l'autre de l'eau constamment échauffée par l'échappement de la vapeur.
Le réservoir d'eau chaude sert à alimenter la chaudière; celui de l'eau
froide, sert à condenser la vapeur quand on veut traverser un village
ou quand on est en présence d'un cheval effrayé. Enfin, tout à fait eu
arrière, se trouve le moteur qui ne pèse que 40 kilogr. Il est vertical,
à deux cylindres de 6 centimètres de diamètre et 10 de course. Il est
placé à l'arrière pour équilibrer le mieux possible le poids de la chau-
dière. Les réservoirs d'eau et le voyageur sont placés directement au-
dessus de Tessieu. La commande des roues est obtenue par une chaîue
de Gall.
Le voyageur a différents robinets à sa portée pour purger les cylin-
dres, alimenter, condenser, changer de vitesse, etc. A gauche, il a sous
la main un frein supplémentaire dans le cas ou le frein ordinaire, mû
par le pied, deviendrait insuffisanl. Enfin à portée de la main droite est
installée la poignée de direction. On introduit le pétrole dans le foyer
et l'eau dans la chaudière pendant la marche. La chaudière construite
par M. L. Mors est en cuivre rouge; elle a 40 centimètres de diamètre
et o7 centimètres de hauteur; elle vaporise 16 litres d'eau à l'heure. La.
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RSVUK DES SCIENCES 177
sarface de chauffe est obtenue par 18 bouilleurs verticaux dont les
parois sont chauffées par rayonnement au moyen de brûleurs à pétrole.
Le réchaud placé sous la chaudière a 10 centimètres de hauteur et
35 environ de largeur : il porte 18 brûleurs correspondant aux bouil-
leurs. Le réchaud allumé, en 15 minutes la voiture est prête à partir.
Avec une seule personne, on peut faire avec la voiture de MM. de Mon-
tais etTHéritâer 18 kilomètres à Theure, et avec deux personnes, en-
viron i5 kilomètres. Ce dispositif est bien étudié; nous n'oserions
prétendre que ce soit là encore une voiture vraiment pratique, parce
qu!'û faut conduire une machine, graisser, etc. Mais assurément un
petit véhicule, réduit à son expression la plus simple, faisant facilement
ses trois lieues à Fheure, constitue déjà un véritable progrès. Nous
approchons de l'heure psychologique où la voiture à vapeur passera
dans Ja pratique courante.
Un ingénieur allemand, M. Wernigh, vient.de réaliser un système
de remorquage ingénieux dans les rivières dont le courant atteint^ une
certûne vitesse. Au lieu d'opérer le touage, comme chez nous, avec
un bateau à vapeur qui relève une chaîne pendante au fond de Feau,
il utilise le courant pour faire marcher le toueur. Sur un cadre sont
installées deux grandes roues flotteuses à palettes. Le courant fait
tourner les roues, et celles-ci entraînent des poulies au nombre de
trois disposées longitudinalement entre elles. Les poulies, en tour-
nant, baient le câble ; tout le système progresse en prenant son point
d'appui sur le câble qui se relève à Tavant et plonge de nouveau à
l'arrière. Ce toueur ou locomotive à eait, selon l'expression de l'inven-
teur, porte un gouvernail et remorque un ou plusieurs bateaux. Quand
on a un train à remorquer, on accole ensemble deux et trois locomo-
tives à eau. L'aoteur dit que, dans son système, on utilise 35 pour
iOO de la force empruntée au courant. Les roues de moulin ont un
rendement égal à 30 pour 100; il est vraisemblable que la locomotive
à eau n'utilise guère que 25 pour 100. Mais, encore dans ces limites
de rendement, il est possible que, dans certaines circonstances, la
locomotive à eau puisse rendre des services à la navigation. Ajoutons
au point de vue historique que l'invention n'est certainement pas alle-
mande, car au commencement de 1870 M. Picard a expérimenté sur la
Seine, à Paris, un système de remorquage à peu près idenlique. A
chacun son bien.
Par ces temps de crise agricole, on ne saurait trop s'occuper des
méthodes qui sont susceptibles d'augmenter le rendement de la terre.
Mous avons dernièrement montré quelle influence remarquable exerçait
sur la culture du blé le choix judicieux des variétés et des engrais.
M. P.-P. Dehérain, dans une note à l'Académie des sciences, vient
10 OCTOBRE 1887. 12
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178 HEYUE DES SCIENCES
d'insister aussi sur le rôle des assolements. La rotation généralement
adoptée dans le nord de la France dure cinq ans ; elle s'ouvre par une
plante sarclée, betteraves ou pommes de terre auxquelles succède un
premier blé qui occupe le sol la deuxième année ; au printemps, on y
sème du trèfle; on en tire deux coupes la troisième année; rompu ï
l'automne, il fait place au second blé après lequel arrive une avoine
pendant la cinquième et dernière année. Or, dans cette rotation, selon
M. Dehérain, deux récoltes sont mal placées. Le premier blé succède
mal aux betteraves; Tavoine au second blé. En eflet, M. Dehérain, i
Grignon, a opéré en faisant succéder le blé non plus aux betteraves ou
à l'avoine, mais au trèfle ou au maïs. Or, dans ces conditions, il a
obtenu en quintaux métriques par hectare.
Blé de Bordeaux après betteraves 26
— après trèfle 35
Blé d*Ecosse après betteraves 30
— après maïs 40
Blé à épi carré Scholey. . . après betteraves 29,5
— ... après maïs 40,5
Enfin, cette année en 1887, MM. Dehérain et Porion ont obtenu, &
Wardrecques, avec du blé à épi carré Porion, après betteraves 46 ; après
trèfles 53,8. Cette récolte sur 70 ares est la plus forte qu'on ait encore
obtenue.
Les différences relevées sont considérables. Les nitrates sont pro-
duits dans le sol par un ferment aërobie qui ne fonctionne que dans
une terre bien aérée; or Témiettement du sol ne peut être obtenu que
par un travail soigné, impossible à exécuter quand le blé succède à la
betterave. Si Tautomne est humide, l'arrachage des racines est pénible
et laisse le sol piétiné par les chevaux, écrasé par les charrues; on
laboure hâtivement pour semer de môme. La récolte est mauvaise.
La désastreuse récolte de 1879, qui n'a donné que 79 millions d'hecto-
litres de blé, a suivi l'automne pluvieux de 1878.
Dans Tassolement quinquennal, l'avoine arrive, après le second blé,
la cinquième année, sur une terre fatiguée, et sa place paraît bleu
choisie, car l'avoine est peu exigeante. Mais, si l'avoine ne réclame
que peu d'engrais, elle ne donne de bonnes récoltes que dans un sol
bien dépouillé de plantes adventices contre lesquelles elle se défend
mal. Et, en effet, d'après les expériences de Grignon, l'avoine de Brie
a donné seulement 14 q. m. en 1881, sur un sol envahi par les mau-
vaises graines et 11 q. m. en 1882, et il a suffi, en 1883, delà changer
de place pour que la récolte remontât à 29 q. m. L'avoine trouve un.
sol facilement envahi quand elle survit au blé. Lorsqu'on pratique
l'assolement de quatre ans, en usage en Angleterre et désigné sous
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REVUE DES SCIENCES 179
Je aom de rotation de Norfolk, tous ces inconvénients disparaissent,
ainsi qu'il résulte des essais de Grignon. Aux betteraves succède
l'avoine semée seulement au printemps sur une terre bien préparée
et dépouillée, à l'automne, des plantes adventices par les sarclages
qu'exige la betterave. Le blé succède au trèfle qui occupe le sol la
troisième année, mais le laisse libre dès le commencement de Tau-
iomne. Après les betteraves, l'avoine donne de bonnes récoltes, sans
qu'il soit nécessaire de lui distribuer aucune fumure. Ces données
ont été bien vérifiées par M. Dehérain, et il serait à souhaiter qu'on
les vérifiât. Les rendements de blé dépassent rarement 20 à 25 quin-
taux. Il serait bien beau d'arriver à 30 ou 40 quintaux pour le blé et à
35 ou 40 quintaux pour l'avoine géante. C'est possible, puisque
MM. Dehérain et Porion obtiennent des rendements encore supé-
rieurs. C'est aux agronomes et aux agriculteurs à entrer résolument
dans cette voie qui aurait des résultats si féconds pour la richesse de
notre pays.
D'après les documents de la direction de l'agriculture, la récolte de
blé serait, en 1887, de 110 millions d'hectolitres, soit, au moins,
de 2 millions et demi supérieure à celle de 1886. Il y a progrès. Nous
ne tenons pas la tète dans la liste de production des États de l'Europe,
mais nous occupons un bon rang. Yoici, en effet, d'après les résultats
signalés au Congrès international du commerce dos grains et farines
qui se tient chaque année à Vienne (Autriche), le relevé des évalua-
tions pour la récolte de froment en 1887. Si l'on représente par 100 la
récolte moyenne pour chaque pays, la dernière récolte serait repré-
sentée par les coefficients suivants : France, lOo; Angleterre, 120;
Hollande, 100; Danemark, 100; Russie septentrionale, 95; Russie
centrale, 118; Prusse, 102; Suisse, 110; Autriche, 117; Hongrie, 126;
Italie, 90; Moldavie, 90.
On ne saurait trop encourager les recherches des expérimentateurs
qui essaient de trouver un remède contre la phtisie; nous ne con-
naissons encore aucun traitement qu'on puisse qualifler d'efficace,
mais ce n'est pas une raison pour ne pas indiquer ceux qu'on propose &
mesure qu'on les met à l'étude. En voici encore un que nous men-
tionnerons sous réserves. M. Garcin, mettant à proflt des remarques
antérieures, faites à la cristallerie de Baccarat par M. Michaux, et à celle
de Saint-Louis par M. Seller, sur l'heureuse influence de l'acide fluo-
rhydrique dans la tuberculose pulmonaire, a institué une série d'expé-
riences pour contrôler l'action de ce gaz. Dans l'espace d'une année,
sur cent tuberculeux à difi'érents degrés, il aurait constaté trente-cinq
cas de guérison, quarante et un cas d'amélioration et seulement dix
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180 REVUE DES SCIENCES
décès. Le procédé employé par M. Garcin consiste à faire séjouri&er
pendant une heure, tous les jours, les malades dans une cabane mesu-
rant 6 mètres cubes d'air saturé d'acide fluorhydrique. Cette satura-
tion s'obtient en faisant passer un courant d'air, à l'aide d'une pompe,
dans un bocal en gutta-percha, contenant 300 grammes d'eau dis-
tillée et 100 grammes d'acide fluorhydrique. La dose d'acide doit,
d'ailleurs, varier avec les malades; ceux qui sont légèrement atteints
acceptent facilement 20 litres par mètre cube, tandis que ceux qui
sont gravement malades ne peuvent guère supporter que 10 litres
et après passage dans un second flacon laveur. Au bout de quinze
minutes, il est bon de renouveler la saturation, car elle disparaît irfes
rapidement. Sous l'influence de cette médication, assure M. Garcia,
les quintes de toux deviennent plus rares, l'expectoration so modifie,
les sueurs nocturnes disparaissent. Quant aux bacilles, on constate
qu'ils deviennent, chaque jour, plus rares et qu'ils finissent par faire
défaut dans les sécrétions. Ces résultats seraient bien remarquables,
mais on a déjà dit avoir obtenu des effets analogues par d'autres
inhalations, et jusqu'ici la liste des vraiment guéris nous parait biea
courte.
Pendant le cours de leurs guerres africaines, les Anglais ont ren-
contré les plus vives résistances de la part d'un peuple énergique de
l'Afrique occidentale, les Achantis. Ce sont les représentants de ce»
populations que l'on a pu voir depuis deux mois au jardin d'Acclima-
tation de Paris, où se sont succédé depuis quelques années les Nu-
biens, les Esquimaux, les Galibis, les Kalmoucks, les Fuégiens, les
Gauchos, les Lapons, les Araucaniens, les Peaux-Rouges et les Cin-
ghalais. La caravane de cette année comprend vingt Achantis, douze
hommes et huit femmes ou jeunes filles. Les Achantis sont grands,
bien taillés et vigoureux. Leur corps couleur bronze est sans cesse
assoupli par des frictions huileuses; ils ont la taille simplement en-
tourée d'une ceinture en peau de hôte, des colliers au cou, des brace-
lets au bras et aux jambes. La chevelure est noire et crépue. Le
guerrier porte une couronne de peau sur la tête avec deux grandes
cornes fixées sur le côté du front; les autres Achantis ont sur la tête
une touffe de plumes assujettie au moyen d'une monture de coquil-
lages. Les femmes sont moins bien faites que les hommes. L' Achantis
est monogame; il peut vendre sa femme au besoin. Seuls les nobles
peuvent avoir plusieurs femmes. Le roi entretient trois mille trois
cent trente-trois femmes, et ce nombre prescrit par l'étiquette est
toujours au grand complet. Les Achantis sont très sanguinaires. La
mort d'un noble a de terribles conséquences pour ses esclaves, car
la coutume veut qu'un certain nombre de ses serviteurs soient im-
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REVUE DES SCIE5CES 181
moles. C*est alors une fuite générale dans les champs et dans les
forêts» mais les esclaves fugitifs sont presque toujours pris; ils sont
décapités, et leur corps accompagne le défunt jusqu'à la tombe. Les
sacrifices humains ont d'ailleurs lieu régulièrement chaque année
à des dates fixées par les prêtres ou moUas. Ces prêtres jouissent
d'one très grande influence sur les Achantis qui, comme tous les noirs,
sont très superstitieux. Leur religion est une sorte de fétichisme mêlé
de quelques pratiques de Tislamisrae. Le roi est investi d'un pouvoir
absolu. U habite la capitale Goumassie. Non seulement il confisque à
sa guise les biens des grands, mais il peut encore leur enjoindre
Torire de se suicider. Il envoie à celui qu'il veut faire disparaître du
poison ou un glaive, et si le sujet refuse d'obéir, il est noyé en com-
pagnie d'un chien. Goumassie est une ville de 100 000 âmes; en 1873,
la défense contre les Anglais y fut héroïque. On trouve çà et là, dans
la ville, des pyramides de crânes humains régulièrement disposés.
Le royaume des Achantis est décrit par les voyageurs qui l'ont
ptrconru comme un des plus beaux que Ton puisse citer par ses
richesses et par la magnificence de sa nature. On y trouve en abon-
dance la canne à sucre, le dattier, l'oranger, l'ananas, le cocotier,
le bananier, le maïs, le millet, le manioc, l'igname, le riz, le coton,
le caféier, le pahnier, l'arbre à beurre, l'arbre à lait, etc. Mais la véri-
table richesse du pays, c'est l'or. La cOte voisine des Achantis s'appelle
du nom significatif de côte de Vor (Guinée). On soumet l'or des
pépites à la fusion, on transforme le métal fondu en grenaille en le
jetant dans l'eau, et cette grenaille sert de monnaie. Les animaux
domestiques sont les bœufs zébus de petite taille, de grands mou-
tons à longues iambes, des chevaux presque nains, des poules et des
chiens. Dans les grandes forêts vit toute la faune équatoriale : lions,
panthères, buffles, rhinocéros, hippopotames, singes, etc. Les éléphants
sont nombreux, on les chasse activement; l'ivoire est avec l'or la
principale richesse du pays. Les Achantis ont très bien supporté leur
séjour à Paris; malheureusement l'inclémence de la température va
les chasser du jardin d'Acclimatation ces jours-ci. U n'était pas inutile
de résumer id brièvement ce que les voyageurs nous ont appris sur
cette guerrière peuplade de l'Afrique occidentale.
Henri de Parville.
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CHRONIQUE POLITIQUE
8 octobre 1887.
La nouvelle frontière de la France, à FEst, a été arrosée de sang
français. Non daiis un combat, Dieu merci I Ce n'était qu*un assas-
sinat, mais un assassinat commis par un soldat allemand. Cinq
chasseurs suivent un sentier, le long de la limite qui sépare les
deux nations; ils sont sur le territoire de Vexincourt. Ils reviennent
au logis, leur fusil désarmé. Soudain ils entendent trois coups de
feu qui éclatent, d'au-delà la frontière, et deux hommes tombent. Tua
tué, l'autre blessé grièvement. Le meurtrier, caché derrière un arbre,
s*était placé là en sentinelle, pour surveiller, parait-il, les braconniers
du pays. Il a tiré sur ces chasseurs qui passaient paisiblement coaune
il eût tiré sur des chevreuils ou des loups. Il sera traduit devant un
tribunal militaire, qui se souviendra, nous l'espérons, du temps où il y
avait « des juges à Berlin ». Quant au pauvre traqueur qui est mort,
atteint le premier par Tune des balles de ce soldat sauvage, sa veuve
reçoit du gouvernement allemand une indemnité de 50 000 marks.
M. de Bismarck s'est empressé d'en décider ainsi; et, par là, il a lui-
même reconnu, diplomatiquement, tout l'odieux du iait et de la cause.
En offrant à la France cette réparation, M. de Bismarck a voulo.
que l'acte tragique de Vexiqcourt ne se changeât pas, de peuple 4
peuple, en une querelle nationale : il le devait à la France offensée ;
il le devait également à l'Em^ope indignée; il l'a dû à l'Allemagne
étonnée. Mais, s'il souhaite sincèrement la paix, M. de Bismarck peut-
il ne pas s'accuser d'avoir, depuis huit mois, tant irrité les cœurs»
aiguisé les craintes, excité les griefs, amassé les menaces et comme
préparé la brutalité des événements, sur cette frontière où le vain-
queui' et le vaincu de la veille se regardent face à face, attendant
tous deux que l'histoire y recommeace et y achève son oeuvre?
La France a su, en cette circonstance, rester aussi calme qu'elle
l'avait été après l'incident de Pagny-sur-Moselle. L'attentat s* est
aggravé pourtant. Il n'y avait eu à Pagny-sur-Moselle qu'une arres-
tation, dans un guet-apens. A Vexincourt, il y a une embuscade et
un meurtre. On appréhendait au corps M. Schnœbelé, sur le terri-
toire allemand. On blesse M* de Wangen, on tue M. Brignon, sur
le territoire français. La sagesse de la France a donc été bien naéri-
toire. Par quelle preuve, elle, le peuple le plus ardent et le plus
prompt jadis à venger ses injures, pouvait-elle mieux attester 2t
l'Europe qu'elle ne veut pas la guerre? Il est vrai, malheureusenaent.
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CHRONIQUE POLITIQUE 18S
qu^lâ sagesse avec laquelle la France veille, à la frontière, sur sa
destinée, lui manque, dans sa vie intérieure. La Chambre va
rouvrir ses portes. Le ministère y retrouvera la même majorité
incertaine, faible, incapable d'assurer au gouvernement un len-
d€main ; les radicaux, aussi impatients, aussi furibonds que jamais ;
les conservateurs décidés, certainement, à s'abstenir de toute hos-
tilité systématique, mais défiants et prêts à demander à M. Rouvier
commeiït il accorde avec ses discours, avec ses promesses et ses
serments oratoires, la politique qu'il pratique ou laisse pratiquer
par ses agents dans les provinces où ils viennent de vivre. Cet
état d^ choses ministérielles inquiète les ministres, ce semble,
tout autant que M. Jules Ferry, qui ne prononce plus une harangue
sans faire leur apologie en les plaignant, sur le ton du protecteur
arrogant et hargneux que, par tempérament, il excelle à figurer. 11 se
marmure, autour de l'Elysée, que M. Rouvier congédierait volon-
tiers deux ou trois ministres impotents, incapables; qu'il les
remplacerait par des républicains plus radicaux; qu'il abdique-
rait la présidence du conseil, pour prendre modestement le por-
tefeuille dont il est le plus amoureux, celui des finances, et que
M. de Freycinet, reconquérant la faveur de M. Grévy, reparaîtrait
dans toute sa gloire, sinon dans toute sa force. Nous ignorons si
ce sont là des desseins qui peuvent plaire à M. Jules Ferry.
Ce qui est sûr, c'est qu'après avoir déclaré assez indiscrètement
qu'une dissolution de la Chambre serait nécessaire le jour où
M. Rouvier perdrait le pouvoir, M. Jules Ferry s'est écrié, devant le
cercle. ^\«Vier de Saint-Dié : « Nous voilà menacés d'une nouvelle
crise pour h rentrée. Elle aura plus de gravité qu'aucune autre. »
Avec quelle aisance M. Jules Ferry prophétise la tempête! On dirait
que cet aigle abattu a besoin d'un grand vent pour rouvrir ses ailes
et se relever au ciel de la République...
M. Jules Ferry a beaucoup parlé, pendant ses loisirs parlemen-
taires, dans cette ville de Saint-Dié, où il a son peuple, un bon
peuple, pour l'entendre. Depuis le jugement sarcastique dont il a
frappé le général Boulanger, son orgueil lui fait croire, apparem-
ment, qu'il est le justicier suprême de la République et qu'un mot
de sa bouche suffit à la condamnation d'une doctrine, d'un régime,
d'un homme. Cette puissance vengeresse de sa sommaire éloquence,
il a voulu l'exercer contre Monsieur le comte de Paris aussi,
en censurant son programme constitutionnel. Que M. Jules Ferry
mâe, dans cette diatribe, l'insolence à la mauvaise foi, l'insolence
est une qualité de trop. Dénaturer, falsifier le programme de
Monsieur le comte de Paris^ M. Jules Ferry le pouvait : il restait
ficWc à une habitude d'avoeasserte perfide dont il a donné, du haut
de la tribune, à la Chambre et au Sénat, plus d'un mémorable
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184 CHRONIQUE POLinQCE
exemple. Mais, même dans Tiûsulte, l'efTort de son imagination le
trompe; il ne sait que reprendre à M. Thiers deux devises outra-
geantes qui, tournées contre Monsieur le comte de Paris, n'ont pas
de sens. Il y a plus de nouveauté, il n*y a pas plus de justesse à
dire que, pour Monsieur le comte de Paris, « la Monarchie, c'est
n'importe quoi. » La formule, quelque ingénieuse qu'elle ait pa
paraître à M. Jules Ferry, ne caractérise pas, en vérité, le pro-
gramme si explicite et si net de Monsieur le comte de Paris. Rien
de moins vague que ce programme. S'il est un reproche qu'on puisse
adresser au prince qui l'a tracé, ce n'est pas d'avoir dissimulé sa
pensée, caché ses intentions, ni même omis ses raisons. Les hon-
nêtes gens de tous les partis ont loué sa franchise et sa loyauté.
Mais il faut que M. Jules Ferry se rassure. La Monarchie pourra
être « n'importe quoi »; encore sera-t-elle, sous les auspices de
Monsieur le comte de Paris, quelque chose de plus, pour l'honneur
et la prospérité de la France, que la République ne Ta été sous
les auspices de M. Jules Ferry. « N'importe quoi! » soit. Ce
qu'elle ne sera pas du moins, c'est un gouvernement qui subor-
donne la politique nationale à la politique coloniale; qui gaspille
la fortune et disperse les forces de la France dans des aventures
où ne le conduisent que les conseils de M. de Bismarck souriant,
ricanant; qui porte au Tonkîn le drapeau attendu sur les Vosges;
qui compense Sedan par Langson; qui insulte aux soldats tombés ;
qui fait la guerre, sans autorisation ni déclaration ; qui trompe le
Parlement et qui ment à la France, pour lui tirer son argent et
son sang; qui, despotique avec hypocrisie, supprime la Vibcrlé de
conscience dans l'école et la justice ordinaire dans les tribunaux ;
qui, plus lâche encore que sectaire, trouble, par un vain besoin
de basse popularité, la paix reli^euse du pays; qui opprime le
pauvre jusque dans l'hôpital, sur son lit de mort ; qui dépense un
milliard dans des expéditions lointaines, closes seulement par des
traités sans gloire et sans profit ; qui laisse au Trésor un déficit
annuel de 500 millions; qui n'a pas plus de constance que de pré-
voyance dans sa diplomatie et qui isole la France, sur toutes
ses frontières. Voilà un gouvernement que la Monarchie de Monsieur
le comte de Paris, fùt-elle un « n'importe quoi », n'imitera pas
de la République de M. Jules Ferry...
Nul doute que M. Jules Ferry, avec toute sa vaillance et toute sa
faconde, n'assiste M. Rouvier, au Palais-Bourbon, dans la lutte si dan-
gereuse qu'il prévoit. C'est un secours dont M. Rouvier aura besoin,
aussi bien pendant le débat du budget que pendant les interpellations
dont il va être assailli. Car, malgré sa prestigieuse dextérité, M. Rou-
vier n'a pas préparé le budget parfait qu'il s'était vanté de nous
présenter après les vacances : il avait promis de l'équilibrer en
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GHROmOUE POLITIQUE 185
n'opérant que des économies, et c'est en opérant par un moyen
plus ou moins direct un emprunt qu'il assure cet instable équilibre I
La France est la nation la plus endettée du monde : sa dette s'élève
au chiffre effrayant de 31 milliards. Ce chiffre, la République veut-
dle donc Taccroltre eucore? En 1879, sous le règne du dernier
mmVstère formé par les conservateurs, les recettes ont été de
2965 551 890 francs; les dépenses, de 2 869 344 705. Il y av^t un
excédent de 96 207 185. Pas de budget extraordinaire alors; l'impôt
fournissait seul à l'État ses ressources. Cette année, le 28 mars,
If. Dauphin proposait pour l'an 1888 un budget dans lequel
le^ recettes devaient être de 3 253 583 183 francs, les dépenses de
3253104 738, l'excédent de 478 445. Ainsi, en neuf ans, la Répu-
blique, celle que gouvernent les a vrais » républicains, avait aug-
menté de 384 millions les dépenses et de 66 les recettes; c'était un
dè&citde 318 millions. Gomment M. Dauphin comblait-il ce déficit?
Par un emprunt de 182 millions et par des impôts nouveaux qui lui
auraient rapporté 136 autres millions. M. Rouvier ne veut pas
d'impôts nouveaux. Il prétend économiser 120 millions sur le budget
ordinaire et réduire à une somme de 122 millions, ou même de
100 millions, le budget extraordinaire, lequel ne s'alimente que par
l'emprunt. Mais ce n'est pas assez de courage encore. Il reste
toujours un déficit et voilà pourquoi on annonce, autour de M. Rou-
vier, tantôt un emprunt de 800 millions, tantôt la conversion de
l'ancien 4 1/2. Avec 800 millions, la République liquiderait tout,
à entendre les partisans de l'emprimt. En convertissant la rente,
elle ne ^^xiLe^aât, selon leurs calculs, que 170 millions, et c'est
une somme insuffisante pour équilibrer le budget. Le dilemme ne
doit-ilpas sembler douloureux à M. Rouvier? Ajouter aux 800 millions
31 milliards déjà dus par la France ou bien continuer à élargir le
déficit? Et si, demain, la guerre surprenait la République dans ce
désarroi de ses finances, serait-ce la banqueroute? La banqueroute,
non seulement pour les créanciers de l'État, mais pour la patrie,
pour ses armées^ pour son drapeau?
Le mal ne se manifeste pas moins dans le régime financier
de la République, dans sa procédure budgétaire, que dans cet
emploi effréné de son argent et ce ruineux exercice de son crédit.
Qui gouverne nos finances? Le ministre, avec le contrôle du Par-
lement? Non. C'est une commission de 33 députés, qui s'est
arrogé une sorte de pouvoir absolu pour ordonner elle-même les
recettes et les dépenses. Elle a pris au ministre tous ses droits, son
initiative, sa liberté; il n'est plus que son auxiliaire, un simple
commis qui élabore un projet éventuel et qui, principalement, ras-
semble les pièces, indique les chiffres. Elle ne lui laisse que la
responsabilité. Mais, cette omnipotence irresponsable des Trente-
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186 CHRONIQUE POUTIQUE
trois, M. Rouvier pourrait-il s'en plaindre? C'est lui qui l'a leprenrier
revencliquée, dans la Chambre. « La commission du budget, disait-
il en 1884, a la mission d'établir le budget de l'État, d'en régler
l'équilibre. )> Qu'elle connaisse tout sou mandat, sa préroga-
tive, sa puissance, elle le lui prouve aujourd'hui comme il le
prouva lui-même à M. Tirard et à M. Sadi-Carnot. Elle s'ingère
dans l'administration, chez tous les ministres. Pas un détsûl
où elle ne porte son examen et ne mette la msûn. Pas de ser-
vice ministériel qu'elle ne prétende réorganiser et qu'à la barbe
du ministre, elle ne désorganise. Écoutez cette lamentation
d'une gazette républicaine : « Chaque jour voit tomber sous la
hache une direction, une inspection, un bureau, une subven-
ticm. » Et quelle autorité spéciale la commission a-t-elle? Avec
quelle conscience s'acquit te-t- elle de sa tâche? Sur les trente-trois
potentats républicains qui forment, pour le plus grand bien du
budget, ce petit Comité de Salut public, onze sont des journalistes
et plus de vingt, par une étrange insouciance de leur terrorisme
financier, ne siègent jamais. Ils ont été neuf pour décider qu'on
expulserait des lycées les aumôniers; neuf aussi, pour supprimer
le budget extraordinaire des travaux publics : encore, parmi les
neuf, en est-il un qui, majestueusement, n'a pas voté. Trois fois»
au printemps de cette année, leur variable majorité a changé d'avis
et changé son rapporteur, dans une même délibération. Bientôt,
dans la Chambre, une autre majorité changera telle ou telle
décision des commiacairps, _sûit_des Neuf, soit des Trente-trois,
et voilà comment, outre le désordre qui règne dans les iloances
de la République, le budget se bâcle, de retard en retard, à la
dernière heure. Déjà il est certain qu'il faudra, en 1887 comme
en 1886, recourir aux douzièmes provisoires. Et maintenant. Mon-
sieur Ferry, nierez-vous que la réforme que Monsieur le comte
de Paris médite de faire dans un système financier si vicieux ne
soit justifiée par l'expérience? Combien de temps vous faudra-
1-il pour compléter l'anarchie financière de la République, concur-
remment avec son « anarchie parlementaire »?
La République s'était proclamée doctrinalement le gouverne-
ment le plus économique du monde. Elle ne se targuait pas moins
d'être, par une sorte de privilège constitutionnel, le régime de la
vertu. On sait déjà, par certains témoignages péremptoires, com-
bien cette honnête prétention était excessive ou même fictive. S'il
fallait dresser, avec l'histoire de notre troisième république, la liste
de tous les démocrates corrompus ou corrupteurs, qui, après avoir
pipé le sufi^rage universel, ont volé l'État, le dénombrement serait
long. Hier encore, on estimait que la fraude, avec la connivence
des fonctionnaires républicains qui la favorisent ou qui la tolèrent.
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GHRCHOQUE POUTIQUE m
a coûté, en une seule année, plus de 60 millions au Trésor. Hier
aussi, on chassait de V hôtel de ville de Marseille toute une bande
de fripons qui exploitaient, dans les bureaux de la municipalité, la
boDoe foi du public oa qui pillaient la caisse. Hier encore, à THôtel
de Titte de Paris, les radicaux se renvoyaient d'un groupe à l'autre
le nom de M.. Marsoulan, qui trafiquait de son crédit municipal.
Et c'était un Crouzet, un docteur Castelnau, qui devenaient, parmi
les /oumalistes, Vcpprobre du parti républicain, comme l'avaient
été, parmi les sénateurs ou les députés, les Jacotin, les Ordi-
naire, les Bonnet-Duverdier, les Leconte. On pouvait même en-
taidre, tous les matins, M. Rochefort accusant trois ministres d'être
des « tripoteurs » et d'avoir dupé, dans telle ou telle société finan*
cière ou industrielle, leurs crédules actionnaires. Que de scandales !
Mais, entre tous, le plus douloureux, c'est, assurément, le scandale
de ce général Caffarel qui a tenu boutique de décorations, au minis-
tère de la guerre; et ce soldat, choisi par le général Boulanger
comme sous-chef de Tétat-major général, a participé à tant d'igno-
minieuses affaires, avec des complices étrangers, qu'on tremble de
découvrir parmi ses vilenies un forfait qui serait une trahison. Le
ministère de la guerre a cessé d'être un lieu sûr : deux fois déjà,
cette année, on a pu impunément y dérober des documents secrets
et les livrer, soit à l'ambassade allemande, soit à un journal pari-
sien. Quoi donc? Sous ce régime de la vertu républicaine, tout
s'aviiit, tout se démoralise, en France? On pourra, sans emphase,
r^iVitï \e iftste mot d'Hamlet : « Il y a quelque chose de pourri
dans le Danemark? » Et, en quel moment, le doute et le dégoût
viennent-ils ainsi troubler les âmes, presque affaiblir les courages?
k l'heure même oh la duplicité des Ho vas essaie de remettre en
question le traité qui a terminé la guerre de Madagascar ; où la
mort du sultan va laisser le Maroc en proie à une guerre civile
dans laquelle les rivalités les plus âpres menacent de s'élever,
devant la France; où les désordres de l'Orient peuvent provoquer
une guerre européenne, et où, jusque sur nos propres frontières,
grondent de sinistres avertissements. Or c'est surtout dans les
mgiriétudes de la patrie qu'il nous faut, à nous antres Français,
h confiance qui vient de l'honneur.
Combien l'état de l'Europe est précaire et parmi quels périls vît
ht France, le voyage de M. Crispi â Friedrichsruhe sulBrait pour
l'apprendre aux optimistes les plus aveugles. Invité ou plutôt appelé
brusquement par M, de Bismarck, qu'est-ce que M. Crispi est venu
faire à Friedrichsruhe, après le comte Kalnoky? Et qu'est-ce que
M. de Bismarck, en le recevant avec des égards qui flattent si
doucereusement l' amour-propre de l'Italie, a voulu faire lui-même,
àms cette conférence? Régler le sort de la Bulgarie? Récon-
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188 CHRONIQUE POUTIQUE
cilier l'Italie et la Papauté, améliorer du moins leurs rapports et
placer la loi des garanties sous la sauvegarde des puissances? Non,
vraiment. Ces questions ont pu occuper les deux interlocuteurs;
elles n'ont pas été l'objet principal du colloque. Il faut en croire
les journaux allemands, dans l'ostentation de leur franchise brutale :
M. Crispi n'est allé à Friedrichsruhe que pour conclure étroitement
« la triple alliance » de l'Allemagne, de rAutriche et de l'Italie»
alliance que, désespérant de ressaisir l'amitié de la Russie et de
reprendre dans ses chaînes la liberté d'action dont elle se montre
aujourd'hui si jalouse, M. de Bismarck substitue à celle des trois
empires. C'est à peine si M. Crispi lui-même l'a dissimulé aux
gazetiers, sur sa route, en revenant de Friedrichsruhe. S'assurer
l'assistance de l'Italie contre la France, dans une guerre plus
ou moins prochaine; lui marquer son rôle, lui préciser le butin;
confirmer le traité déjà signé par M. de Robilant et réviser
la convention militaire qui complétait ce traité : voilà l'acte de
M. de Bismarck. Lier l'Italie à l'Allemagne dans les mêmes condi-
tions que l'Autriche, pour la même période de temps; obtenir des
promesses nouvelles, dans la Méditerranée et en Afrique ; voilà
l'acte de M. Crispi. En soi, le trsdté de Friedrichsruhe ne modifie
guère celui qui engageait déjà les armes de l'Italie avec celles de
l'Allemagne. Il serait naïf de considérer l'un plus que l'autre
comme un traité purement défensif : l'armée italienne que les jour-
nalistes *ii«w»^ww4^ «A^^nt il^j^ nu gommet des Alpes n'y resterait
pas immobile; on peut s'en fier aux disciples de M. âé^€avour et à
l'art avec lequel l'Italie sait spéculer sur la défaite autant que sur la
victoire. Seulement, pour la France, ce traité de Friedrichsruhe,
qu'on affiche avec tant de fracas devant l'opinion publique, accentue
la menace, et le général Ferron a rempli un devoir hélas I bien
opportun, en visitant, pendant le retour même de M. Crispi, notre
frontière de Nice et de la Savoie.
L'ingratitude de l'Italie désillusionne violemment nos hommes
d'État républicains et leur tristesse ne peut nous être indifférente,
dans une telle conjoncture : l'intérêt de la France nous associe hélas I
à leur déception. Aussi ardemment que Napoléon III, ils ont voulu
non seulement affranchir l'Italie, mais l'unifier. Et aujourd'hui, pen-
dant qu'elle négocie avec eux un traité de commerce, elle négocie
avec M. de Bismarck un traité de guerre I La France a conquis pour
elle, sur les champs de bataille de Magenta et de Solférino, une por-
tion de son territoire et, aujourd'hui, cette Italie qui revendiquait avec
tant de passion patriotique la Vénétie, condamne l'Alsace-Lorraine à
un esclavage perpétuel ! Il y a plus : l'Italie convoite Nice et la Savoie !
Dieu décidera si la convoitise de l'Italie sera satisfaite ou non par
l'événement. La fortune, cette servante moins infidèle qu'il ne semlble
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CHRONIQUE POUTIQUK 189
de la volonté providentielle et de la logique humaine, pourrait lot
ou tard étonner M. Grispi et M. de Bismarck lui-même. Quant à
M. Crispi, il a trompé la foi démocratique de nos républicains
autant que leur foi internationale. Ils s'étaient imaginé qu'il les
aiderait à laire de l'Italie une amie dévouée de la France. Ils
le croyaient encore, même après s'être aliéné l'Italie à Tunis, par
les soins de M. Jules Ferry. Mais quoi! Crispi, l'ancien révolu-
tionnaire, l'ennemi acharné des rois et des prêtres; Crispi, le
proscrit qui avait trouvé dans notre paj's un asile et l'bospita-
îité; Crispi s'en va pactiser avec M. de Bismarck et même es-
compter avec lui le prix d'une victoire qui, de nouveau, mutilerait
la France! Ce n'est pas tout, non plus. M. Crispi, non content
d'avoir renié, à Rome, son républicanisme d'antan, a contesté
âe?aot un journaliste allemand, à Francfort, l'excellence du prin-
cipe républicain, sa nécessité, son utilité. Il a dit : « Avec et
sous la Royauté, nous sommes un peuple libre et démocratique;
Doos n'avons rien à envier à une république, même à la Répu-
blique française. » Mais il avait dit déjà dans un banquet, le
23 septembre 1877, à Berlin, alors qu'il n'était encore que prési-
dent de la Chambre des députés : a L'Italie, comme l'Allemagne,
doit sa grandeur actuelle à la Monarchie constitutionnelle. Là-bas,
comme ici, la nation s'est groupée autour de la dynastie populaire.
Cest pourquoi, en Italie comme en Allemagne, un lien solide et
durable unit étroitement ensemble le souverain et le peuple. L'Italie
demande à être indépendante de ton? et do chacun* Cette indépen-
dance^ elU ^sx liaohie à la défendre de toutes ses forces. Gare à
celui qui y toucherait!... L'Allemagne a, de l'autre côté des Alpes,
de chauds amis et des frères qui marcheraient à ses côtés, et qui
ont considéré l'alliance avec l'Allemagne comme étant pour l'Italie
une force et un soutien. » Nos républicains l'avaient donc oublié?
Ils ne savaient donc pas que, bigame en politique comme en mé-
nage, M. Crispi est devenu monarchiste, dès qu'il a pu épouser
avantageusement la Monarchie? Et puis, de quel droit reproche-
raient-ils à cet Italien sa versatilité, sa trahison? Si, à Rome, il y a
un Crispi, est-ce qu'il n'y a pas, à Paris, plus d'un Crispin qui,
après s'être métamorphosé naguère d'impérialiste en républicain,
se métamorphoserait demain de républicain en royaliste?...
M. de Bismarck a célébré le vingt-cinquième anniversaire du jour
où il devint le premier ministre du roi de Prusse qui devait devenir,
hii, l'empereur d'Allemagne. Vingt-cinq ans! Il est peu de monar-
chies capables d'assurer une telle durée au pouvoir d'un premier
ministre; pas de république qui n'en soit incapable. On ajustement
Rté cet anniversaire à Berlin; on a justement félicité M. de Bis-
marck de ce gouvernement de vingt-cinq années, pendant lesquelles
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190 CHRONIQUE POLITIQUE
il a pu, avec une fortune croissante, accomplir tant de choses pro-
digieuses. Peut-être l'histoire en louera-t-elle davantage encore
r Allemagne et l'empereur : l'Allemagne dont M. de Bismarck,
même dans ses services les plus glorieux, a plus d'une fois poussé
à bout la patience, tandis qu'il n'a jamais lassé celle du prince qui
Favait su choisir et qui l'a su garder. Mais, en louant le prince, on
peut aussi admirer l'institution. D'une part, M. de Bismarck a été,
entre le roi de Prusse et le peuple allemand, l'homme nécessaire à
leurs desseins; il les a tour à tour assistés l'un auprès de l'autre; il
a porté vaillamment la responsabilité dont le roi l'avait chargé; il a
couvert de son corps la personne du souverain, devant le Parlement.
D'autre part, il n'a pas seulement renouvelé dans la confiance de son
roi la force, l'autorité, le prestige qu'il usait à toutes ses difficultés,
à toutes ses luttes; il a eu besoin, pour modérer son ambition, pour
refréner son audace, pour régler son œuvre, pour appliquer au
bien unique de l'État son dévouement tout entier, il a eu besoin de
sentir au-dessus de sa tète la supériorité d'une puissance immuable,
d'un principe et d'une tradition ; et c'est par là que la Royauté donne
à la grandeur d'un ministre sa juste mesure. Quelle différence, dans
leur pouvoir ministériel, entre M. de Bismarck et les ministres les
plus fameux de notre république, M. Gambetta et M. Jules Ferry I
M. de Bismarck a pu, en ses vingt-cinq années de règne, concevoir,
exécuter, achever de longues entreprises; il a pu mettre dans sa
politique autant de souplesse que de ténacité; il a pu changer,
sinon ses plans et ses carcïï^,~au moîoô ses moyens et ses instru-
ments ; il a pu, selon les leçons de l'expérienee, corriger ses erreurs»
réparer ses fautes. M. Gambetta, M. Jules Ferry, qu'ont-ils put
M. Jules Ferry en est réduit à déplorer, devant son auditoire de
Saint-Dié, l'instabilité ministérielle de la République; à raconter
qu'il a vu, dans le cours d'une seule année, « les chutes successives
de trois ou quatre cabinets, Freycinet après Gambetta, Duclerc
après Freycinet » ; à prédire que, a si la République tombe, par la
répétition périodique des crises ministérielles, dans l'anémie gouver-
nementale, dans l'impuissance parlementaire, le découragement
s'emparera du suffrage universel » ; à déclarer que « la France ne
peut pas supporter longtemps un gouvernement qui ne gouverne
pas. » Et M. Jules Ferry a raison, tellement raison que ses paroles,
son aveu, sa plainte, sont comme un commentaire du programme
de Monsieur le comte de Paris, promettant à la Monarchie nouvelle
im gouvernement qui gouverne et des ministres qui ne soient pas
des fantômes emportés du Palais- Bourbon, au moindre souffle d'une
majorité capricieuse et tyrannique...
Auguste Boucher.
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B1]LLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Le Trelslème siècle littéraire et
scdentifiqae, par A . Lecoy de la
Mauche. 1 TOI. ia-8<» avec filets
ronges. ^Lille, Société de Saint-
Au^stin.)
Ce livre, où, par un rare mélaoge,
réruditioii la plus sûre se mêle à
Tattrait le plus vif, est certainement
réCude la plus lumineuse qui ait été
faite sur Tétat intellectuel d'une
époque aussi importante que peu
connue.
Bans son discours au dernier con-
grès catholique de Paris, M. de Mun
cite Tauteur du Treizième siècle litté-
raire et scientifique au premier rang
de ceux qui «r ont complété, pour la
réhabilitation du moyen âge, Fœu-
vre si magnifiquement eutreprise
parMontalembert », et dont on peut
dire, « comme jadis de Montesquieu,
mais avec bien plus de raison, qu*ils
ont retrouvé les titres de l'huma-
nité 0.
Ces paroles suffiraient à accréditer
M. Lecoy de la Marche auprès du
public, SI l'historien de Saint Lnuis,
de Saint Martin, du Roi René, Tédi-
teur des Œuvres de Suger, des Anec-
dotes d'Etienne de Bourbon, des
Charles du treizième siècle, l'auteur
de la Chaire au treizième siècle et de
la Société au treizième siècle avait be-
soin d'être recommandé. Ce cin-
quième volume, consacré aux hom-
mes et aux choses du treizième
siècle, ou plutôt ce nouvel ouvrage
— car le livre est complet et sans
lien avec ceux qui Font précédé —
est, comme ses aînés, le truit d'une
longue série d'études spéciales;
comme eux aussi, il dissimule sous
la forme la plus littéraire l'aridité
des recherches et n'offre que de
Fajjrément au lecteur.
Tout est agréable, en effet, presque
tout est inattendu dans ce tableau
de l'état intellectuel de la nation
française au siècle de saint Louis.
Qu'il s'agisse de tliéologie ou de phy-
siohgie, de rhétorique ou de poésie.
d'histoire ou de géographie, de mathé*
matiques ou de sciences naturelles,
voire de médecine et de bibliophilie,
l'auteur nous iastruit, nous (^tonne
et mérite le compliment qu'il adresse
aux savants du treizième siècle, « in-
fatigable chercheur, souvent heureux
trouveur j>. En voulez- vous la preuve?
Il a trouvé que la sphéricité de la
terre était enseignée trois cents ans
avant Christophe Colomb, qne la
boussole, les lunettes, Ja poudre à
cfiuion, sont décrites dans des monu«
ments antérieurs de cent ans à la
date généralement assignée à ces
découvertes; il venge de Tignorant
dédain des humaaistes le latin des
saintes Ecritures, la poésie des
hymnes, en démontrant que l'Evan-
gile a créé une langue toute neuve,
d'un tout autre génie -que le latin,
une langue d'où procède le français,
comme notre poésie syllabique et
rimée procède des hymnes, où le
rythme et l'assonance ont remplacé
la po^e métrique.
Co qu'il a ou irouver aussi, c'est
l'anecdote, la citation curieuse qu'il
prodigue à l'appui de ses dires; et
par ces chemin» charmants et entre-
coupés de surprises, sans parti-pris,
sans exclusivisme, sans réaction,
tout naturellement, il amène son
lecteur à conclure avec Lui que le
treizième siècle est supérieur aux
âges précédents sur beaucoup de
points, et inférieur aux âges sui*
vants par quelques points seulement;
mais qu'il est avant tout un siècle
de progrès; qu'enfin, il marque
parmi les grandes époques de l'his*
toire et particulièrement parmi celles
qui ont exercé une influence salu-
taire sur les destinées humaines.
Btnde snr la vie ei les œuvree
du P. Le Moyne (1602-1671), par
H Chérot, s. J. (Alphonse Picard.)
1887. In-8'>, avec portrait gravé.
Cette excellente monographie, l'un
des meilleurs essais d'histoire litté-
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192
BULLEim BIBLIOGRAPHIQUE
raire publiés en ces derniers temps,
fait bien connaître un écrivain jadis
célèbre, tombé maintenant dans un
injuste oubli, et donne sur la société
et sur les idées littéraires du grand
siècle maints détails curieux et par-
fois des aperçus nouveaux. Issu
d*une famille noble de Champagne,
Pierre Le Moyne entra fort jeune
dans l'ordre des Jésuites, dont il fut
l'ornement, pendant plus d'un demi-
siècle, par ses talents non moins que
par ses vertus. Il n'était certaine-
ment pas sans intérêt de remettre
en lumière l'œuvre considérable de
cet auteur à la fois professeur sa-
vant, prédicateur recherché, sage
directeur de conscieaces et qui, mal-
gré les nécessités de la vie religieuse,
sut «border, non sans succès, presque
tous les genres littéraires, dans ses
nombreux ouvrages en vers et en
prose. A part le fameux poème hé-
roïque, Saint Lowys ou le Héros
Christien, — la Galerie des Femmes
fortes, qui compta tant d'éditions, —
la Dévotion aisée, si malmenée par
Fauteur des Provinciales et que de
pieuses personnes se plaisent encore
a lire, — toutes ces œuvres si variées
sont oubliées et dédaignées; on en
ignore môme jusqu'aux titres. Que
de bonnes et curieuses choses, ce-
pendant, le P. Ghérot n'a-t-il pas
su dire à leur sujet, alors qu*ii^tKlio
Pierre Le Moyne, soit comme poète
lyrique et religieux {les Triomphes, la
France guérie, Hymne de la Sagesse
divine, etc.), — soit comme mora-
liste (les Peintures morales, le Sainct
Aumosnier), — soit encore comme
polémiste, politique et historien (ifa-
nifeste apotogétioue^ le Ministre sans
reproche, lArt de régner. Histoire du
règne de Louis XIII (inédite), etc.,
sans parler d'autres productions qui,
par leur diversité et leur nombre,
attestent la fécondité et l'incroyable
activité d'esprit de leur auteur. 9ans
se laisser entraîner, comme il arrive
trop souvent dans ces sortes d'études.
Far une sympathie indulgente à
excès, le P. Ghérot a formulé sur
le P. Le Moyne et sur son œuvre un
plein d'impartialité <%t de
bon sens, oon livre se termine
f^J
une bibliographie aussi exacte qu in^
téressante.
Origine de la livre d^argent,
unité monétaire, par Maurice db
Vienne. (Alphonse Picard.) In-8
de 48 pages.
Dans cet intéressant mémoire,
M. de Vienne étudie toutes les mo-
difications de poids et de valeur
subies par le sou d'argent depuis les
Mérovingiens jusqu'au roi Phi-
lippe l^, qui. vers la fin du onzième
siècle, en fixa le poids officielle-
ment adopté dès 1^ dans tous les
règlements conQ«r..i^utles monnaies.
Les nombreusesYcclierches faites par
l'auteur lui ont permis de signaler
une curieuse permanence des me-
sures populaires traversant les con-
trées et les âges en obéissant seu-
lement à certaines lois fixes de
transformation.
Annuaire de l'économie poli-
tique et de la statistique, par
Maurice Block. (Guillaumin.)
U y a quarante-quatre ans que
cette utile publication fonctionne,
et le volume qui vient de paraître à
la fin de 1887, est le vingt-quatrième
de la collection. Chaque année, cette
encyclopédie derH«at plus étendue
et s'ennchit de matériaux plus va-
riés. La France, la Ville de Paris,
r Algérie et les autres colonies fran^
çaises, les pays étrangers forment les
grandes divisions de l'ouvrage, c^ul
est complété par des variétés bibho»
graphiques, le résumé analytique des
travaux de l'Académie des sciences
morales et politiques et de la Société
d'économie politique, et par une
Revue financière de l'année.
Cette collection est précieuse pour
les hommes d'étude et les publici&tes
qui ont besoin d'avoir sous la main,
et dans un cadre restreint, les docu-
ments répandus dans un grand
nombre de publications diverses et
souvent d'un format incommode.
Uun des gérants : JULES GERYAIS.
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ÉCRIRE à MM. WILL TOURNEUR ET C^.,
BORDEAUX
tKgmm'mmm
CARBONATE DE LITHINE
EFFERVESCENT
CH. LE PERDRIEL
Les sels de lithine, et principalement le carbonate et le citrate,
sont les meilleurs dissolvants des calculs urigues; les eaux de
Carlsbad, Contrexéville. Vichy, etc., doivent à la lithine la propriété
de dissoudre les concrétions arthritiques.
En raison de son poids atomique peu élevé, la lithine possède une
plus grande puissance de saturation que la soude ou la potasse.
M. Garod, médecin du Collège Hospital, professeur à l'Université
de Londres, a publié un ouvrage fort remarquable sur la Goutte, le
Rhumatisme et leur Traitement, ou, pour combattre la diathèse
goutteuse, il assigne la première place au Carbonate de Lithine.
S'inspirant des travaux de Lipowitz, du professeur Trousseau et de
tant d'autres autorités compétentes, le docteur Â. Maistre a écrit :
a II est un mode d'administration des Sels de Lithine que nous
recommandons à nos confrères, non seulement comme très efGcace,
mais encore comme très commode, original et plaisant singulière-^
ment aux malades : nous voulons parler des Granules effervescents
que M. Ch. Le Perdriel prépare et confectionne avec tant de
perfection : 3 grammes de ces petits granules renferment 5 centi-
grammes de Sel de Lithine (carbonate ou citrate); on les fait
dissoudre dans deux ou trois cuillerées à bouche d'eau sucrée ou
non, et on fait boire pendant l'effervescence ou lorsqu'elle vient de
cesser. Ainsi administrés, les Sels alcalins sont beaucoup mieux
supportés par l'économie animale; on renouvelle la dose quatre i
cinq fois par jour, selon les prescriptions du médecin. » ^
(Gazette des Hôpitaux.)
ZiO flacon de 20 doses : 5 francs.
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305. — VI. ÉTUDES D'ART ET D'HISTOIRE. - LÀ CHEVELURE
ET LA BARBE DANS LA SCULPTURE D' DEBROU.
339. — VII. LES OEUVRES ET LES HOMMES, COURRIER DU THÉÂTRE,
DE LA UTTÉRATURE ET DES ARTS VICTOR FOURNEL.
3«8. - Vm. CHRONIQUE POUTIQUE AUGUSTE BOUCHErt.
378. - IX. BULLETIN BIBUOGRAPHIQUE.
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29, RUE DE TOURNON, 29
1887
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RELIfirON, PHILOSOPHIE, HISTOIRE, POLITIQUE, LinÉRATURE, SCIENCES, BEAUX-ARTS
Le Correspondant paraît le 10 et le 25 de chaque mois, par livraison de 12 feuilles.
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Tout ce qui concerne la Rédaction da Correspondant doit ôtre adressé /Vancoà M. LéonLAVBDAN
directeur da Recueil. — Tout ce qui concerne TAdministration du Correspondant doit être adressé
franco à M. Jules GsayAis, gérant, aux Bureaux de la Revue, rue de Tournon, 29.
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LES MANUSCEUTS NON INSERES NE SONT PAS RENDUS
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d'adresse, de faire accompagner leur demande dune bande imprimée, cinq jours
au moins avant le 10 et le 25 de chaque mois. — Ce délai est absolument négbs-
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du journal, 29, rue de Tournon.
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la Toussaint, a décidé que les billets d'aller et retour à prix réduits, délivrés da
samedi 29 octobre au mardi !•' novembre, seront tous indistinctement valables, au
retour, jitsqu'àux derniers trains du jeudi 3 novembre prochain.
Les billets d'aller et retour, délivrés de ou pour Paris, conserveront la durée de
validité qui leur est attribuée lorsqu'elle sera supérieure à celle fixée ci-dessus.
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23 1887 'j
LES ÉMIGRÉS
ET
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
SOUS LE RÈGNE DE NAPOLÉON T' i
CHAPITRE V
lA GONSPIBATION DE GADOUDAL. — LES GRIEFS DE NAPOLÉON CONTRE
MOREAU. — LE DUC D'eNGHBEN. LE GÉNÉRAL PIGHEGRU. — LE
PROCÈS DE MOREAU.
Après avoir mis à prix la tête de Frotté, Bonaparte avait mis à
prix celle de Cadoudal; il avait fait verser chez le banquier les
fonds destinés à acquitter le meurtre. Dès lors, Georges se crut le
droit de viser à son tour la tète de Bonaparte. Entre la tète de
Georges et celle de Bonaparte, il n'y a point balance : celui qui
tuera Georges ne changera rien aux destinées de la France; celui
qui sauvera la France de Bonaparte préservera son pays de ruines
effroyables. Un seul coup aurait empêché la mort de millions de
jeunes hommes et procuré la vie à des millions d'enfants. La
FraDce n'aurait dispersé les squelettes de ses soldats ni sur les
plateaux brûlés de la Vieille-Castille ni dans les steppes glacés
de la Russie; elle n'eût pas éprouvé un temps d'arrêt dans sa
fécondité ni puisé, même dans ses victoires, des germes de déca-
dence. Nos pères n'eussent connu, après de stériles triomphes, ni
les misères des déroutes ni les hontes des invasions. Mais si l'his-
toire a le devoir de scruter les lois mystérieuses qui lient un peuple
à un fléau de Dieu, un homme n'a pas le droit de substituer son
' Voy. le Correspondant des 10 et 25 juillet, 10 et 25 août et 10 sep-
tembre 1887.
2« LIVRAISON. 25 OCTOBRE 1887. 13
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191 LES ÉMIGRÉS ST U SOCIÉTÉ FRANÇAISE
bras à la main de la Providence, un Français n'avait pas le droit de
sauver par un crime la France de son fléau.
Georges, du moins, avait la générosité de vouloir combattre à
armes égales Thomme qui s'efforçait de le faire assassiner. Son plan
était emprunté à un obscur épiâo le des guerres civiles de l'ÂDgle-
terre, le complotdu Rye-house. En 1683, sous le règne de Charles II,
de vieux soldats de Cromwell s'étaient réunis, pour débusquer subi-
tement de la cour du brasseur Rumbold; ils devaient attaquer
les gardes à cheval qui escortaient, de Newmarket à Londres, la
voiture de Gharlee II, et tâcher de surprendre et dlmmoler le rot
dans cette bataille improvisée. G*est bien ainsi que Gadoudal a
expliqué son plan : il veut « enlever le Premier consul à force ou-
verte, au milieu même de sa garde • ». Il médite une attaque « à
armes égales », qui sera un nouvel épisode de la guerre entre les
Bourbons et Bonaparte. Gette fiction, qui donnait à un meurtre
les apparences d'un combat régulier, parait avoir été acceptée par
le comte d'Artois : ses conQdents, le marquis de Rivière et les
deux frères de Polignac, sont franchemeot dans le coup de main.
Quant au gouvernement anglais, il n'est pas bien certain qu'il ait
approfondi les intentions des royalistes; depuis longtemps il leur
versait des fonds pour leurs conspirations, et il fournit sa subven-
tion pour cette nouvelle tentative sans examiner suffisamment
s'il ne s'agissait pas de l'assassinat pur et simple du chef d'un
pays avec lequel on était en guerre.
L'idée de Georges n'était pas tout à fait irréalisable; maïs il
fallait un secret absolu dans les préparatifs, puis, dans l'exécution,
une rapidité foudroyante. Or le secret n'était pas dans les habi-
tudes des émigrés.
Armand et Jules de Polignac annoncèrent leur départ, firent des
visites d'adieu avant de quitter Londres, et se chargèrent de
commissions pour Paris ^. Les anciens chouans qu'on recrutait se
faisaient remarquer par leurs allures étranges dans les cabarets
et dans les tables d'hôtes. Ils arrivaient par petits groupes; ils
s'attendaient. D'avance, ils étaient signalés à la police par les
agents secrets de Londres, Méhée de la Touche et le capitaine
Donnadieu*. L'ancien jacobin La Ghevardière, devenu l'agent
consulaire de Bonaparte à Hambourg, avait aussi dénoncé le coup
de main qui se préparait^. Les conjurés étaient guettés; quel-
-• NoHce sur Georges Cadoudal, par Joseph Cadoudal, pages 85 et 107.
^ Souvenirs de M«« de Boigno.
^ Ce capitaine Donnadieu est celui qui devint général et qui fut, sous la
HestauratioQ, célèbre par l'emportement de ses oplnioM royalistes.
-* La Ghevardière, jacobin, ami de Robespierre, vice-préshleat de la
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S0U3 LK RÈGNE DE NÂPOliON F 19S
qiies-uD3 furent bientôt découverts et fermés dans les prisons de
Bonaparte.
Ces premiers prisonniers étaient débarqués à la falaise de Bi-
liUe, près de Dieppe, le 21 août 1803 ; ils Curent arrêtés trois mois
après ^ Avec un peu d'aetirité, €adoudaI et ses chouans auraient
pu organiser leur coup de main non seulement durant ces trois
meÎB, nuis aussi pendhsint les deux qui suivirent. Bonaparte et sa
police ne savaient encore rien de précis et, malgré les dénoncia-
tions envoyées de Londres et de Hambourg, n'avaient que des
idées vagues sur le complot qui se tramait.
Foacbé avait déplu à Bonaparte. Son minist^, supprimé depuis
deux ans 2, avait été rattaché au ministère de la justice, dirigé par
Bégnier. Tandis que Moncey centralisait les avis de la gendar-
merie, que Dubois, le préfet de police, étendait ses attributionfl
afin d'accnrftre son pouvoir, Foudié préparait a)n retour, en con-»
servant ses vieux correspondants qui siHvaient les menées des
partis pour le compte de leur ancien chef. Ee Premier consul, le
maître de ces débutants dans la science de la police secrète, com-
prit seul Timportance de c^ aiTestations d'inconnus; il se sentit
nenaeè dans son pouvoir ou dans sa vie. Cet incident réveilla sa
oaiëre^ il ruonna sa vengeance dans la nuit du 25 janvier. Lo
matin, Desmarest recevait Tordre de livrer, k son choix, quatre
des prisonniers du Temple* et de les tuer, s'ils ne révélaient rien*
Puis Bonaparte se ravisa, aux quatre prisonniers il en joignit un
cinquième, et on les traduisit devant une conunission militaire que
pTè^daii le général Duplessis-^. Comment juger cinq hommes pris
au liasard parmi tant de complices? Comment apprécier une cons-
piration dont le but et les moyens étaient encfure inconnus? Les
inealpés eiixr*mèmes savaient Men peu de chose. La commission
ne savait rien ; elle n'avait entce les mains qu'un informe dossier.
Ife sachant rien, elle aurait dû acquitter les cinq accusés, elle
cakna sa consciaace en en acquittant deux, Desol de Grisolles ^ et
Vic^r dit Sans-Pitié ; elle condamna les trois autres à mort, Picota
commisaiou du département de Paris, qui provoqua Texpalsion des giron-
«lins, avait été chargé de missions occultes dans la Vendée. Secrétaire
général de la police après le 18 fructidor, il avait été inscrit sur la liste
des déportés le 18 brumaire, puis envoyé à Hambourg en 1802.
* QuéreUe, le 12 octobre; et Desol de Grisolles, le 2 novembre.
*11 resta supprimé du 14 septembre 1802 au 16 juillet 1804.
^ NoQgarède de Fayet, I, 44, édition de 1844.
* F. 7,6398 et A. Fi^., 116-651. Le rapport était du 10 décembre
piéoédent.
' U avait été le principal lieutenant de Greorges en Bretagne. Il était né
en 1763 à Guérande et il entra en 1778 dans la marine royale.
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196 LES ÉMIGRÉS ET U SOCIÉTÉ FRÂKÇÂISE
Lebourgeois et le chirurgien Querelle. Ce dernier avait montré
dans l'interrogatoire une faiblesse dont fut frappé Bonaparte en
examinant le dossier '. Le Premier consul avait Real sous la main :
« Allez au Temple, lui dît-il, interrogez ces hommes, faites-les
parler, mais pas de sursis, entendez-vous, je n'en veux pas 2. »
Puis, quand Real rentra, tout pâle, au bout de quelques heures :
« C'est fini, n'est-ce pas? — Non pas. Georges et sa bande
sont à Paris! » A ces mots, « le Premier consul se tournant à
moitié fit un geste tout à fait italien, une sorte de signe de croix ^ »^
Querelle venait d'avouer à Real que Georges, débarqué avec lui
près de Dieppe, recrutait à Paris une bande destinée à enlever le
Premier consul.
L'imagination de Bonaparte s'exalta devant cette révélation et
lui suggéra un plan gigantesque. En élargissant la conspiration
entrevue, il pourrait rendre odieux avec les Bourbons, avec les
royalistes, tous ceux qui n'avaient pas su plier devant l'idole, les
généraux demeurés l'espoir d'une résistance, les rivaux encore
prêts à lui disputer le pouvoir, mieux encore, les ministres de l'An-
gleterre et l'ancien ambassadeur de Russie; il saurait ainsi, en
arrangeant les choses, se poser en victime en face d'adversaires
suspectés d'assassinat, profiter de l'horreur soulevée contre ses
ennemis et saisir enfin la couronne, objet de ses convoitises.
Depuis quelques mois il médite sur les moyens de se faire pro-
clamer empereur. Il sait bien, comme il le dit à Joseph *, qu'il
obtiendra tout « de la docilité d'une population qu'il méprise... »
Mais il ne méconnaît pas les obstacles. Eh quoil ce confident^
Joseph, son propre frère, menace de se réunir, contre cette ambition
dangereuse, « à Moreau même, s'il le faut! »
Le général Moreau représentait en effet l'esprit d'opposition aux
jacobins serviles, aux royalistes renégats, à toutes les créatures de
Bonaparte. Il était depuis quelque temps, pour des motifs futiles»
brouillé avec le Premier consul. Celui-ci avait déclaré, dans le Monù
teiir^ que la solde de l'armée d'Allemagne n'avait jamais été prise
sur l'ennemi ^. Moreau avait facilement établi que les contributions
imposées aux Allemands avaient été plus que suflSsantes pour payer
* Ce dossier est aux Archives. A. F*v, 116,657.
3 Voy. les Mémoires de Real, publiés sous le titre : Musnier Desclozcaux.
Indiscrétions, l, page 58 ; et ceux de Desmarest sous le titre de : Témoignages
historiques, p. 90.
3 Mémoires de Réal, I, 58.
* Miot de Melito, Souvenirs, II, 104. — Conversation de Joseph avec
Oirardin, Miot et Frévilie, à Plombières, en 1803.
» Moniteur, 12 et 14 germinal, pages 809 et 817.
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sous LE RiGKE DE NAPOLÉON I** 197
la solde et rentretien de son armée; il avait aiosi froissé le Premier
coosul, surpris en flagrant délit de mensonge. Et puis on se disait
à roreille que sans Moreau on ne jouirait pas de la paix. Marengo
D*était pas tout. C'était beaucoup sans doute d'avoir, dans une
journée» écrasé le baron de Mêlas et contraint rAutriche à renoncer
à riialie. Mais ce qui avait achevé de dompter l'Autriche, c'était
Hoheolinden, c'était Vienne menacée, c'était la route ouverte à
l'armée d'Allemagne. Aux yeux des opposants, il s'en fallait de peu
que Moreau et ses lieutenants, Lecourbe et Ricbepanse, ne fussent
Ifô principaux vainqueurs de la coalition. Macdonald suivait Moreau
dans son opposition. Le jeune Ségur, de passage à Augsbourg, avec
son régiment, fut invité à un dîner que Moreau offrait à Macdo*
nald, et, pendant le repas, Ségur put s'apercevoir que bien des
griefs séparaient du Premier consul ses plus célèbres lieutenants. A
ce moment encore, les mécontentements se faisaient jour avec une
entière liberté. Les armées de la république avaient le sentiment
de Fœuvre qu'elles avaient accomplie. Très fières à l'égard des
monardiies européennes, qu'elles avaient humiliées et vaincues,
ell^ se montraient hautaines en face du pouvoir qui s'élevait en
France et qui entendait les asservir aux volontés d'un maître. Dès
le début du consulat, les soldats de Macdonald et de Moreau
avouent épousé la jalousie, les ressentiments de leurs chefs ^
L'armée de Hohenlinden murmurait sourdement, se croyant
sacrifiée à l'armée de Marengo. Ses généraux, comme ses simples
soldats, ceux du moins que le Premier consul n'avait pas envoyés
moont de la fièvre à S.ûat-Domingue, gardaient un culte pour
Moreau, le Breton froid et grave qui ne s'exhalait pas en accès de
colère comme le Corse emporté. De la sorte, Bonaparte n'était pas
le sauveur nécessaire : s'il disparaissait, l'armée se rallierait à
Moreau; il peut donc être utile à Bonaparte que Moreau dispa-
raisse, et, pour qu'il disparaisse, il suffira de le comprendre parmi
les instigateurs du complot avorté.
Cependant Moreau était monté trop haut pour être atteint par la
dénonciation d'un Querelle; il fallait à Bonaparte d'autres déclara-
tions. Aussi, avec sa décision de chef militaire, il donna immédiate-
ment une série d'ordres qui devaient lui procurer d'abord toutes les
arrestations, ensuite tous les aveux nécessaires. Il ferma Paris,
comme Danton l'avait fermé pour les journées de Septembre. Pen-
dant plusieurs jours les barriëras furent closes. Nul ne pouvait
aortir. Des sentinelles postées tous les cinquante pas sur le boule-
Tard extérieur faisaient feu sur ceux qui semblaient vouloir
' HUtoire et Mémoires, par le général comte Philippe de Ségur.
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m LES ÉttIGftÉS ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
s'échapper deTenceinte *. Chaque chef de famille devait donner les
noms des personnes logées chez lui. Peine de mort pour qui
n'aurait pas révélé le nom do ses hôles ^. A la tombée de la nuit,
des sentinelles posées aux carrefours ordonnaient d'exhiber la carte
de sûreté; le Palais-Royal, les théâtres étaient cernés presque tous
les jours 3, et des perquisitions opérées sur les moindres dénoncia-
tions K La police faisaût ses enlèvements sans subir de réclamations
importunes^. En même temps le général Savary était envoyé à la
falaise de Bi ville avec un détachement de gendarmes d'élite pour
arrêter tous ceux qui tenteraient de débarquer; il s'y faisait accom-
pagner d'un ancien chouan, Chappedelaine, chargé de- reconnaître
et de nommer les prisonniers.
Depuis les révélations de Querelle, Bonaparte n'était plus aussi
pressé de faire exécuter les trois chouans condamnés. Il iSt retenir
eniprison et soumettre à de nouveaux interrogatoires tous les sus-
pects qu'il tenait sous sa main , aussi bien Pioger et Desol de Grisolles,
qui avaient été acquittés, que les condamnés à mort Picot et Lebour-
geois; il ordonna de resserrer les prisonniers d'État; il se souvint
du Suisse Christin, secrétaire du comte de Markow, l'ancien am-
bassadeur de Russie, il le fit enlever à Yverdun, en Suisse, contre
le droit des gens et enfermer au Temple*; il voulait lui arracher
des aveux qui compromissent Markow, et commença par lui donner
pour compagnons les condamnés Picot et Lebourgeois. Onze jours
s'étaient écoulés depuis qu'on les avait mis ensemble, le gardien
paraît à la fin de leur dîner : « Messieurs, leur dit-il, vous allez
être fusillés. » Et, en effet. Picot et Lebourgeois sont emmenés et
mis à mort. Cette mise en scène est réglée afin d'intimider Christin ;
celui-d est prévenu qu'il ne peut éviter le même sort qu'en rédi-
geant des dénonciations.
Rien n'ébranla Christin, cpii refusa de parler. Il fut puni par trois
cent quatre-vingt-un jours de mise au secret dans un cachot infect.
C'était là le plus innocent des procédés de torture employés par
Real sur les ordres de Bonaparte. « Mon cher collègue, le Premier
consul désire que vous ne négligiez aucun des moyens qui sont en
* Napoléoa écrit à Davout, le 18 veatôse : « Les barrières soQt investies
<le scatinelles à cinquante pas de distance. Des brigiads s'y sont présentés
et ont été pris et fusillés. » [Correspondance, IX, 351.)
a Samry, H, 39.
3 Rochechouart.
* Lalanne sur Fauriel, p. 19.
5 Rochechouart.
® Archives Woronzow, XIV, 289 et 298. — Archives russes, Corre^poniancc
Christin, préface et pages 13, 496, 784.
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sous LE BÈGNE DE NAPOLÉON 1« 199
voire pouvoir pour déterminer les prisonniers à vous mettre sur la
trace des principaux coupables ^ » Ces moyens paraissent avoir été
de deux sortes : tantôt on écrasait la main du prisonnier dans une
batterie de pistolet, tantôt on l'étranglait, et, alternativement, on
lui rendait le souffle, jusqu'à ce qu'il se décidât à parler.
Les deux systèmes furent appliqués par les soins de Bertrand,
un des chefs de division de la police, aux suspects qui furent ar-
rêtés du 23 janvier au 9 février 180A, et notamment à Picot dit
Lepetit*, et à Bouvet de Lhozier. Picot, dit Lepetit, était le domes-
tkpie de Georges Cadoudal, rien n'était donc plus tentant que de
loi extorquer des aveux qui permissent d'arrêter son maître. « Le
citoyen Bertrand, déclara ce malheureux, a fait apporter un chien
de fusil et un tournevis pour me serrer les doigts. Il m'a fait atta-
cher. Il m'a serré les doigts autant qu'il a pu, les officiers de garde
peuvent le dire. J'ai été chauffé au feu, les doigts écrasés... Voy^z
les marques. » El il tendait aux juges ses deux mains mutilées^.
Real avait transmis à Dubois les ordres confidentiels de Bona-
parte sur la torture; le juge d'instruction écrivit à son tour & R^l :
« Ce que vous avez ordonné par rapport à l'accusé Picot a été exé-
cuté; il a tout supporté avec une résignation criminelle. C'est une
âme endurcie dans le crime et fanatisée. Je l'ai laissé aujourd'hui
à ses souffrances et à sa solitude. Je ferai recommencer demain.
11 a le secret de la cachette de Georges, il faut qu'il le livre**. Aineî
on rétablissait, au profit de Bonaparte, la torture que Louis X'VI
avait abolie, et l'avocat de Picot pouvait dire avec l'emphase du
tenaps : ix On lui a fait subir des traitements qui ne s'exerçaient à
Rome que sur les esclaves ^. »
Bouvet de Lhozier ne supporta pas ces traitements aussi stoïque-
ment que Picot.
Bouvet faisait partie, comme Picot, des suspects arrêtés les 8 et
9 février 1804, à la suite des dénonciations de Querelle. Mais, tandis
que Picot et Querelle étaient des subalternes qui ignoraient la
présence à Paris du général Pichegru, Bouvet de Lhozier, descen-
dant d'un ancien chancelier de Bretagne ®, officier de marine^
investi delà confiance du comte d'Artois'', était le premier conjuré
« Lettre de Real au préfet de police Dubois, 9 février 1804. F. 7,6391.
* Ce Picot n'est pas parent de Louis Picot, exécuté avec Lebourgeois.
' Procès recueilli par les sténographes, IV, 335.
^ Lettre citée par Lalanne sur Pauriel, page 16.
' Procès recueilli par les sténographes, VII, 216.
♦ Bû 1364. F. 7,6395. On a pris sur lui et on trouTe là le carnet de note»
tenu par sa mère Tannée de sa naissance.
7 Fonds Bourbon, 635, f® 42.
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200 LES ÉMIGRÉS ET LÀ SOCIÉTÉ FRANÇAISE
d'importance qui tombait entre les mains de la police; ils emblait
devoir oiTrir moins de résistance et fut mis sur la voie de com-
prendre Moreau dans ses dénonciations. Il paraît s'être à peu près
défendu contre les premières tortures, « mais, écrivait Dubois, on
est sûr de l'amener à des aveux positifs * ». Alors, il fut secrète-
ment, dans la prison du Temple, alternativement étranglé, puis
rappelé à la vie, jusqu'à ce qu'il consentit à déclarer qu'il avait
essayé de s'étrangler lui-même, et que, ranimé par les gens de
police (qui se trouvaient là bien à propos), il se décidât à dénoncer
la présence à Paris du général Pichegru, ses relations avec Moreau
et le rôle de Moreau dans le complot; et ainsi, haletant, au milieu
de la nuit, il écrivit comme étant de lui cette phrase ridicule dictée
par ses prétendus sauveurs : « C'est un homme qui sort des portes
du tombeau, encore couvert des ombres de la mort, qui demande
vengeance. » Ses mains étaient encore enflées des suites des pre-
mières tortures -, mais « cette impudente déclaration prouvait que
dans l'enceinte et la nuit des prisons, la torture avait été plus
efficace qu'à la préfecture de police. » Cette déclaration dictée,
qui exagérait ou qui dénaturait les (ixules et les inconséquences de
Moreau, était accablante pour le rival de Bonaparte.
En réalité, le 23 janvier 180i, Lajolais avait offert à Moreau,
pour le 26, un rendez-vous avec Pichegru. Moreau s'était rendu
au boulevard de la Madeleine où devait avoir lieu l'entrevue. En
route, Lajolais avait avoué que Pichegru serait accompagné de
Georges Cadoudal. En les voyant ensemble, Moreau passa de
l'autre côté du boulevard et l'entrevue fut manquée^. Moreau
pourtant vit deux fois Pichegru, et dans ces deux entretiens il
refusa nettement de travailler au rétablissement des Bourbons,
d'où Bouvet concluait que Moreau désirait travailler pour lui-même,
* Lalanne sur Fauriel.
2 Fauriel, pages 243 et suivantes. —Louis Ducorps fut aussi torturé. (Fau-
riel, page 279.) — Un témoin, Denise Lemoine, ouvrière : « J'ai beaucoup
souffert. M'avoir mis les fers aux pieds, monsieur, à une fîlle de quinze aas ! »
Tout s'est passé dans l'instruction de ce procès avec la dernière barbarie.
Garon : « On m'a fait souffrir tout ce qu'il est possible de soufTrir. »
(Procès, VI, 218.) — La femme Verdet, enceinte de deux mois, est jetée
dans un cachot froid et humide; elle tombe si malade, qu'on ne peut la
juger. La fille Bouvet, couturière, simple témoin, est emprisonnée et
menacée d'être guillotinée. (Procès, V, 314.) — Le témoin Hyvoanet a
été aussi torturé. A peine vient-il d'achever sa déposition que Picot se
lève et crie : « Que cet homme montre ses mains ! Oui, qu'il dise ce qu'on
lui a fait souffrir avaat d'avoir reconnu personne. » (Procès, VI, 112 et
Fauriel, p. 406 ) — Cet incident n'a pas eu de suites. (Journal de Paris,
14 prairial an XII, p. 1668.)
» Fauriel, p. 187.
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sous LE RÈGNE DE NaPULÉOX I*' 201
ensuite il présentait les choses de manière à faire croire que Moreau
avait armé le bras de Georges à son profit. Aussi ce Bouvet aura-t-
il beau se rétracter devant les juges, Bonaparte lui saura toujours
gré de lui avoir fourni le prétexte qu'il demandait. Alors que les
compagnons de Bouvet seront traités avec une impitoyable rigueur,
l'empereur, si cruel pour tous les prisonniers, lui rendra plus tard
sa détention très douce au château de Bouillon *.
Dès qu'il tint la déj)Osition de Bouvet, Bonaparte se crut le
maître : Moreau était compromis dans un projet d'assassinat avec de
misérables chouans. L'armée accucillera-t-elle cette dénonciation
d'un complice inconnu? C'est douteux. Bonaparte est fiévreux
pendant qu'on arrête par son ordre le vainqueur de Hohenlinden;
il se promène à grands pas dans sa chambre^; il s'irrite quand Miot,
le conseiller d'État, qu'il a chargé d'examiner les papiers de Moreau,
dédare n'avoir trouvé pas une preuve, pas un indice, pas un mot
de coupable ^. Il fait recommencer l'examen des papiers par Cuvil-
lier-Fleury, son chef de cabinet*. C'est en vain. On n'a rien trouvé
chez Moreau, rien chez ses aides de camp, rien chez ses officiers.
On n'a que la déclaration souillée à Bouvet de Lhozier. Mais Bona-
parte sait forcer la certitude, lui-même devient dupe de la machi-
nation qu'il a tramée, dès lors on est coupable si l'on ne devient
pas dupe comme lui. 11 assemble son conseil d'État en séance
extraordinaire, et là, au milieu de la stupeur générale, il se pro-
nonce avec violence contre Moreau'^: il écrit au brave Soult :
<^ Moreau s'était décidé à faire venir Pichegru à Paris; il l'a vu
quatre foîs ainsi que Georges ®. » a Moreau a vu deux fois Pichegru
et Georges, » écrit-il le même jour à Davout. Il se soucie peu de
cfâ contradictions, pressé qu'il est de déterminer l'opinion des
chefs militaires, et cela pendant que Moreau est placé sous la sau-
vegarde de la justice. Qu'on laisse au moins la justice suivre
1 instruction du procès, dit-on au Tribunat. « Quoi! s'écrie Bona-
parte, Moreau est coupable et vous ne le considérez pas même
comme accusé ' I »
Bientôt le grand juge va faire afficher le nom de Moreau sur la
« F. 7,6393.
^Constaot, I, 210.
^Miot,II, i35.
*F. 7,6102. — L'enquête a lieu plusieurs mois après la première. Il y a
sept malles de papiers saisis; au bas de la liste est écrit : • J'ai rcçu^
;*i^près les ordres de S. M. TËmpereur, toutes les pièces indiquées dans
teUe liste. Paris, 22 fructidor an XUl. Signé : L. Guvillier-Fleury. »
' Le 15 février. Miot, U, 127.
^Correspondance, IX, 315, 328.
' Miot, II, 127 et suivantes.
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202 LES ÉMIGRÉS ET LÀ SOCIÉTÉ FRANÇAISE
(c liste exacte des brigands chargés par le ministère britannique
d'attenter aux jours du Premier consul », et au nom de Moreau on
ne rougit pas d'accoler la mention, « a envoyé à Londres, même
depuis la guerre, pour conférer avec l'ennemi », lâche et sotte
calomnie, mais il fallait calomnier Moreau, afin de préparer Topi-
nion à le voir livré à des juges.
Pendant ces incidents, les vrais conspirateurs, enfermés dans
Paris, étaient traqués par la police; leur tête était mise à prix.
Tout à coup, avant d'avoir pu découvrir Cadoudal et Pichegru»
Bonaparte fut inspiré par une idée étrange. Puisqu'il avait établi
à sa façon la complicité de Moreau, pourquoi ne comprendrait-il
pas un prince de Bourbon dans le même complot? Et ainsi, avant
d'avoir achevé sa première entreprise, il se précipita dans une
autre, l'enlèvement du duc d'Enghien.
II
Depuis les dépositions de Querelle et de Bouvet de F^hozier, le
Premier consul soupçonnait que le comte d'Artois en voulait à sa
\de. Lui-même avait attenté à celle de Louis XVIII et ne pouvait
trouver étrange que d'autres agissent comme lui. L'instinct du
bandit corse disposait son âme aux représailles. Dans son île natale»
la vengeance passait pour vertu, le pardon pour faiblesse, la justice
apparaissait sous la forme du meurtre; et comme il y avait yen*
detta déclarée entre les Bourbons et Bonaparte, contre la race
ennemie tout était légitime; il ne s'agissait plus que d'épier
l'occasion.
L'idée que le duc d'Enghien pouvait se servir du pont de
Strasbourg comme le comte d'Artois voulait user de la falsdse de
Biville, se présenta un jour à l'esprit du Premier consul.
A cette époque, le jeune duc, tenu à l'écart de toute combinaison
politique, s'adonnait tout entier à sa passion pour la princesse
Charlotte de Rohan-Rochefort, et ce sentiment seul motivait sa
présence dans le pays de Bade. Le cardinal de Rohan avait reçu le
duc d'Enghien au château d'Ettenheim au début de l'émigration,
et'c'est là que son hôte avait connu Charlotte de Rohan. La prin-
cesse avait d'abord suivi le jeune duc jusqu'en Russie, et c'est lui
qui revint auprès d'elle après le licenciement de l'armée de Condé.
Le duc d'Enghien ignorait les entreprises que méditaient les émi^
grés de Londres et l'existence de la conspiration de Georges. Biais
il faisait parfois des promenades sur le Rhin, parfois aussi le goût
de la chasse l'entraînait dans la Forêt-Noire, et il passait plasiears
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sous LE RÊGHE D£ NAPOLÉON l^* 203
jours éloigné d'Ettenheim. Cela suffit pour que les gens de la police
de Bonaparte, habitués à imaginer des complots qui faisaient valoir
leurs services, prétendissent que le prince se rendait fréquemment
à Strasbourg et même qu'il venait clandestinement à Paris. Ému
de tous ces bruits, le Premier consul envoya sur les lieux un sous-
officier de gendarmerie, le maréchal des logis Lamothe, et le chargea
d'espionner l'entourage du prince, de s'enquérir de ce qui se pas-
sait dans la petite ville d'Ëttenheim et dans le château. Le choix
de l'espion fut malheureux ; Lamothe se borna à recueillir les bruits
qui circulaient à Strasbourg et dans le voisinage sans en apprécier
la vraisemblance et sans en contrôler l'exaaitude. A Ëttenheim,
tout le monde lui apprit que le prince s'absentait quelquefois et
qu'il passait des journées à la chasse. L'habile homme ne vit là
qu'un prétexte; il en conclut que le prince, au lieu de se livrer à
des distractions innocentes, se rendait dandestinement en France.
Parmi les rares émigrés, présents à Ettenheim, se trouvait nn vieil
officier dont l'espion mal informé s'exagéra le rdie et l'importance.
Ce personnage était le marquis de Thumery. Trompé peut-être par
b prononciation allemande, Lamothe s!imagina qu il s'agissait de
Dumouriez et là-dessus il bâtit un roman bien invraisemblable qui
ûit le thème de son rapport et qu'il étaya de tous les commérages
soigneusement recueillis. Le général Moncey, commandant en chef
la gendarmerie, porta aussitôt le rapport au Premier consul. Un
second émissaire, le maréchal des logis PfersdorfT, envoyé quelques
jours après le premier, ne renseigna pas mieux le Premier consul ^
Celuî-ci connaissait par Real les intrigues qui se nouaient à
l'étranger, fiéal, chargé, comme on l'a vu, de la police sous les
ordres du grand juge Aégnier, avait reçu de Méhée de la Touche
d'autres rapports sur l'entourage du duc d'Ënghien. Le dernier
lapport de Méhée de la Touche était du 28 février. Real l'avait
tommoniqué le 2 mars, et insistait en courtisan sur le danger
^'offrait la présence du prince auprès de la irontière; quelques
jours après, le 7 mars, il jsignaiait la présence à Qffenbourg, dans
le Toisinage d'Ëttenheim, de deux agents de l'émigration (Marcey
et Trident). Le 10 mars, une lettre officielle des Affaires étrangères,
adressée à l'électeur de Bade, réclamait leur extradition. A peme
* Ponr cette mission si bien remplie, PfersdorfiT fut avancé; l'espion fut
iécoié et devint capitaine : la Restauration, il est vrai, le révoqua en 1814.
Lt révocation ne nous semble pas plus méritée que Tavancement. Le
iQbalieme avait exécuté ses ordres avec llnieiligence que ia nature lui
trait départie. Cependant il était au moins inutile d'accorder à cet homme,
comme on le fit après 1830, une pension ot une chaire de professeur au
collège de âayerne.
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204 LES ÉMIGRÉS ET U SOCIÉTÉ FRANÇAISE
venait-il de dicter et d'expédier cette dépêche, que Talleyrand se
rendit auprès de Bonaparte; Real Ty avait devancé. Ils le trouvè-
rent impressionné par la lecture du rapport de Pfersdorff : « On
m'a caché, leur dit-il, que Dumouriez est à Ettenheim auprès du
duc d'Enghien. On m'a caché que la baronne de Reich * est cou-
sine de M"® de Massias, femme du chargé d'affaires à Carlsruhe^. »
Puis, s'animant peu àpeu et bientôt transporté de colère, il ajouta :
« On me cache tout, on me dissimule tout. On me trahit. Vous
êtes avec mes assassins. » Ni Real ni Talleyrand ne furent émus
outre mesure, ils étaient habitués à ces emportements. Le nom de
Dumouriez avait suffi pour exciter ces transports. Au fond du
cœur et en dépit de sa supériorité, Bonaparte avait toujours gardé
des sentiments d'envie contre Dumouriez, Hoche et Moreau. Hoche
était mort subitement, le délivrant d'un rival dangereux. II tenait
Moreau. Il croyait tenir Dumouriez. Sur-le-champ il convoque aux
Tuileries un conseil extraordinaire, composé des trois consuls, de
Talleyrand et de Fouché, qui avait reconquis peu à peu l'autorité
et presque les fonctions de ministre de la police.
L'idée d'enlever à force ouverte, sur les domaines de l'électeur
de Bade, le duc d'Enghien et le général Dumouriez, fut émise^ sans
embarras, dès le début de la séance. Ce serait assurément une
violation du territoire germanique, mais la France n'était-elle pas
assez forte pour faire agréer ses excuses? Le consul Lebrun ap-
préhendait l'effet qu'un pareil événement produirait en Europe; il
laissa voir sa répulsion et presque son effroi. Cambacérès eut le
courage de se prononcer ouvertement contre la proposition de
Bonaparte : « Vous êtes devenu bien avare du sang des Bourbons »,
répliqua Bonaparte au régicide Cambacérès. Au surplus, après
avoir écouté l'opinion de Cambacérès, il entendit à peine le reste
de la discussion et les avis contradictoires. Son parti était pris.
Même avant la séance, il avait mandé aux Tuileries les hommes
dont il voulait faire ses instruments, puis consulté ses cartes
et combiné son plan. Dès que le conseil se sépare, les ordres
sont donnés sans retard. Rien n'est omis, tous les incidents sont
prévus. En présence de Berihier, ministre de la guerre, qu'il
avait retenu, Bonaparte prescrit au général Ordener de se rendre
en poste à Strasbourg sous un autre nom que le sien. Ordener
devra partir de Schlestadt avec trois cents dragons, arriver à
Rheinau sur les huit heures du soir; alors il sera rejoint par
* La baronne de Heich était une émigrée dont Bonaparte redoulait les
intrigues.
* C'est encore une erreur. La baronne de Heich n^était nullement parente
de M™« de Massias. Le rapport de Pftersdorff n^était qu'un tissu d'erreurs.
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fSOUS LE RÈGNE DE NAPOLÉON I"^ 203
quinze pontonniers portés sur les chevaux de l'artillerie légère :
ceux-ci saisiront les bateaux qui devront, avec le bac, transporter
sur l'autre rive du Rbîn les trois ceuts dragons en un seul voyage.
On devra se munir de cartouches et prendre du pain pour quatre
jours. A la même date, à la même heure, Caulaincourt devra se
diriger sur Offenbourg, il enverra des patrouilles sur Ettenheim
pour observer le pays et soutenir Ordener. A Kehl, trois cents
hommes et quatre pièces d'anillerie; à Vieux-Brisach, cent hommes
et deux pièces d'artillerie seront prêts à les appuyer, au besoin à les
secourir. 12 000 francs seront distribués aux soldats, afin que ceux-
ci puissent acheter des vivres sans fouler et indisposer l'habitant.
Secondé par ces trois détachements, Ordener doit cerner Ettenheîm,
enlever le duc d'Enghien et Dumouriez, les conduire à Strasbourg.
Fébrile et passionné, Bonaparte signe lui-même les pièces et dicte
tous les ordres.
Dans la nuit du 15 mars, tout se passe, en effet, suivant le pro-
gramme arrêté. Le Rhin est franchi sur le point désigné; quelques
heures après Ettenheim est cerné; dans la petite ville personne
n'ose tenter de résistance, ni même pousser un cri. Ordener enlève
le duc d'Enghien, le baron de Grunstein, le marquis de Thumery,
ie secrétaire du prince et quelques subalternes. Le roi de Suède»
gendre du grand-duc de Bade, se trouvait depuis quelque temps
à Ettenheim, mais il en était sorti pour se rendre à Carlsruhe auprès
de son beau-père. Ce voyage le fit échapper aux gendarmes de
Bonaparte. Quand il revint à Ettenheim, il fit sonner le tocsin dans
la petite ville et dans les villages, mais déjà les prisonniers étaient
bien loin. En même temps, Caulaincourt, suivant ses instructions,
enlevait à Offenbourg, en plein territoire allemand, le général de
Vauborel, l'abbé d'Aymar, le comte de Mellet, MiM. de la SauUay,
de Roussel et toute une troupe de femmes, la baronne de Reicb,
Thérèse Leiss, sa servante. M"** de Moyria, etc. De son côté, le
préfet Shée emprisonnait à Strasbourg le comte de Toulouse-Lautrec,
l'ancien député Chambé, le marquis d'Agrain et ses filles, M'^" de
Klinglin d'Essert et le général Desnoyers. On saisit les papiers eu
même temps que les suspects.
Bade et l'Allemagne étaient en paix avec la France. On opérait
pourtant comme en pays conquis. On adressa, il est vrai, quelques
excuses à l'Électeur. Celui-ci réserva son courroux pour les op-
primés qui lui valaienl^cette injure : « H est interdit à tout individu,
revenant de l'armée de Condé, ainsi qu'à tout émigré français, de
séjourner dans le grand-duché *. »
* Bourrienne, VI, 182. — L'atlitudo de la cour de Bade s'explique par
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206 LES ÉtfKSBÉS ET Lk SOCIÉTÉ FRAICÇÀISE
Après avoir passé le Rhin, le duc d'Engfaien fut enfermé dans
la citadelle de Strasbourg. On ne l'y laissa pas longtemps. Deux
jours après, sur un ordre impérieux, il était jeté dans une chaise
de poste et dirigé en toute hâte vers Paris.
Le Premier consul avait pu déjà constater les illusions de
«es agents et les erreurs de ses émissaires. En réalité, peu ou
point d'émigrés, pas de rassemblement, pas de Dumouriez, pas de
conspiration. Bans les papiers saisis, presque tous antérieurs &
Tan VIII, pas une ligne, pas un mot qui laissât soupçonner la
participation du prince ou de ses compagnons à l'attentat de
Georges ou à d'autres complots. Mais l'idée de terrifier les roya-
listes, de leur faire connaître que le sang des Bourbons n'avait pas
à ses yeux plus de valeur que le sang de toute autre victime, cette
idée dominait l'esprit de Bonaparte. Résolu à méconnaître les
principes d'égalité, de liberté et de justice que Ja fiévolutton
avait voulu inaugurer dans le monde, il entendait donner satis-
faction aux terribles passions qui l'avaient animée. Le moment
lui semblait venu de rallier à son pouvoir ces terroristes avides
de traitements et de faveurs, qui ne demandaient qu'à se faire
chambellans. Dès son arrivée à Paris, le prince fut enfermé
au Temple; quelques instants après, il en était tiré et on le
dirigea sur le sombre donjon où allait s'accomplir sa tragique
destinée.
Aux termes de la loi. Murât, commandant de la division miJi-
taire, devait former la commission destinée à juger le duc d'En-
ghien, la réunir et ordonner l'exécution de la sentence. Murât
n'était qu'un soldat endurci dans les camps, et sur vingt champs
de bataille, il aurait sans la moindre hésitation attaqué et sabré le
prince, alors que celui-ci chargeait, dans les rues de Zurich, les
grenadiers de Masséna; souvent il pérorait contre les émigrés,
les nobles et les princes, mais il comprit qu'il s'agissait d'une
exécution clandestine et refusa d'assumer la lourde responsabi-
lité qui allait peser sur lui. Il supplia son redoutable beau-frère
d'épargner au mari de sa sœur le rôle odieux qui lui semblait
réservé. Le Premier consul reprochant à Murât sa faiblesse, la qua-
Ja crainte qu'inspirait le grand capitaine; mais, à Paris, l'attitude du
ministre de Bade ressembla fort à la complicité. Ce ministre était le
Laron de Dalberg, déjà le confident, bientôt l'allié de Talleyrand. Tout à
coup, sans cause apparente, sans mérites patents, on le dote de 4 millions,
Oîî le fait duc et séoateur. Quels services secrets doivent payer ces faveurs?
— Le baron de Dalberg n'a pas prévenu Bade qu'on s'agite pour arrêter
les émigrés du Badois. — Le jeudi 15 mars, le baron de Dalberg a été
avisé de ronlèvemcnt, pourquoi n'a-t-il pas soulevé le corps diplomatique?...
(Savary, Mémoires, II, 343, 353 et suivantes.)
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gO§S LB RteRE DE NÀPOLÉOH l-' 207
tifia en termes iDéprisai>t» et finit par lui dire qu'il couvrirait ssl
Iftcheté en signant de sa main les ordres à donner ^
C'est bien par lui en effet que furent désignés les membres de
fat commis^on militaire dont les noms méritent d'être conservés
par rbistoîre :
Le général Hultin, président, commandant les grenadiers de la
garde de» consul»;
Les colonels Guiton, du 1" cuirassiers; Barroîs, du 96* de Hgne^
Ravier, du 18* de ligne; Bazancourt, du 4* d'infanterie légère;
Le commandant Rabbe, du 2* régiment de la garde municipale;
Le capitaine adjudant-major d'Hautancourt, de la gendarmerie
d'élite, rapporteur ;
Le capitaine Molin du 18* de ligne, greffier.
D&ns tous les temps, les despotes ont recruté de ces hommes
cp'un vieux poète français nommait « juges d'enfer ». La commis-
sion nommée et installée par Bonaparte, à défaut de Murât 2, était
absolument incompétente et sans pouvoir, puisqu'elle fonctionnait
an lieu et place des juges ordinaires. D'ailleurs^ il n'existait aucun
modf, on peut dire môme aucun prétexte pour condamner l'homme
que lui livrait Bonaparte. Le duc d'Enghien était prince du sang,
et les lois révolutionnaires qu'on prétendait lui appliquer avaient
banni les princes, de sorte que le jeune duc était un banni cl no»
un émigré. Il venait d'être enlevé non pas en pays ennemi, non
pas en pays conquis, mais sur un territoire ami et chez un peuple
îdlié. Mais le Premier consul s'était prémuni contre tous les scru-*
pules qui pouvaient naître dans les consciences. Il avait enjoint
an général Savary de se rendre à Vincennes, afin d'y régler la
mke en scène de la lugubre tragédie. Savaiy ^ était un de
* L'ordre émané de Napoléon existe encore ; il a été dans les papiers^ do
M. de Mosbourg.
^ 13 octobre 1884. — Collection d'autographes d'Etienne Charavey.
Autographe du 29 ventôse an XII. — Murât transmet le décret de Bona-
parte ordonnant de traduire devant la commission militaire le duc d'En-
giiieo, « préTenu d'avoir porté les armes contre la république ».
* Savary était le mameluck, le chaouch de Bonaparte. Le maître dit do
donner un coup de yatagan, il le donne. Quoi qu'aient pu dire ceux qui
veulent l'excuser, il avait alors l'âge de raison, puisqu'il était né en 1774 :
il avait donc trente ans au moment du crime. Sur ce dévouement les
récompenses ne tardèrent pas à pleuvoir. Chef d'escadron en Egypte,
colonel à vingt-six ans (en 1800), presque aussitôt général de brigade,
récompensé de sa coopération au meurtre, le l**" février 1805, par le grade
de général de division (trente et un ans), il fut fait, le 7 février 1807, grand
aigle de la Jjégion d'honneur avec une pension de 20 000 francs, et créé
duc de Rovigo, en février 1808, avec une dotation de 15 000 francs.
Avec l'éducation que lui avait donnée Bonaparte, ne soyons pas surpris
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!^08 LES ÉMIGRÉS ET LA SOGIËTË FRANÇAISE
ces Séides qui, fasdnés par une admiration enthousiaste pour le
génie d*un homme, font consister l'honneur dans une soumission
aveugle aux volontés du despote qui les emploie. Il était bien
choisi pour la mission qu'il avait à remplir, et il porta aux juges
l'injonction de se réunir, d'interroger, de condamner le prisonnier,,
et si, comme on n'en doutait pas, la peine prononcée était la
peine capitale, ordre lui fut donné de faire exécuter le prince sur-
le-champ.
Pendant que Bonaparte préparait tout pour le dénouement, le
duc d'Enghien, étourdi de son rapide voyage, s'était jeté sur un lit
et sommeillait après un léger repas. Depuis cinq jours, ses geô-
liers successifs lui avaient à peine laissé prendre un peu de nour-
riture et quelques heures de repos; il était exténué de fatigue. On
le réveilla presque aussitôt, le rapporteur d'Hautancourt se pré-
senta pour l'interroger; il était près de minuit lorsque commença
cette instniction dérisoire. Le prince réclama un défenseur, on le
lui refusa. Les règles de la procédure furent violées pour l'instruc-
tion comme pour le jugement. Cette instruction ne consista que
dans un interrogatoire. Les juges, déjà réunis, attendaient que cette
formalité fût remplie. Ils se regardaient effarés et causaient entre
eux à voix basse. L'un d'eux racontait qu'il venait d'être retenu
à la porte du château par les gendarmes pendant une demi-heure.
Un autre paraissait encore plus ému que ses collègues; il s'était
imaginé qu'on l'envoyait à Vincennes pour y être détenu : heureux
ae juge, si sa destinée avait été de n'être que détenu! Enfin le
rapporteur parut, et la commission entra en séance.
Il était une heure du matin; cette nuit de mars était froide et
pluvieuse. Les juges, impressionnés par cette humidité pénétrante,,
s'étaient rapprochés du foyer en se plaçant autour d'une table
ronde, dans une vaste salle qu'éclairaient à peu près les chandelles
fixées dans des lanternes d'étain. Le prince, assis dans un fauteuil
de cuir, faisait face à ses juges. Derrière eux, Savary écoutait l'in-
terrogatoire; le dos tourné contre la cheminée, il pouvait en se
baissant souffler les ordres du maître à l'oreille du président et de
ses assesseurs. Les gendarmes qui gardaient le prisonnier formaient
tout l'auditoire. C'était Hullin qui présidait la commission; Hullin,
le soldat aux gardes-françaises qui, porté par le flot du peuple et
pénétrant l'un des premiers dans la Bastille, avait promis la vie aux
invalides qui baissaient le pont-lcvis devant les assaillants; le vain-
(le le retrouver aux débuts de notre coaquète d'Algérie, le cerveau épaissi
et la gorge rongée par un cancer, signer des sauf-conduits réguliers à des
chefs musulmans, sur sa parole l»s attirer à lui et les faire massacrer.
(Gamilla Rousset, Hevue des Deux Mondes, 1" mars 1885.)
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sous LE RÈGNE DE NÀPOLÉO.N i*' 209
qneur, enivré de ce succès facile, se laissa porter ea triomphe, tandis
que la populace égorgeait ceux qui s'étaient fiés à sa parole. Sous la
Terreur, HuUin était devenu le protégé de Joseph Lebon. D'un pareil
président, le prince ne pouvait guère attendre de délicatesse. Dans
l'interrogatoire, Hullin se montra grossier; sa voix était menaçante ^
Le prince répondit à ses questions avec calme; il nia toute compli-
cité dans le complot de Cadoudal... Au bout de quelques instants,
le président déclara que les débats étaient clos. Les notes de police,
un rapport de Real, la présence de Savary, impressionnaient les juges,
il n'y eut de délibération que pour la forme. Une fois le jugement
rendu, Savary empêcha la commission militaire d'écrire au Premier
consul; il sépara, il renvoya les membres en leur faisant remarquer
que leur démarche risquait fort de déplaire à son maître. Au sur-
plus, leur dit-il, votre affaire est finie, le reste me regarde '. Singulier
jugement où Ton ne vit ni pièces, ni témoins, ni défenseur, où les
juges, soucieux uniquement d'obéir, laissaient en blanc la date et
l'indication des articles de loi qu'ils prétendaient appliquer'. De
quoi le condamné est-il coupable? Le jugement ne le dit pas. En
dépit des prescriptions légales, pas de publicité; tout se passe entre
les complices. La signature du greffier manque même sur la pièce
originale, qui n'est dès lors qu'un papier sans valeur. Deux jours
après seulement, lorsqu'il fallut insérer les documents au Moniteur^
on refit le jugement et sur la pièce remaniée une partie des irré-
gularités disparut ; toutefois le jugement rectifié se termine encore
par un faux manifeste : <c Fait, clos et jugé sans désemparer, les
jours mois et an dit, en séance publique. » On sait que tout s'ac-
compVit à huis clos.
Après l'interrogatoire de Hullin, le prince avait été ramené dans
sa chambre. Une demi-heure après, le gouverneur Harel, une
torche à la main, reparut devant lui, l'invitant à le suivre. Harel,
qui alors coomiandait à Vincennes, était ce même Harel qui, avec
le concours de Barère, avait organisé, puis dénoncé la conspiration
Aréoa et, sciemment, fait tomber des lètes innocentes. On l'avait
payé par le gouvernement de Vincennes. Harel conduisit le pri-
^ Hullin s'est défeado. (Voy. notice Hullin.) — Sa défense est peu con-
cluanle. II a dit qu'il ignorait ce qui! venait faire à Vincennes avec les
autres juges, qu'il avait voulu un sursis, mais que le général qui se tenait
derrière son fauteuil Tavait empêché. Dès que ce fut fini, le général la
renvoyé. Il discuta, puis s'en alla pour attendre sa voiture. « Nous étions
nous-mêmes enfermés, sans que personne pût communiquer au dchons
lorsqu'une explosion se fil entendre.
- Nougarède de Fayet, II, 37. — Notice Hulin.
3 «... lui a appliqué Tarticle .. do la loi du... ainsi conçue... et eu consô-
quc?ace l'a condamné à mort. »
25 OCTOBBE 1887. li
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^10 LES ÉMIGRÉS ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
sonnîer à travers les corridors voûtés à la tonr an DîaWe, seule
issue pour pénétrer dans les fossés, que le cortège suivît jus-
qu'au bas du pavillon de la Reine. Une pluie fine et froide con«
tinuait à tomber; on n'entendait aucun bruit, si ce n'est par
moments le murmure des voix d'un groupe d'officiers qui causaient
dans le lointain, sur le pont-levis, en avant de ta porte du bois. £b
face du prince qui s'avançait, des gendarmes d'élite se trouvèrent
postés avec des lanternes. A leur faible lueur, on pouvait voir une
fosse préparée dès la veille; le jardinier Bontemps, requis pour la
creuser, avait utilisé un trou qui se trouvait au pied du pavillon de
la Reine. Cette fosse, la présence des gendarmes, les armes ap-
prêtées, ne pouvaient plus laisser de doute au prisonnier. D^sdl-
leurs, l'adjudant Pelé se présenta aussitôt pour lire la pièce informe
à laquelle ses juges donnaient le nom de Jugement. Ni les gen-
darmes ni les geôliers ne surprirent le moindre signe de feiblesse
chez le descendant des Condé; le corps était épuisé, mais l'àme
restait haute, et le prince se montra digne de ses aïeux. H afvait
réclaaié l'assistance d'un prêtre, qui lai fut refusée. II remit à un
officier un petit paquet, contenant, à l'adresse de la princesse Char-
lotte, une mèche de cheveux, un anneau d'or et une lettre^ puis il
s'avança résolument en face des gendarmes; à trois heures da
matin *, le crioie était consommé 3.
Un jurisconsulte célèbre* a résumé les faits avec précision :
« Surpris par trahison sur un sol étranger, entraîné violemment
vers la France, traduit devant de prétendus juges, qui, en aucun
cas, ne pouvaient être les siens, accusé de crimes imaginaires ,
privé du secours d'un défenseur, interrogé et condamné à huis clos,
mis à mort de nuit dans les fossés de sa prison... L'instruction est
* Savary les a moatrés à Joséphine. (Souvenirs de M»« de Rémusat,
I, 234.) Real a intercepté ces reliques de la victime, qui furent enfermée»
dans un cartoa à la préfecture do police. Jusqu'en 1861, la préfecture de
police avait conservé le carton et les dossiers Enghien. Le carton contenait
toujours la bague et les cheveux destinés à la princesse Charlotte. A cette
époque, Napoléon III a fait demander le carton et les dossiers et les a gardés
jusqu'en 1870. (Lalanne sur Fauriel, préface, page xii). Le tout a dû être
brùié sous la Commune pendant Tlncendie des Tuileries.
2 C'est l'heure qu'indique Harel dans sa lettre à Real,
^ On a retrouvé, en 1816, le jardinier requis pour creuser la fosse deiac
heures après l'arrivée da prince à Vincennes. Procès-verbal d'exhumation,
mars 1816. — « La face était tournée vers la terre, une jambe dans une
position presque verticale et les bras contournés vers le dos... une pierre
assez volumineuse paraissait avoir été jetée à dessein sur la tête, dont le»
os avaient été fracassés... » (Chambelaad, Histoire de Louis de Bourbon,
Condé, m, 425.)
^ Dupin aîné.
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sous LE RÈC5E DE NAPOLÉON I" 211
secrète, le jugement secret, rexécution secrète. Les juges disent
sera exécuté de suite en dépit des lois qui peroiettent le recours. »
Et il conclut : C'est un lionteux et lâche assassinat. Tel fut le
cri de Fopinion auquel répondit du château d'Ettenheim un cri de
désespoir a Seul, sans appui, sans secours, sans défenseur,
accablé d'inquiétude, exténué de besoin, et, après cette pénible
route, sans lui laisser prendre un instant de repos, ils se sont
hâtés de prononcer son jagement pendant lequel le malheureux
s'aasoupit plusieurs fois, il a fini, abandonné de la nature entière,
sans qu'une main amie ait pu fermer ses yeux ^ »
Quelques historiens ont cherché à diminuer la responsabilité de
Bonaparte'. On ne saurait contester que le Premier consul, après
ayoir ordonné le CMip de main d'Ëttionheim, s'est retiré toute une
seodaine à la Ualmaisoii. Aucune raison de sentiment, aucun argu-
Bient de justice, n'avaient pu triompher de ses sombres desseins.
Vainement, dans la journée du 20 mars, Murât avait repoussé
Faf^l du Premier consul et refusé de participer à sa vengeance,
8<maparte, inflexible, avait tout pris sur lui; il avait lui-même arrêté
les détails, dicté et signé tous les ordres. On assure, il est vrai,
que, dans la soirée du 20 mars, l'esprit du Premôer consul était
retonabé dans l'indécision. Devant les supplications ardentes de
Joséphine, de Caulainceurt et devant le refus de Murât, Bonaparte
hésitait. -C'est alors que Joseph serait intervenu; lui aussi aurait
invoqué la raison d'État, mais en faveur de la démence et rappelant
à son frère « qu'il avsût dû jadis aux encouragements du père de
la victime son choix de l'artiUerie et son refus de la marine où son
desûn eût avorté », il ne l'aurait quitté que bien assuré de l'avoir
ramené à des idées plus douces. C'est alors que le Premier consul,
se ravisant, aurait chargé Real d'aller interroger le malheureux
prince^. Si Real s'était acquitté de sa mission, le duc d*£ngfaien
aarait pu être sauvé. Malheureusement, RéaL, exténué de fatigue,
* Lettre de Charlotte de Rohan à la comtesse d'Ecquevilly-Nanroy. Les
derniers Bourbons, p. 206.
2 Lorsque plusieurs complices soat amenés devant une cour d'assises,
oa voit à Tenvi prévenus, défenseurs et ministère public rejeter lo poids
du crime sur celui qui a les pires antécédents. C'est ainsi que Fouché a
souvent subi devant Thistoiro la peine méritée par un pire que lui; Tai-
levTand a été calomnié de môme, Savary également On aurait mauvaise
grâce à entreprendre une réhabilitation de ces trois hommes ; il est pos-
sible cependant d'affirmer que l'àme de Talleyrand était supérieure à celle
de Fouché, laquelle était moins basse que celle de Savary. Mais Bonaparte
était encore plus dépourvu de sens moral qu'aucun des hommes qui l'ont
servi.
3 Histoires et Mémoires, par le générai comte Philippe de Ségur,
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312 LES ÉMIGRÉS ET LÀ SOCIÉTÉ FRANÇAISE
avait été déjà réveillé deux fois pour des motifs de peu d'importance,
alors il s'était enfermé chez lui et avait défendu à ses gens de le
déranger sous aucun prétexte; il n'aurait pris connaissance de
l'ordre qu'à son réveil. Se levant en toute hâte il aurait couru à
Vincennes, et sa voiture croisa celle de Savary ; tout était terminé*.
Que valent ces conjectures? Ce que nous pouvons dire, c'est
qu'à cinq heures, presqu'à ce même moment, Joséphine se réveil-
lant, Bonaparte lui dit : « Le duc d'Enghien doit être mort. » José-
phine pleurant, Bonaparte l'embrassa et ajouta : « Tu n'es qu'une
enfant. » Et le matin même, à huit heures, Joséphine le conta à
M"" de Rémusat *.
Paris ne se doutait pas encore que le prince fût enfermé au
donjon de Vincennes; le bruit du coup de main d'Ettenheim com-
mençait seulement à s'y répandre. Le 21 mars, à neuf heures da
malin, Ségur descendait chez Duroc pour y faire le rapport de
service, et lui-même ne savait rien, lorsqu'il rencontra d'Hautan-
court sur le grand escalier des Tuileries. Cet officier arrivait livide;
il avait l'air égaré, les vêtements en désordre. Ségur lui demanda
la cause de son trouble; il en reçut des réponses qui le firent
frissonner. M. d'Hautancourt parlait en balbutiant de nuit affreuse,
de catastrophe, de coup de foudre. Dans son anxiété, Ségur courut
à Hullin, dont la haute taille se voyait de loin et qui était là, ne
paraissant guère moins agité que d'Hautancourt. Ségur hasarda
une question plus précise : « On dit le duc d'Enghien arrêté? — Ouï,
répondît Hullin, arrêté et déjà mort » ; et aussitôt il ajouta : « Il a
bien fait, il vaut mieux tuer le diable que le diable nous tue ^, »
Alors la funèbre nouvelle se répandit partout. Curée, ancien
conventionnel et devenu tribun, entra dans la salle du Tribunat,
en s'écriant : «Bon, voilà Bonaparte qui se fait conventionnel. » Ce
hurlement de mâtin qui flaire le sang ne semble pas avoir déplu.
Quelques jours après. Curée était chargé de proposer au Tribunat
l'empire héréditaire *.
Le dimanche suivant, on se réunissait aux Tuileries pour la
messe; chacun s'entretenait de l'événement, tous se turent quand
parut Bonaparte, mais les regards ne le quittèrent plus. Durant
la messe, il resta impassible, puis, rentrant dans la salle, il passa
* Miot de Melito, Souvenirs, I, 101.
2 Souvenirs de M"''» de Rémusat. Le récit de M"« de Rémusat offre tous
les caractères de rauthenticité. Si le Premier consul avait réellement
confié une mission à M. Real, il savait qu'elle n'empêcherait pas rexéciUion
de ses ordres antérieurs.
3 Histoire et Mémoires, par le général comte de Ségur.
* Souvenirs de Miot, II, 178.
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sous LE RÊGÎŒ DE NAPOLÉON V 213
lentement devant la nombreuse assistance, s'arrêtant devant ses
familiers pour leur dire quelques mots. Tous s'inclinaient en se
taisant. Alors son attitude se raidit, il devint morne et, au milieu
du silence universel, il s'assombrit de plus en plus *. Deux jours
après le meurtre, il disait à Truguet : « Eh bien, voilà un Bourbon
de moins! J'ai voulu lui épargner les horreurs de la mort en le
faisant fusiller sur-le-champ 2. » A quelques jours de là (3 ger-
minal), le conseil d'État recueillait avidement ces paroles : « J'ai
fait juger et exécuter promptement le duc d'Enghien pour éviter
de tenter les émigrés rentrés qui se trouvaient ici. J'ai craint que
la longueur d'un procès, la solennité d'un jugement, ne réveillas-
sent dans leur âme des sentiments qu'ils n'auraient pu s'empêcher
de manifester, que je ne fusse obligé de les abandonner à la
police et d'étendre ainsi le cercle des coupables ^. » Mais, quelques
mois plus tard, laissant de côté ces prétextes, Bonaparte dévoilait
sa pensée : « Je ne puis me repentir du parti que j'ai pris à l'égard
du duc d'Enghien. Je ne serai tranquille sur le trône que lorsqu'il
n'existera plus un seul Bourbon, et celui-ci en est un de moins. Il
était jeune, brillant, valeureux; c'était le reste du sang du grand
Condé, c'était le sacrifice le plus nécessaire à ma sûreté et à ma
grandeur ^. » Un autre jour Napoléon disait encore : « Il ne me reste
qu'à supporter la responsabilité de l'événement. La rejeter sur
d'autres serait une lâcheté dont je ne veux pas qu'on me soup-
çonne-*. » Et en effet, l'histoire ne refusera pas de faire peser la
responsabilité de ce crime sur l'homme qui l'a si hautement
revendiquée.
A peine le duc d'Enghien était-il enseveli dans la fosse de Vin-
cennes, qu'on remit en liberté les prisonniers arrêtés en même
temps que lui, Grûnstein, Schmitt, Vauborel, Toulouse-Lautrec,
Quidor, Duperret et tous les autres... en tout vingt-deux; un vingt-
troisième, Claude William, fut enfermé à Charenton ®. Sur chaque
prisonnier, il y avait un rapport, et nous avons pu constater que
ces rapports ne contiennent aucune charge. La police ne sait rien
sur les arrestations, parce que les ordres sont émanés du cabinet
de Bonaparte ''. On a noté, toutefois, que Grûnstein a posé la main
* Histoire et Mémoires du général comte de Ségur.
2 Miot de Melito, Souvenirs,
3 Ibid,, n, 145.
*lbid., 215.
' Histoire et Mémoires du général comte de Sî^gur. C'est Joseph qui Ta
répété à Ségur.
fi Nouv. acq. fr., 3572, fo 238.
7 Ibid., f» 247. Ces dossiers forment une partie des Archives du ministère
de la police.
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214 LES EMIGRES ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
sur la batterie du fusil du duc, afin de l'empêcher de tirer sur les-
gendarmes qui venaient l'arrêter K
Le meurtre du duc d'Enghien n'était pas le premier de^
crimes de Bonaparte; il avait sacrifié d'autres victimes à ses ven-
geances. Seulement ce fut le premier des crimes avoués; si le^
meurtre fut commis par Bonaparte, l'expiation fut subie par la
France. Du jour au lendemain, l'Europe se trouva transformée.
Hier c'était la paix, aujourd'hui c'est la guerre. La Prusse recher-
chait notre alliance, elle se rejette vers la Russie. Celle-ci s'exalte
à la nouvelle du meurtre; les provocations succèdent aux assu-
rances d'amitié. Le chancelier, prince Czartoryski, annonce l'évé-
nement à tous les ambassadeurs de la Russie; dans ses dépêches,
il emploie le mot meurtre et leur communique les notes remises à
Napoléon. La cour prend le deuil avec affectation.
Les impératrices, enveloppées dans leurs voiles, passent silen-
cieuses devant HédouviUe ^ consterné. La Russie insulte la
Saxe, qui a eu la bassesse de se plaindre du séjour à Dresde du
comte d'Antraigues, un émigré. Elle rappelle son envoyé de Rome^
afin de punir le pape qui a livré du Vernègues. L'Angleterre rugit.
L'Autriche prépare ses armements en silence. Dans toute l'Europe,
les ennemis de Napoléon se cherchent et se rapprochent. C'est
ainsi que va se nouer la troisième coalition. Les harangues offi-
cielles pourront encore saluer le héros du nom de pacificateur;
mais, en réalité, le temple de Janus ne sera plus fermé jusqu'à la
fin de l'empire.
Pendant que les étrangers manifestaient leur horreur, ud
Bourbon, le faible roi d'Espagne, ne craignit pas d'envoyer au
meurtrier les insignes de la Toison d'Or. Aussitôt Louis XVIII se
dépouilla de ces mêmes insignes, en écrivant cette lettre célèbre :
<( Il ne peut y avoir rien de commun entre moi et le grand cri-
minel que l'audace et la fortune ont placé sur mon trône. La reli-
gion peut m'engager à pardonner à un assassin, mais le tyran de
mon peuple doit toujours être mon ennemi *. »
Napoléon se montra peu ému de la réprobation universelle, mais
il portait en lui un juge que ne gagnèrent point les sophismes de
son esprit ou les propos de ses flatteurs. Son front s'assombrissait
* Le prince \isait le gendarme Chariot qui mit la main sur lui. Cet
exploit de Chariot fit de lui un colooel. On le retrouve à Hambourg à la
fin de l'empire, et^ le premier de toute la garaison, il arbore la cocarde
blanche.
^ Le général Hédouville était alors ambassadeur de France en Russie.
3 Bourrienne, VI, 8. — Cette lettre fut envoyée à l'abbé de Montesquiou,
qui en distribua des copies.
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socs LE RËGRE DE NAPOliON IT 215
toujours lorsque sa pensée se reportait au fossé de YinceDues. A
quelque temps du meurtre, voyant Fontanes triste, l'empereur se
prit à lui dire : « Vous pensez donc toujours à votre duc d'Eogbien?
— Sire, et vous aussi, » répondit Fontanes.
III
Cependant Pichegru avait fini par tomber entre les maîns de la
police; le 6 avril, quelques jours après le meurtre du duc d'En-
ghien, ses gardiens le trouvèrent étranglé dans sa prison.
On sait qu'à la fin de janvier, Paris avait été fermé, que le gou-
vernement avait obtenu du pouvoir législatif le vote d*une loi dont
l'article 1*' était ainsi conçu : « Le recèlement de Georges et de
soixante brigands sera jugé et puni comme le crime principal. » Le
Moniteur, dans ses colonnes, et la police, dans ses placards, compri-
rent, parmi les soixante brigands, Moreau et Pichegru. Pichegru et
Moreau brigands! c'était une de ces déclamations que les dictatures
aiment à jeter en pâture à la foule. Celle-ci atteignit son but. Dé-
sormais Pichegru fut obligé d'acheter à prix d'or Thospitalité d'une
nuit; le dévouement le plus généreux finissait par reculer devant
le danger *. Dans ses courses errantes, Pichegru fut reconnu, mal-
gré son déguisement, par un de ses compagnons d'armes, Leblant,
un ancien officier devenu agent d'affaires -. Cet homme vint à lui.
Au nom de la fraternité militaire, il offrit, sous son toit, un asile
au proscrit. Pichegru accepta et fut aussitôt installé chez son
compagnon d'armes. Alors Leblant se rendit auprès du préfet de
police et lui proposa ce marché : il livrerait son hôte, on lui
compterait 100 000 francs. Déjà la police était riche; sa caisse
était alimentée par les versements des maisons de jeu et d'au-
tres produits semblables. La proposition du traître fut acceptée.
Après avoir acheté Leblant, on séduisit la cuisinière; le 8 ventôse,
à quatre heures du matin, six gendarmes d'élite furent reçus dans
la chambre de celte femme et de là pénétrèrent dans celle de
Rchegru. Leur invasion fut si subite, qu'ils le surprirent endormi.
Mais, quoique hors d'état de se défendre, le général opposa la plus
\iye résistance; il reçut en se débattant deux coups de sabre et
lutta trois quarts d'heure avant de se laisser maîtriser. On finit par
* Le récit de M. Thiers montrant Pichegru trouvant un asile chez
Barbé-Marbois, ministre du Premier consul, est une fable que dément une
lettre de Barbé-Marbois.
2 Cet honnête homme demeurait rue Ghabannais, np 30.
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2IG LES ÉMIGRÉS ET U SOCIÉTÉ FRANÇAISE
rentordller dans une couverture, par le lier comme un paquet, on
le jeta dans un fiacre et on le conduisit à cette prison du Temple,
où déjà il avfidt été enfermé sur Tordre du Directoire. Aussitôt
Real, prévenu, se présenta pour interroger le conquérant de la
Hollande.
Entre le prisonnier affaibli par la lutte, par ses blessures, par les
nuits sans sommeil de sa vie de proscrit, et le conseiller d'État
bien doté, bien rente, animé de temps en temps par un petit régal
d'actions de canaux, la partie ne semble pas égale. A distance, les
pièces en main, c'est Real qui déplaît comme de près aussi il
devait déplaire avec son œil rusé et son museau de fouine. Dès les
premiers mots de l'interrogatoire, Pichegru reprend son sang-froid ;
il se redresse, et peu à peu écrase de son dédain le conseiller d'État,
devenu policier. Au grand jour de l'audience, devant la foule
impressionnable, Pichegru sera superbe, son attitude transportera
l'auditoire.
« — Quelles personnes voyiez-vous habituellement îi Londres?
« — Tout le monde.
« — Pourquoi vous cachiez-vous?
« — Parce qu'on m'aurait arrêté.
« — Comment êtes-vous venu d'Angleterre en France?
« — Sur un vaisseau.
« — Où avez-vous logé à Paris?
(( — J'ai eu plusieurs logements dont je ne connais ni la situation
ni le nom.
« — Connaissiez- vous Moreau?
« — L'univers entier sait que je le connais.
« — Savez- vous que Georges est à Paris?
« — Je l'ai entendu crier dans les rues... »
Puis il traite durement Réal, qui, maladroitement, lui fournit
l'occasion de se plaindre de la haine de Bonaparte, de sa conduite
criminelle au 13 vendémiaire, du concours qu'il a prêté au 18 fruc-
tidor.
Dans tous ses interrogatoires, Pichegru montre la môme hau-
teur. On a beau le confronter avec les prisonniers qui ont fait des
aveux, il les accable de son mépris; vis-à-vis d'eux, il reste magni-
fique, tandis que les délateurs tremblants hésitent et balbutient.
On sent conabien la police est irritée de cette assurance et de ce
ton hautain K La rage de Réal et de Dubois ne se peut concevoir.
« On le tortura-. » Réal, qui n'a pu en tirer aucun aveu, finit par
« Fauriel, 288.
^Ibid., 291.
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sous LE RÈGNE DE NAPOLÉON l'' 217
ne plus aflfronter son prisonnier. Celui-ci annonce qu'il se réserve
pour les débats publics : « Son langage sera conforme aux
intérêts de la patrie. » Il montrera les secrets ressorts de la cons-
piration, comment la police a su l'attirer, comment Real et Fouché
ont précipité les événements ^..
Pichegru était revenu à Paris pour conspirer, le fait n'est pas
douteux. Moreau, simplement mécontent, et qui, d'ailleurs, aimait
à temporiser parce que tout délai était agréable à sa paresse, avait
réclamé la présence, sinon le concours de Pichegru. De quoi
s'agissaît-il? De montrer aux Français deux de leurs grands capi-
taines, de rendre la liberté au pays et de l'inviter à se choisir un
antre gouvernement que la dictature. Depuis le consulat à vie,
Moreau, devenu opposant, représentait la cause populaire; la
foule peut-être aurait suivi son cheval dans les rues de Paris, si
Moreau, qui était sur ce cheval un fort grand homme de guerre,
n'avait pas été, à côté de son cheval, quelque chose de moins
qu'un homme, une bonne femme étourdie et hâbleuse. Moreau
n'avîût point de parti. Ses amis seuls étaient autour de lui sus-
pendus, comme lui, sur l'abîme creusé par ses irrésolutions homi-
cides. Pichegru rentra en France avec des royalistes et des
Vendéens. Mais, jusque-là, Moreau n'était coupable que d'un rêve
et Pichegru d'une intention ; car le sens profond qui distinguait
Pichegru avait en peu de temps pénétré un mystère que Moreau
méconnaissait. Si Moreau refusait d'écouter Pichegru, c'est qu'il
voulait le pouvoir pour lui-même et attendait qu'on le lui apportât
tout fait.
Des révélateurs la police avait tiré des hypothèses rétractées
dans les confrontations; elle n'avait rien tiré de l'interrogatoire.
On n'avait rien trouvé dans les papiers; c'est Miot qui les a vus
et qui l'atteste 2. On a évité de confronter Moreau avec Pichegru;
on redoute de les mettre en présence dans le débat; on sent que
les griefs de Pichegru ne pourront que sauver Moreau, que celui-ci
devra les invoquer à sa décharge. Les dénégations de Pichegru ne
pourront-elles le sauver lui-même, puisque Moreau s'abstenant, le
complot restait à l'état de projet vague et non réalisé? Pour obtenir
la condamnation de Moreau, il y avait intérêt à faire disparaître
Pidiegra 3.
C'est adnsi que, le 6 avril, les gardiens, étant entrés dans la
prison, s'étonnèrent de ne point l'entendre remuer; ils le touchè-
• Bourrienne, VI,- 25, 30.
^ Miot de Melito, Souvenirs, 1, 134.
* Talleyrand dit à M"»» de Rémusat, à propos |de cette mort : Elle est
arrivée bien à point. (Mémoires de M™» de Rémusat, I, 349.)
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218 LES ÉMIGRÉS ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
rent, s'aperçurent qu'il était mort et donnèrent l'éveil aux magis-
trats. Dès la veille, assure-t-on, des témoins avaient été convoqués^
pour constater le décès *. Après les magistrats, six médecins
arrivent. Ils décident, premièrement, que Kche^a est mort;
deuxièmement, qu'il s'est tué. C4ommeût l'ont-ils pu voir? Aucune
preuve de suicide, aucun indice ne sont fournis. Le générd était
étendu sur son lit; il avait le eou étroitement serré par une cra-
vate noire dans laquelle se trouvait passé un bâton d'environ
ho centimètres qui avait servi de tourniquet; le bâton avait été
arrêté par la joue gauche sur laquelle il reposait par l'un de se&
bouts;, il avait fait k la joue une égratignure transversale d'en-
viron 6 centimètres; la face était occhy inosée, les mâchoires ser-
rées et la langue prise entre les dents. La chandelle est à terre,
elle a été renversée et se trouve loin du gadavrc. On n'a paa
son^ à la relever, mais on a eu la précaution de placer dans la
main du mort un volume de Séoèque, et de l'ouvrir à la page oii le
stoïcien a parlé de la mort volontaire.
Cependant Joseph assure que le Premier consul fut surpris de
cette mort, que, loin de pousser Pichegru au désespoir, et le jugeant
lui-même plus infortuné que coupable, il avait fait proposer au
général le gouvernement de Cayenne ^.
D'autre part, Real avoue à Savary avoir procuré le Sénèque-
Quant à Savary même, il juge la version officielle du suicide par
trop absurde, et, dans ses Mémoires^ il improvise une autre expli-
cation. Pichegru a songé au suicide, mais on ne réussit guère à
s'étrangler soi-même, et c'est l'apoplexie, une apoplexie involon-
taire, qui est venue compléter l'œuvre commencée : « Sa tête était
retombée sur son oreiller et avait comprimé le petit morceau de
bois, ce qui avait empêché la cravate de se détendre. Dans cette
situation, l'apoplexie ne pouvait pas manquer d'arriver ^.
On devait, paraît-il, découvrir le suicide de bonne heure. Savary,
qui avait donné ses instructions, a cru qu'elles avaient été suivie»
et dit effrontément qu'il apprit par hasard, à huit heures du matin^
le suicide aux Tuileries. Or ce fut à neuf heures que le porte-clefo
pénétra dans la diambre et découvrit le cadavre raidi.
Dans ses Mémoires^ Savary dit aussi : « Mes gendarme^ y étaient ^
nul n'eût pu commettre le crime qu'ils ne l'eussent aussitôt cons-
taté. » Mais il faudrait savoir d'où venaient ces gendarmes. Parmi
eux on comptait d'anciens gendarmes de la république, recrutés-
* Histoire générale des prisons, VI, 85.
3 Miot, Souvenirs, I, 190.
^ Savary, Méinoires, II, 82.
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SOOS LE RÉGNE DE NAPOLÉON r 210
parmi les vainqaenrs dn 10 août ou les massacreurs de Septembre.
Et si CCS hommes ont été les aatenrs ou les complices du crime?
Il est certain qu'à ce moment, certains gendarmes ont rendu des
services mystérieux et tellement importants, que Bonaparte leur a
fait distribuer une gratification de 33 000 francs à titre de rému-
oëration exceptionnelle.
Fauche^Bonel n'est sans doute pas un téoioîn irréprochable, mais
il a été dans la police ; détenu au Temple, il a longtemps vécu avec
les geôliers, il a fait soigneusement son enquête dans le monde
•des subalternes, et si quelqu'un a su la vérité, c'est lui. Voici sa
o>]ic}osion : a Pichegm a été assassiné ; l'assassinat a été commis
par Spon, brigadier de la gendarmerie d'élite, cpii est entré dans la
prison, accompagné de gendarmes et de deux guichetiers : l'un de ces
<ieox hommes mourut subitement deux mois après le critne; l'autre
était un certain Savard, qm avait travaillé en septembre 1792. »
Spon, qui arait été en Egypte et était l'homme de confiance de
Savary, récitait son thème avec aplomb et n'omettait jamais de
parier du Sénèque*. Au surplus, la yeille du jour où Picbegru fut
trouvé mort, Fauche-Borel jouait aux cartes avec le gardien-chef
du Temple, Fauconnier, dans une pièce voisine de la chambre de
Kchegru. Dans la soirée, ils entendirent dans la tour un bruit de
lutte et de meubles renversés qui dura quelques minutes et leur fit
tomber les cartes des mains. Fauconnier quitta brusquement les
prisonniers pour voir ce qui s'était passé. II revint peu après,
mais son visage était tout effaré, et ses compagnons s'aperçurent
qu en teur parlant ses lèvres trembloltaîent. Il ne voulut rien dire,
iBais le souvenir de cette lutte bruyante, gravé dans les mémoires,
fâdlita ângulièrement l'enquête de Fauche-Borel ^.
IV
Pendant que Pichegru expirait sous la main d'assassins incon-
nos, les Bretons de Georges Cadoudal, les gentilshommes du
coDite d'Artoi» qui se cachaient avec eux, les femmes qui les lo-
geaî^it, tombaîeni tous entre les maiûs de la police. La populace,
entraînée par le succès, les devinait, les dénonçait ou les vendait ^.
En même temps L'instruction se poursuivait contre Moreau.
« Fauche-Borel, IH, t24.
' Ibid, Antraigues n'hésite pas à croire au meurtre de Pichegru. (Voy.
Papiers de Témigratioa. Lettre d' Antraigues à Gzartoryski, vol. 635, P» 75.)
3 Les détails de rarrestation de Cadoudal soQt connus, et nous n'avons
pas cru devoir les reproduire.
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220 LES ÉMIGRÉS ET LV SOCIÉTÉ FRANÇAISE
Ud triple message au Sénat, au Corps législatif, au Tribunal,
avait annoncé l'arrestation de Moreau, mais le public avait trouvé
que le gouvernement tranchait la question de culpabilité avec trop
de complaisance. Il se demandait si la déposition emphatique d'un
accusé terrorisé devait suffire pour faire réputer criminel le sauveur
de l'armée du Danube et le vainqueur de Hohenlinden. Pourtant,
ni le Sénat, ni le Corps législatif, ni même le Tribunat n'osèrent
protester contre les lois proposant des pénalités odieuses et des
mesures arbitraires. Sur les bancs de ce Tribunat que Napoléon
accusait d'indépendance, une seule voix s'éleva au milieu du
silencp universel. C'était celle d'un frère de Moreau qui affirma
l'innocence du général et demanda qu'il fût renvoyé non pas devant
un tribunal d'exception, mais devant des juges naturels. Ce cri
de protestation fut considéré comme un crime : le frère de Moreau
fut arrêté. Son autre frère, un lieutenant de vaisseau, fut interne
à Morlaix uniquement parce qu'il était son frère ^ Comme les liens
du sang, les liens de l'amitié devinrent suspects. M. Lemerer»
ancien député, vint à Paris pour s'offrir à Moreau comme défenseur;
pour cette démarche, M. Lemerer fut jeté en prison, puis exilé
à Rennes. De proche en proche la persécution s'étendit à tous ceux
qui entouraient Moreau. Fresnière, son secrétaire, fut arrêté et
obtint à grand' peine l'autorisation de suivre Moreau en Amérique^.
Le général lUchepanse, un lieutenant de Moreau, fut privé de
commandement et disgracié. Le général Decaen, un ami de Moreau,
fut envoyé à Pondichéry. Real ordonna d'arrêter Lahorie, ancien
chef d'état-major de Moreau, fit séquestrer ses biens, espionner
tous ceux qui le voyaient; on persécuta longtemps Lahorie, car,
après l'avoir relâché, le 14 janvier 1811 on l'arrêta encore, sans
autre motif que ses anciennes relations avec Moreau. Lecourbe, le
plus glorieux des lieutenants de Moreau, qui avait commandé l'aile
droite à l'armée du Danube, qui avait gagné la bataille d'Hochstaedt,
qui avait conquis les Grisons, chassé les Russes et les Autrichiens
de la Suisse, l'illustre Lecourbe fut rayé des cadres de l'armée,
exilé pendant toute la durée de l'empire; Napoléon l'envoya en
Auvergne, sous la surveillance de sa police, et, comme il venait de
vendre une maison au général Dutreillis, l'empereur fit mettre,
pour l'appauvrir, opposition au payement du prix de vente ^. Mac-
donald, disgracié comme ami de Moreau, resta privé de comman-
dement jusqu'en 1809. Le général Souham fut arrêté, et non
seulement le général, mais sa femme, prévenue comme son mari de
* Correspondance de Napoléon^ IX, 342.
» Nouv. acq. fr., 3556
• Archives de la préfecture de police?. Lalaane sur Fauriei, p. 18.
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sous LE HÈCNE DE NAPOLÉON l^ Tli
conspiration avec le brigand Georges. Oq arrêta aussi les géné-
raux Liébert et Ramel; celui-ci, qui revenait malade et blessé de
Saint-Domingue, fut laissé trente-six heures au cachot. Le général
Dessoles fut obligé de s*exiler près d'Auch et ne rentra au service
qaen 1808. Gaspard Normand, chef d'escadron, fut chassé de
Tarmée, rayé de la Légion d'honneur et détenu quatre ans * : lors-
qu'on l'avait arrêté, comme tant d'autres, il avait eu l'imprudence
de déclarer que, pour lui, c'était un honneur de partager la pro-
scription de Moreau. Napoléon le poursuivit de sa haine implacable ;
« Il ne faut point, écrivait-il, relâcher l'adjudant-commandant Nor-
mand, mais le mettre dans une citadelle ^. »
Moncey fit arrêter, à Besançon, le colonel Deleley, premier aide
de camp de Moreau ^. D'autres aides de camp, Guilleminot, les
ftèiies Marchand, furent persécutés, moins malheureux pourtant
que ceux qui furent mis au secret. Dans une série de lettres qui
ont passé sous mes yeux. Loyer, Rapatel, Badon ville, se plaignent
amèrement des traitements qu'ils subissent. « L'instruction de la
procédure n'a fourni aucune charge contre eux. Cependant on est
informé que, pendant leur détention, ils ont témoigné le plus grand
attachement à Moreau, et manifesté des dispositions peu conve-
nables pour le chef de l'empire *. » Loyer ne sort de prison que
pour être interné à Reims; les autres sont exilés à 30 lieues de
Paris *. C'est, en 'un mot, le parti de Moreau qui est opprimé par le
parti de Bonaparte.
Le récit de ces rigueurs, de ces attentats contre le droit et la
liberté individuelle, était colporté dans les salons de Paris, dans les
cafés, dans les théâtres et dans les lieux publics. Les royalistes
qui regrettaient les Bourbons et les républicains rebelles â la
dictature se groupaient dans un même sentiment d'hostilité; ils
affectaient de blâmer sévèrement la conspiration de Bonaparte
etnUre Moreau*
Le grand juge avait fait subir au prisonnier un long interro-
gatoire, mais Moreau s'était renfermé dans ses dénégations. Alors
le Prunier consul fit transmettre au Sénat un rapport rédigé avec
une partialité perfide; Moreau avait refusé de conspirer pour les
Bourbons, de s'associer à Georges et même de le voir, et les
accusateurs s'efforçaient de compromettre son nom en l'accolant
toujomrs à ceux de Georges et de Pichegru. Pressé d'avilir ce rival,
* Savary, VI, 73.
* Napoléon à Fouché, Correspondance. XI, 93.
* F. 7,6397, 7 vendémiaire an XII, Fouché à Berthier.
* Nouv. acq. fr., 3556, f« 22.
*/W., 1^389.
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222 LES ÉMIGRÉS ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
en obtenant de lui des aveux déshonorants, Bonaparte prescrivit
au grand juge d*interroger de nouveau le général et de lui insinuer
qu'il devait se concilier par une entière franchise la clémence du
Premier consul. Moreau refusa de se prêter à ce rôle de suppliant,
et le légiste Régnier échoua dans sa tentative. Alors on essaya du
directeur de la police. Celui-ci, plus liant, plus adroit, voulut à
son tour insinuer à Moreau de désarmer le Premier consul par des
déclarations sincères, et lui laissa entendre que sa vie et sa gloire
étaient intéressées à ce qu'on ne le supposât pas complice d'as-
sassîns; mais il ne put obtenir que Moreau sollicitât la clémence
de Bonaparte. Tout ce qui résulta de l'entrevue, ce fut une lettre
fière écrite par le prisonnier. « L'accusation, disait-il, est absurde.
Je suis â concevoir comment une poignée d'hommes épars peut
espérer de changer la face de l'État et de remettre sur le trône une
famille que les efforts de toute l'Europe et la guerre civile n'ont pu
réussir à y placer... »; il terminait en disant qu'il ressentait « l'in-
quiétude de voir triompher les ennemis qu'attire toujours la célé-
brité ».
Ne pouvant séduire Moreau, on revint à l'idée de le compromettre.
Real pressa surtout Roland, l'un des accusés, qui avait dénoncé
Pichegru, de dénoncer Moreau. « Prenez garde, disait Real, qu'en
continuant de garder le silence vous ne priviez la justice d'aucun
des faits qu'il lui importe de connaître, et que vous nous forciez à
penser qu'au lieu d'être le confident, vous êtes le complice des
hommes que la justice poursuit. » Roland répéta bien les propos
de Pichegru, mais de Moreau il ne put citer que cette réponse
faite â lui-même : « Je ne puis me mettre à la tête d'aucun mou-
vement pour les Bourbons. »
Les débats du procès s'ouvrirent après cette instruction (28 mai
1804) et presqu'au lendemain de la proclamation de l'empire. Les
accusés étaient traduits devant le tribunal criminel et spécial du
département de la Seine, présidé par Hémar. Les douze juges sié-
geaient en simarre; en face des juges, quarante-sept accusés étaient
rangés sur quatre rangs. Un pareil nombre d'accusés ne pouvait se
juger à huis clos; on se contenta donc de supprimer le jury. Les
débats étant publics, l'affluence fut incroyable; pendant quatorze
jours, la bonne compagnie s'y porta avec un intérêt passionné ; le»
femmes à la mode, la belle princesse Dolgorouki, ne quittaient pas
la salle des séances *. La mort du duc d'Enghien, celle de Pichegru,
la suppression du jury, et l'attitude d'un président uniquenxent
occupé de courtiser le pouvoir, redoublait l'intérêt que l'on portait
< Nouv. acq. fr., 3556, f« 408. Bourrienne, VI, 113 et suiv.
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sous LE RÈGNE D8 KAPOliX^ V 223
aux accusés. La foule se les mootrait et se pressait pour les voir.
Tous les regards se portaient d'abord sur Moreau, que ranimaient
1m synapaihies de Lecourbe, de Macdonald, de Saint-Cyr et de
Dessoles, présents dans Taudixoire; ils se fixaient sur cet bomme
de guerre inférieur à sa renouimée dans les incidents de la vie
civile, mais Fetrouvant un front caloie à rap{n*ocbe du danger. Les
royalistes et les républicains, qui remplissaient le pi*étoire, saluaient
à tout propos de leurs applaudissements le vainqueur de Holien-
linden. Un jour, au début de la séance, Lecourbe outra et soulevant
entre ses bras le jeune enfant de Moreau : « Soldats, «'écria-t-il,
voilà le fils de votre général. » Une émotion profonde se répandit
dans toute la salle. Les militaires se levaient, les soldats présen-
taient les armes^ les gendarmes qui entouraient laccusé témoi-
gnaieflt leur respect pour le grand bomme persécuté. Quant à
Pichegru, sa place était vide, mais le nom du conquérant de la
Hollande était invoqué à tout propos par l'accusation comme par
la défense. C'est en vain que les geôliers avaient cru ensevelir sa
mémoire dans l'oubli, son nom retentissait sans cesse dans l'an-
ditoire* bob ombre sembUût encore planer sur les débats.
Après s'être ûxés sur Moreau, les regards des royalistes se repor-
taient sur leur champion, sur Georges Cadoudal, humble par la
naissance, grand par Je caractère, et après lui sur M. de Rivière
et sur MSL de Polignac, les fidèles amis du prince qui exposait
ses serviteurs à des périls qu'il se .gardait de partager. Tous
les accusés entrèrent d'un pas ferme; seul. Bouvet de Lbozierse
miontraît tout décontenancé. On avait assigné comme témoin Mario
de Turgot, femme de Saint-Léger, qui avait loué à Cbaillot une
maison pour Bouvet de Lhozier. Cette amie, qui venait d'exposer
poor le proscrit sa liberté et peut-être sa vie, comparut devant
le tribunal et dit aux juges ren regardant l'accusé : Bouvet^
je ne le reconnais plus. Alors Bouvet, honteux, revint sur ses
dédaratiofis. 11 confessa que ses aveux étsdent basés sur des sup-
pasiûona, et que ces suppositions, il les avait ensuite reconnues
fausses ^ Dès lors l'accusation contre Moreau manquait de base.
Bëgoier avait mandé les défenseurs du général et les avait
invités a à ne se laisser pas aller à de coupables indiscrétions ^ » ;
3 ne réussit pas à les intimider et à les empêcher, notamment,
d'aborder la question de compétence ^. Les avocats avsdent beau
jeu de plaider rincoo^étence; la loi exigeait en effet ou le jury
^Faariel, 179, 341.
^ Nouv. acq fr., 3556, fo 18.
* Audience du 9 prairial an XIL
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m LES ÉMIGRÉS ET LA SOaÉTÈ FRANÇAISE
OU la haute cour, dès lors le tribunal criminel et spécial n'avait
rien à voir dans l'affaire. Le rapporteur Thuriot répondit plaisam-
ment : « La haute cour ne peut être constituée que si le Corps légis-
latif en nomme trois membres ; ira-t-on suspendre le cours de la
justice? N'est-il pas plus naturel et plus juste que la cour crimi-
nelle continue le procès qu'elle a déjà commencé? » Cet argument
suffit à l'ancien régicide pour faire prévaloir une opinion contraire
au texte comme à l'esprit de la loi.
Georges Cadoudal, intrépide sur le banc des accusés comme au
milieu des combats, montra dans ses réponses une énergie railleuse.
Croyant, comme tous les accusés, au meurtre de Pichegru, il disait
à ses juges : « Si l'on me trouve étranglé, ce n'est pas moi qui
aurai pris cette peine. » Feignant de se méprendre sur le nom de
Thuriot, il l'appelait Tue-Roi. A l'entendre, on n'aurait jamais cru
qu'il se savait désigné pour le sacrifice. D'ailleurs, il avouait les
faits articulés contre lui, mais il taisait avec opiniâtreté ceux qui
auraient pu compromettre ses complices ou les royalistes chez les-
quels il avait trouvé un abri.
Moreau avoua ses entrevues avec Pîchegru, mais il déclara que
son seul motif, en se rapprochant de son ancien frère d'armes, avait
été de lui ménager le retour dans sa patrie. Il reconnut que dans
ses entrevues il avait été initié à de vagues projets contre le gou-
vernement, mais ces tentatives lui avaient paru si peu réalisables,
qu'il n'avait pas cru de son devoir de les dénoncer. Bref, il per-
sista dans les explications qu'avait déjà données sa lettre au
Premier consul. Le président Hémar, dans l'interrogatoire, se mit
à reprocher au général républicain les récompenses qu'il avait
obtenues et le taxa d'ingratitude; alors Moreau mit en regard de
ses émoluments les glorieux souvenirs de Rastadt, de Biberach,
d'Engen et, de Hohenlinden, et les acclamations de l'auditoire
apprirent au magistrat que les réponses de Moreau n'étaient pas
moins victorieuses que ses armes. Le récit de ces incidents était
chaque soir colporté dans les salons, comme dans les cafés de
Paris; on était mal venu à traiter sévèrement Moreau. Montrond
se trouvait auprès de M""* Hamelin, lorsque le colonel Colbert vint
lui dire : « Moreau pleure. — A sa place, répondit-elle, vous infec-
teriez de votre terreur tous nos appartements •. » Moreau deuieura
ferme, son langage fut digne : « Juges, dit-il en terminant sa
défense, depuis la victoire de Hohenlinden jusqu'à mon arrestation,
mes ennemis n'ont jamais pu me trouver ni me chercher d'autres
crimes que la liberté de mes discours!... Pouvais-je croire que
* Nouv. acq. fr., 3556, ^ 16.
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sous LE RÈGNE DE NAPOLÉON 1« 225
tette liberté fût un^ crime?... Ceux qui conspirent, blàment-ils sî
hautement ce qu'ils n'approuvent pas?... » La cause de Moreau
pouvîdt être perdue devant ses juges, elle était déjà gagnée devant
î*opinion.
A mesure que les débats se poursuivaient, des scènes émou-
vantes venaient impressionner l'auditoire. Tantôt c'étaient des
accusés qui montraient au public et aux juges leurs mains meur-
tries par la torture. Puis un débat touchant s'établit devant le
tribunal entre MM. de Polignac. Armand demanda qu'on épargnât
son jeune frère et s'offrit en victime. Jules s'écria de son côté :
« Celui qu'il faut épargner, c'est mon frère, l'appui des siens,
un père de famille. » Le président Hémar, étranger à tous ces
nobles mouvements de l'âme, dit enfin après douze jours : « Les
débats sont terminés. »
Lorsque les juges se retirèrent, la plus grande incertitude cou-
vradt le sort de Moreau. Les affidés de l'empereur s'agitaient pour
obtenir une sentence de mort; ils voulaient que le rival de leur
madtrc fût humilié par une grâce. Napoléon ne craignit pas d'in-
tervenir lui-même; il pressa Gorvisart, beau-frère de Desmaisons,
de solliciter de ce magistrat, l'un des juges, la condamnation de
Moreau : « Allez trouver Bourrienne, lui dit-il, et entendez-vous
avec lui pour le ramener à des idées plus raisonnables. » Savary
était là, comme il avait été à Vincennes ; il se tenait dans l'anti-
chambre, à portée de l'oreille des juges. Pendant la délibération,
Hémar et Thuriot ouvraient souvent la porte ; on les voyait con-
férer avec lui. Après un de ces entretiens, le rapporteur Thuriot
rentra et insista avec une énergie croissante pour que la peine
capitale fût appliquée à Moreau : « C'est, dit-il, une affaire poli-
tique; il y a des sacrifices nécessaires à la sûreté de l'État, et,
d'ailleurs, si Moreau est condamné, l'empereur fera grâce. — Et à
nous, qui nous la fera? » répondit Clavier, l'un des juges. Dès lors
sept voix contre cinq se prononcèrent pour épargner Moreau. Le
président Hémar, le rapporteur Thuriot, Bourguignon, Selves et
oranger votèrent pour la mort. Martineau, Desmaisons, Rigaut,
Lecourbe, Laguillaumye, Dameuve, Clavier, votèrent contre la
mort. La délibération ayant été suspendue quelques instants,
l'opinion d'un des juges vint à changer, et ils se retrouvèrent
hait contre quatre pour condamner Moreau à deux ans de prison *.
L'emprisonnement fut aussi prononcé contre Jules de Polignac,
* Une intéressante brochure de Lecourbe, Tua des juges, donne tous les
détails de la délibération : Opinion sur la conspiration de Moreau, par
Lecourbe. Paris, 1814.
% OCTOBRB 1887. 15
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226 LES ÉMIGRÉS ET U SOCIÉTÉ FRANÇAISE
Léridao, Roland et Hisay; mais la peine de mort fut infligée i la
plupart des accusés.
L'arrêt fut accueilli avec consternation; on était las des san-
glantes hécatombes, et l'empereur lui-même comprit qu'il lui serait
salutaire de se montrer plus clément que les juges. Il ût grâce
aux dénonciateurs et commua la peine de mort prononcée contre
Rochelle, Armand de Polignac et M. de Rivière. Mais, au premier
moment, lorsqu'il connut les deux années de prison de Moreau,
il ne put pas maîtriser sa colère. A la réception qui suivit le juger
ment, apercevant Lecourbe, l'un des juges, il fondit sur lui avec
emportement, l'appela juge prévaricateur^ le chassa publiquement
et le fit destituer.
Quelques joui*s après, le ïk juin, Bourrienne se trouvait à Saint-
Cloud auprès de l'empereur. Celui-ci, parlant des propos dont l'écho
arrivait jusqu'à lui : « Qu'on parle tant qu'on voudra, dit-il, mais
que je ne l'entende pas. » U se plsdgnit aussi de Lacuée : « Il allait
clabaudant pour Moreau, lui, mon aide de camp. » Arrivant à
Moreau, il s'excusa de son acharnement contre le général sur la
pression que Real lui avait fait subir ; puis, appréciant la conduite
de son rival, il dit qu'il était mou, indolent, lui reprocha de fumer,
d'aimer trop la bonne chère, pas assez la lecture, et d'être beaucoup
au-dessous de sa réputation... ; passant ensuite à ses propres griefs :
<< Il a blâmé tous mes actes, dit-il, tourné en ridicule la Légion
d'honneur, déprécié mes campagnes et mon gouvernement; je suis
sur le trône et le voilà en prison. Bien certainement, je lui aurais
£sdt grâce, mais son nom aurait cessé d'être un drapeau pour ces
imbéciles de royalistes ^ »
L'empereur avait trouvé ses magistrats trop doux; après cette
énumëration des crimes de Moreau, peut-être pourra-t-on les juger
bien sévères.
H. FORNERON.
La fin prochaiaement.
*• Bourrienne, VI, 113 et suiv.
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LE BILAN
DE
LA POLITIQUE COLONIALE
Tant que la politique colouiale était, pour ainsi dire, à Tétat
aîgu, tant que les forces vives de la France étaient engagées à
fond dans les expéditions de Tunisie, du Tonkin et de Madagascar,
toute discussion était difficile, sinon impossible. Le patriotisoid
commandait la plus extrême réserve : il s'agissait non de discuter,
mais de lutter pour tirer d'un mauvais pas Thonneur et la puissance
de la France. Maintenant qu'une accalmie, au moins momentanée,
s'est produite, peut-être n'est-il pas inutile de reprendre la ques-
tion en l'élargissant, de soumettre à un examen d'ensemble les
résultats de la politique coloniale française, en plaçant en regard,
d'une part, les charges que les colonies imposent à la métropole,
d'autre part, les bénéfices qu'elles peuvent lui procurer, et en
faisant porter cette comparaison successivement sur l'Algérie, sur
le groupe de nos anciennes colonies et sur celui de nos nouvelles
possessions. On a dressé le bilan général de la république, il
convient de dresser le budget spécial de nos colonies; il importe
de rechercher si, dans l'état de détresse financière oii nous nous
trouvons, le budget de nos possessions d'outre-mer ne nous offre
pas les éléments d'une notable partie des économies rendues aussi
urgentes qu'indispensables par le gaspillage républicain.
I
Notre empire colonial comprend les pays suivants :
EN ASIE :
La Cocbinchine française avec 60 000^""» de superficie et 1 689 984 habitants.
L'Inde française (Pondi-
chéry, Mahé, Yanaon,
Karikal, Ghandernagor,
Surate, etc.) 508 — 282 723 —
A reporter. . . 60508 1 972 707
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228 LE BILAN DE U POUTIQUE COLONIALE
Reports. . . 60 508 1972707
Le Tonkin avec 90 000^»' de superficie et 9 000 000 habitants,
L'Annam 22 000 — 2 000000 —
Les provinces laotiennes
et le pays des Mois. • 100 000 — 50 000 —
Le Cambodge 10 000 — 1 000 000 —
EN AFRIQUE :
L'Algérie 479 000 — 3 310 000 —
La Tunisie 116 000 — 2100 000 —
Madagascar 480 000 — 4 000 000 —
Sainte-Marie de Mada-
gascar • 165 — 7100 —
La Réunion 2 600 — 169000 —
Nossi-Bé 293 — 9 500 —
Mayotte et Comores. . . 370 — 9 000 —
Obock et Tadjourah. . 1 200 — 22 000 —
Sénégal et dépendances, (indéterminée) — 198 000* —
Établissement ' du golfe
de Guinée, Gabon, de la
Côte-d'Or, Grand-Bas-
sam, Assinie, Porto-
Novo » — » —
Congo français. ... 670000 — ? —
EN AMÉRIQUE :
La Guyane 288 000 — 20 300 —
La Martinique. ... 988 — 167000 —
La Guadeloupe et dépen-
dances 1380 — 183 0002 —
Saint-Pierre et Miquelon. 235 — 5 700 —
EN OCéANIB :
La Nouvelle-Calédonie. . 21000 — 61000 —
Tahiti, Moorea,Tuamotu,
Marquises , Gambier ,
Râpa 3400 — 25000 —
Iles Kerguelen. ... 637 — Inhabitées
Total. . . . 2 348 776 — 24 311 307 —
Les pays compris dans cette nomenclature forment des catégo-
ries très diverses, suivant qu'on les envisage d'après la date de
leur occupation, d'après le Ûen qui les rattache à la France et le
* D*après le rapport de M. Etienne, sur le budget des colonies en 1887 ^
189 584, à la date de 1884.
a Ibid., 200 321, à la date de 1884.
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LE BILAN DE U POLITIQUE COLONIALE 229
régime aaquel ils sont soumis, enfin d'après la natare diverse des
ressources qu'ils peuvent offrir à la colonisation.
Au point de vue de la date de l'occupation, il faut distinguer
trois groupes très distincts :
l"" Les anciennes colonies, débris du vieil empire colonial de la
monarchie (l'Inde, la Réunion, la Guyane, les Antilles, Saint-Pierre
et Hiquelon; en tout, 827 000 habitants);
2*" Les colonies conquises sous le gouvernement de Juillet et
sons le second Empire (Algérie, Cochinchine, Sénégal, Nossi-Bé,
Hayotte, Obock, Sainte-Marie de Madagascar, établissements du
golfe de Guinée et de la Côte-d'Or, Nouvelle-Calédonie, Tahiti^
Marquises, îles Kerguelen; en tout, 5 332 000 habitants);
3^ Les colonies ou pays de protectorat occupés depuis 1870
(TookiD, Annam, Laos, Cambodge, Tunisie, Madagascar, Congo;
en tout, 18 170 000 habitants).
An point de vue de la nature du lien qui les unit à la France,
ces mêmes pays forment également trois groupes :
1** L'Algérie, possession directement unie à la France, assimilée
à la métropole, relevant des différents départements ministériels,
n'ayant point de budget spécial, compose, à elle seule, une classe
spéciale;
2"" Les colonies proprement dites (Cochinchine, Inde, Réunioa,
Nossi-Bé, Mayotte, Sainte-Marie de Madagascar, Obock, Sénégal,
golfe de Guinée, Côte-d'Or, Congo, Guyane, Antilles, Saint-Pierre
et Miquelon, Nouvelle-Calédonie, Tahiti, Hébrides, îles Kerguelen)
relèvent du département de la marine et des colonies : elles sont
placées sous la souveraineté de la France, mais soumises à des lois
ispéciales, à un régime particulier qui varie pour chacune d'elles ; ni
les lois militaires, ni les lois fiscales, ni les lois douanières de la
métropole n'y sont applicables; leur budget est distinct du budget
métropolitain ;
3* Enfin, les pays placés sous le protectorat de la France (Tonkin,
Annam, Laos, Cambodge, Tunisie, Madagascar) composent un
dernier groupe tout à fait distinct des deux premiers : ils restent
nominalement soustrsdts à la souveraineté de la France et relèvent
du département des affaires étrangères.
Si l'on envisage enfin nos possessions au point de vue des
ressources qu'elles peuvent offrir à la colonisation, on reconnaît
qu'elles se rapportent aux trois types de colonies définis depma
longtemps par la sdence géographique et par la science écono-
mique : colonies stratégiques, colonies d'exploitation, colonies de
peuplement.
Les premières sont celles qui, en raison de leur peu d'étendue.
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230 LK BILAN DE U POLITIQUE GOLOHULE
de leur mauvais climat oa de leeir stérilité, ne se prêtent im i rimmi-
gratioD, ni même à des échanges oommercianx actifs et n'ont de
valenr que ocmime peints de relâche ou de ravitaillement pour la
marine nationale, comme positions dominant une mer ou un détroit,
comme arsenaux ou places d'armes destinées à faciliter une expé-
dition maritime. Les Antilles, la Réunion, Mayotte, Nos^-Bé, Obock,
Saint-Werre et Miquelon, Tahiti, les Marquises, les fles Kerguelen,
rentrent dans cette catégorie.
Les colonies d'exploitation peuvent avon* aussi une utilité au
point de vue stratégique; mais leur principal avantage consisite
dans les débouchés qu'elles offrent aux exportations métropolitaines
ou dans le produit de la tnilture par les indigènes : ce «ont, pour
ainsi dire, de vastes fermes ou des comptoirs qu*un petit nombre
d'Européens suffisent à diriger et qui devienn^t facilement des
sources d'abondantes richesses pour la mère patrie ; elles ne peu-
vent presque jamais, en raison de leur climat, être des colonies
de peuplement. Le type de ces colonies est pour l'Angleterre,
nnde; pour les Pays-Bas, Java et Sumatra. Parmi les colonies
françaises, la Cochinchîne, nos comptoirs de Tlnde, le Tonkin,
FAnnam, le Laos, le Cambodge, le Sénégal, les établissements du
golfe de la Guinée, ceux de la Côte-d'Or et le Congo ne peuvent
être que des colonies d'exploitation.
Les colonies de peuplement sont celles qui, par leur étendue,
leur cFimat et la fertilité de leur sol, permettent aux Européens de
s'y établir, d'y cultivCT eux-mêmes, de s'y multiplier, parfois même
d'éliminer à la longue la race aborigène. Nous avons eu autrefois,
en Louisiane et au Canada, les plus belles des colonies de peuple-
ment; l'Angleterre possède actuellement trois des meilleures, ea
Australie, a,u Cap et au Canada. Celles dont nous disposons encore
aujourdTiui sont : la Nouvelle-Calédonie, Madagascar, la Cruyane
dans une certaine mesure, mais surtout l'Algérie et la Tunisie, q»
sont i la fois des colonies de peuplement, des colonies d'exploita-
tion et des positions stratégiques de prenner ordre.
Cette énumération et cette classification ne sont que trop arides;
maïs elles étaient nécessaires pour fixer les idées et pour préciser
les points à examiner. Après avoir ainsi èdsûrd le terrain, nous
aîtons rechercher ce que nous coûtent nos différentes colonies, en
argent et en hommes, et ce qu'elles nous rapportent, au quadruple
point de vue des finances, du commerce, de l'émigration et de
Hnlluence. Nous étudierons séparément l'Algérie, les colonies pro-
prement ^tes et les pays de protectorat.
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LS BIUN d£ U POilTIQUfi OÛLONULE 231
II
De TAIgérie, on ne peut dire id qu'un mot. Le sujet est trop
vaste pour être abordé en quelque sorte éplsodiquerniHit. Il mérite
une élude spéciale et approfondie qui a déjà été faite. Il suffira
donc, pour ne pas paraître omettre un point si important» de cons-
tater sommairement Tétat actuel de notre grande possession africaine.
Sous le rapport budgétaire, on ne peut que s'en référer pure-
ment et simplement aux tableaux annexés au projet de budget de
4888, qui a été déposé, le 22 mars dernier, par le ministère Goblet.
D'après ces tableaux, les dépenses ordinaires des services civils
ont oscillé, en dirans (187/4 à 1884), entre 31 et 46 millions de
francs, et les dépenses militaires entre 51 et 81 millions. Il faut y
ajouter les dépenses extraordinaires des travaux publics, qui ont
Yarié de 10 à 22 millions, soit une dépense totale de 92 millions
au mimmumy de 149 au maximum^ contre des recettes s'élevant
à 33 millions au moins, à 42 millions au plus. D'après le budget
en cours (1887), les chiffres sont les suivants :
Dépenses ordinaires civiles 45 332 491 £r. 1
— extraordinaires civiles (garantie f
d-înlérêts) ^3 658 797 M230402D6fr.
— ordinaires militaires 54 048 968 j
Recettes de tonte nature 43 734 :?03
Excédent des dépenses 79 305 953
De ce tableau, il résulte que les recettes suffisent à couvrir les
dépenses ordinaires des services civils. Quant aux dépenses mili-
taires, il est difficile de déterminer dans quelle proportion exacte
elles dérivent pour nous de Toccupation de l'Algérie : le corps
d*armée spécial que nous y entretenons et qui vient s'ajouter aux
dix-huit de notre territoire européen assure en effet à notre puis-
sance militaire un complément précieux et dont les circonstances
ne nous permettraient probablement pas de nous priver, alors même
que nous n'aurions pas pied sur la terre d'Afrique. On peut donc
admettre que, si notre budget de la guerre se trouve grevé dans
une certaine mesure, du fait de l'Algérie, cet accroissement est
loin d'équivaloir à la totatité des dresses militaires qui se font
dans cette possession.
Quels sont, d'autre part, les avantages que nous retirons de
l'Algérie? Cette possession est placée, sauf de très légères déro-
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232 LE BILAN DE LA POLITIQUE COLONULE
gâtions, sous l'empire du même tarif douanier que la métropole et
nous y faisons un commerce déjà considérable qui semble devoir
prendre une rapide extension. En 1885, nous y avons importé
pour 167 660 000 francs de marchandises, dont lOâ millions de
francs de produits manufacturés, et nous en avons reçu pour
123 555 000 francs de marchandises, soit, en tout, plus de 290 mil-
lions de francs, alors que tous les autres pays réunis ne font, avec
TAlgérie, que pour 124 millions de francs d'échange (55 millions
à l'importation, 69 à l'exportation *). L'Algérie, d'autre part, grâce
à la douceur du climat, à la fertilité de son sol et à sa proximité
de la France, offre des ressources exceptionnelles à la partie déshé-
ritée ou aventureuse de notre population; bien que l'immigration»
surtout l'immigration française, n'y ait pas encore pris tout le
développement que l'on pourrait souhaiter, il ne faut pas perdre
de vue que la population s'y accroît très rapidement (2 400 000
habitants en 1872; 2 870 000 en 1876; 3 310 000 en 1881) et que,
dès cette dernière date, 234 000 Français, sur 470 000 Européens \
y étaient déjà établis. Enfin, au point de vue de notre inûuence
dans la Méditerranée, nul n'ignore combien notre domination en
Algérie accroît nos forces, combien nous aurions à redouter la
présence de toute autre puissance sur cette vaste étendue de côtes
situées en face et à courte distance de notre littoral méridional.
On le voit, les charges que nous impose l'Algérie ne sont pas
sans compensation. 11 n'en va malheureusement pas de même pour
nos anciennes colonies, encore moins pour nos colonies nouvelles,
encore bien moins pour les pays de protectorat, sauf une exceptioa
unique en ce qui concerne la Tunisie.
111
Parlons d'abord des colonies proprement dites. Elles se divisent,
au point de vue législatif, en deux classes : les unes régies, sous
le rapport de leur législation organique, par la loi et les décrets
rendus en conseil d'État (Martinique, Guadeloupe et Réunion);
les autres soumises au régime des décrets simples. En ce qui con-
cerne leur organisation intérieure, elles peuvent également se par-
tager en deux catégories : celles qui sont dotées d'institutions
* Voy., dans les Annales du commerce extérieur {France, Faits commerciaux) ,
VExposé comparatif de la situation économique de la France pour la période
1869-1886.
2 Dénombrement de 1881. {Répertoire de droit administratif, V*. Algérie^
H» 51.)
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LE BILAN DE U POLITIQUE GOLONULE 23}
représcDtatives réglant les questions d'impôt (Martinique, Guade-
loupe, Réunion, Guyane, Sénégal, Inde et Cochinchine), et celles
où ces questions sont réglées par le gouverneur et le conseil d'ad-
mîoistration. Dans les premières, les attributions du pouvoir exé-
cutif sont exercées par le gouverneur, assisté du directeur de
Tintérieur, du chef du service judiciaire, du chef du service admi-
nistratif, du vice-recteur et du chef du service de santé. Le conseil
privé, placé à côté du gouverneur pour éclairer ses décisions, tient
Ueu de conseil d'État. Les conseils généraux, élus par le suffrage
universel, ont, outre les pouvoirs des conseils généraux de la métro-
pole, le droit de voter les impôts, de régler le budget colonial, de
fixer les tarifs de douane ou d'octroi de mer à l'entrée dans chaque
colonie.
Quant au régime financier de nos colonies, il repose sur un
principe extrêmement simple et peut se résumer en deux mots*
Leurs budgets sont, du moins en théorie, absolument distincts de
celui de l'État. Ils comprennent, aux termes de l'article 5 du
sénatus-consulte du 4 juillet 1866 : d'une part, « les recettes de
toute nature autres que celles provenant de la vente ou de la ces-
sion d'objets payés sur les fonds généraux du trésor et des retenues
sur 1^ traitements inscrits au budget de l'État »; d'autre part,
« toutes les dépenses autres que celles relatives au traitement du
gouverneur, au personnel de la justice et des cultes, au service
du trésorier-payeur et aux services militsdres ». D'après l'article 6
du même décret, « des subventions peuvent être accordées aux
colonies sur le budget de l'État. En revanche, des contingents
peuvent leur être imposés jusqu'à concurrence des dépenses civiles
maintenues au compte de l'État par l'article d-dessus et jusqu'à
concurrence des suppléments coloniaux de la gendarmerie et des
troupes. La loi annuelle de finances règle la quotité de la subven-
tion accordée à chaque colonie ou du contingent qui lui est
imposé )>.
Ainsi, de tous les produits des impôts, de toutes les recettes
effectuées aux colonies, l'État ne se réserve que le produit de son
donuône dans la Nouvelle-Calédonie, les retenues destinées à ali-
menter la caisse des retraites et le prix de vente ou de cession des
objets lui appartenant. Il est vrai que la loi prévoit l'établissement
de contingents coloniaux en faveur de la métropole; maûs, en fait,
nous ne voyons figurer au budget de 1887 qu'une somme de
2 637 396 francs provenant de ces contingents (1 809 346 francs
de la Cochinchine, 624 130 francs d'autres colonies et 203 920 fr.
représentant le remboursement des frais de contrôle et de surveil-
lance des chemins de fer coloniaux). Au contraire, l'État assume,
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234 LE BfUN BE U POLITIQUE COLONIALE
SOUS la dénomiDation de dépenses de souveraineté^ ht majeure
partie des dépenses des colonies (armée, marine, justice, traitement
des gOQvemenrs), et il contribue largaaent aux autres dépenses
par les subventions que la loi budgétaire accorde diaque année à
nos colonies.
Quelle est l'importance de ces sacrifices? Le projet de budget
rectifié pour 1888 et le rapport de M. Etienne sur le budget des
colonies pour 1887 nous mettent à même de répondre très exacte-
ment à celte question.
D'après le projet de budget de 1888, il sera alloué au ministre
de la marine, pour le service coloDÎal, des crédits s'élevant à la
somme de 40 740 124 francs et ainsi répartis par chapitres :
1. Personnel de radmînistratioû centrale 377 700 fr.
î. Matériel — 20 000
3. Personnel des services civils aux colonies i 489 610
4. — de ht justice — 1478 417
5. — des cultes — 618589
^ — des services militaires — 6 787 378
7. Ageots des vivres et du matérieL 769891
B« Frais de voyages par terre et par mer et dépenses acces-
soires , 1376829
9. Missions coloniales 70 000
10. Vivres 6 599 567
11. Hôpitaux 2 559 714
ft. Matériel (services civils) 161525
<3. — ( — militaires) 1 706 630
14. Dépenses diverses et d'intérêt général 838 218
15. SubvttitîoD au service local des colonies 2221 153
1«. Ghemta île ler et port de la Réunion (garantie d intérêt), i 311 diâ
17« — de Dakar à 8aint-LouiA I91649(^
18. Routes et cbexmns de fer dans le Haut-Sénégal. . . . 193774
19. Câble télégraphique sous-marin du Tonkin 615 000
20. Transportation (personnel) 5 541705
2î. — (matériel) i . . . . . 1484 600
2Î. Relëgation (personnel) 1300 894
29. — (matériel) 1 301 OÛO
T^tal. . . . 4a 740 124
Eb éèfelqnant de ce total les dépenses concernant le service
pénitentiaire et cetai de la relégation, qiri ne sont pas, i propre-
ment psfcrier, (les «i^nses coloDiaies et qui s'éJèvent ensemble 4
» 688 199 friocs, y reste, pour le service rteltemem colonbJ
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LE BILAS DE U POLITIQUE COLONULK SES
Dms soB intéressant rapport pour 1887, H. Etienne avait déteiw
nûné, en décomposant cette somme, la part afférente à chacune de
nos colonies. Son calcul comfurenait, il est vrai, le service péniten-
tiaire, ainsi que celui de la relégation, et il portait non sur le chiffre
de 41 12Â 0Â9 francs voté par les Chambres, mais sur celai de
il 620 692 francs proposé par la commission du budget. Après avcnr
effectué, de ce double chef, les rectifications nécessaires, on arrive
2aa résultats suivants, peu différe&ts de ceux que doimerait le
projet de budget pour 1888 :
Martinique 2 043 774 fr.
Guadeloupe 2122982
Réunk». 3187 248
8ainte-Marie de Madagascar 35 Od§
Guyane (sans le service pénitentiaire). . 1275162
NouveUe-Calédonie — . . 2 716 485
Sénégal 7 230182
— haut fleuve 3 495 077
Cochinchine 3 238 379
Saint-Pierre et Miquelon 343 667
Tahiti, Marquises, etc 8Î2 9(M
Nosêi-Bé 252 643
Mayotle 487 680
Goaadres 95000
Inde 529020
Gabon 574 264
Congo 1601798
Câble du Tonkin 615 000
Obock 441831
Service commun (administration cen-
trale et divers, non compris les dépenses
de relégation) 1729141
Total. . . . 32 527 184 £r.
Cette somme est bîeii loin de représenter la totalité des charges
gnenaa colonies imposent à ht mère patrie. Il convient d^ ajouter,
toat d'abord, la solde et les frais de transport des troupe» de
marine envoyées de France poar tenir garuiaon dan9 nos pos^
sessioQs lointaioes^ ainsi cfoe les frais> de voyage d'un eenain
nombre de lEmtiooiiaires cotoniavx qui se rendent à kar poste
sor des hâximenta de l'État. Ces dépenses métropolitaiiies sont
impstées non sur le service cokmial, mais sur le service i»»«ym» du
nûûstère de bt marine et des cotocôea. Englobées dans l'ensetiUe
de ce service, elles sont très difficiles à déterminer d'une manière
I
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236 LE BILAN DE LÀ POUTIOUE COLONIALE
précise ; mais nous pouvons nous en rapporter à l'évaluation d'un
homme dont nul ne saurait contester la compétence ni le zèle colo-
nial, M. Le Myre de Vilers, ancien gouverneur de la Gochinchine et
actuellement notre résident général à Madagascar. Il y a quelques
mois à peine, dans Y Atlas colonial de M. Mager, livre consacré à la
glorification de la politique coloniale, M. Le Myre de Vilers fit pa-
raître, sous le Utre de Statistique comparée^ une étude très courte
et de la plus haute valeur, sur les conclusions de laquelle nous
aurons à revenir. Il cherche notamment, comme nous le faisons
nous-mêmes en ce moment, à chiffrer les sacrifices consentis par la
France à ses colonies, et, après avoir totalisé les crédits ouverts
sous la rubrique de Service colonial et qui ne dépassaient pas alors
27 602 &08 francs (budget de 1886;, il y ajoute, en bloc, la somme
de 29 140 926 francs, représentant, d'après lui, la part des dépenses
du Service marine qui sont faites pour les colonies. « Le budget
de la marine ne permettant pas de déterminer par colonies le
montant des dépenses militaires, nous avons dû, dit-il, nous con-
tenter de donner la dépense totale, et il nous a fallu remonter à
1880, le dernier exercice où les crédits se trouvent spécialisés. »
Admettons, contre toute vraisemblance, que, depuis cette époque,
il n'y ait pas eu d'augmentation, nous avons, de ce chef, une nou-
velle somme de 29 l&O 926 francs à porter en dépenses.
Mais ce n'est pas tout. La défense de nos colonies, les transports
à effectuer, pour l'Etat, entre elles et la métropole, nous forcent à
entretenir, d'une part, des stations locales et, d'autre part, deux divi-
sions navales, celle de l'Atlantique sud, celle des mers de Chine,
qui ne sersdent pas indispensables sans cela. Les mêmes motifs
nous obligent aussi à grossir l'effectif de notre marine militaire
dans une proportion qu'il n'est pas possible de préciser, mais qui
ne peut manquer d'être considérsible. Pense-t-on, d'un autre côté,
que la nécessité d'avoir avec nos colonies des relations postales
sûres, régulières et rapides, ne soit pas la prindpale, sinon l'unique
raison d'être des subventions accordées, soit à la Compagnie trans-
atlantique, soit à celle des messageries maritimes? Qui pourrait
nier que l'intérêt colonial motive presque exclusivement Tinserdon
au budget de 1888 des subventions de 9 958 000 francs pour les
lignes de New- York et des Antilles, de 7 093 171 francs pour les
lignes de l'Indo-Chine, de 3 181 504 francs pour celles d'Australie
et de la Nouvelle-Calédonie et de 521 280 francs pour celles de
la côte orientale d'Afrique? Sur cette dépense totale de plus de
20 millions de francs, il n'est pas exagéré d'en mettre la moitié au
compte des charges résultant, pour nous, de la possession de nos
colonies.
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L£ BILAN DE U POLITIQUE GOLONIiLE 237
Résumons-nous :
Comme recettes, 2 443 476 francs de contingents coloniaux*
Gomme dépeases :
Service colonial 31 111 925 fr.
Service marine (dépenses militaires des colonies). • . . 29140 926
Subventions postales dans Tintérét des colonies, au moins. 10 000 000
Stations navales dans Tintérèt des colonies, environ. • • • 10 000 000
Total. . . . 80252851 fr.
soit, en chiffres ronds, 80 millions de francs au minimum^ sans
compter les crédits extraordinaires ni les crédits supplémentaires :
voilà pour les sacrifices d'argent.
Quant aux sacrifices en bonmies, ils sont faciles à déterminer*
Dans son étude sur les colonies, publiée il y a quelques mois par
te Répertoire de droit adrrùnistratif^ M. Dislère, conseiller d'État
^t anden directeur des colonies, donne l'effectif et la composition
4es garnisons de nos diverses possessions. Or il relève : Au Sé-
négal, 3394 hommes; en Cochinchine, 5581; à la Nouvelle-Galé-
dome, 1896, et pour l'ensemble de nos colonies, 15 036, dont un
tiers environ de troupes spéciales (dpayes, tirailleurs annamites
et sénégalais) et les deux tiers, soit 10 000 hommes, de troupes
françaises, envoyées de la mère patrie et prélevées sur notre
armée. Ces 10 000 bonomes, que l'éloignement mettrait dans
rimpossibilité de venir, en cas de péril national, prendre part à
la défense de la France, représentent presque l'effectif d'une divi-
sion, et une division de plus ou de moins peut, sur un champ de
bata^e, décider du succès ou de la défaite.
Ces 10 000 hommes, ces 80 millions sont consacrés à la défense
de quel territoire et de quelle population? Nos colonies, c'est-à-
dire les possessions françaises relevant du département de la
marine, ont, comme on l'a vu plus haut, 1 070 611 kilomètres
carrés de superficie, et seulement 2 882 807 habitants, pas tout à
fait 3 par kilomètre carré. Encore est-il intéressant de savoir com-
ment se décompose cette population si minime. Le travail déjà cité
de M. Dislère répond à cette question. D'après les chiffres qu'il a
relevés pour 1884, nos dix-sept colonies comptent une population
indigène d'environ 2 230 000 habitants, auxquels il faut ajouter
167 000 immigrants (Chinois, Indiens, nègres) , 11 000 transportés
ou libérés, 20 000 personnes composant le population flottante,
et près de 17 000 fonctionnaires ou soldats. La population civile
européenne et française ne dépasse donc pas &50 000 habitants,
dont près de &10 000 dans les trois îles de la Martinique, de la
Guadeloupe et de la Réunion. Nos autres colonies, qui absorbent
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538
LE BIUN DE LÀ POLITIQUE GOLOMÂLE
certainement les trois quarts des 80 millions de dépenses coloniales,
renferment à peine 50 000 Européens, ce qui est loin de signifier
50 000 Fraiiçais. Dans nos établissements de l'Inde, par exemple,
sur une population européenne de près de 3000 âmes, il n'y a que
928 Français; on çn compte 1638 sur 2000 Européens en Cocbin-
chine, 3500 sur Al 00 dans la Nouvelle-Calédonie. A ne considérer
que la population européenne en dehors des Antilles et de la
Réunion, on arriverait donc à reconnaître que moins de 50 000
blancs sont gardés et administrés par plus de 10000 fonctionnaires
ou soldats et noas coûtent annuellement environ 60 millions, soit
un homme de garnison pour 5 habitants et plus de 1000 francs de
dépense par tête de colon. Même en faisant la part belle aux
défenseurs de la politique coloniale, en envisageant toutes nos
colonies et l'ensemble de leur population, indigène ou européenne,
on constate que 2 882 000 habitants soumis à la domination fran-
çaise versent moins de 3 millions an trésor métropolitain et lui
coûtent oificiellement 62 millions et, en réahté, 82 millions de
francs, soit 21 fr. 50 ou 28 fr. 50, suivant la base de calcul
adoptée. Si donc notre domaine colonial arrivait, par malheur, à
prendre un développement tel que sa population égalât celle de la
France et s'il continuait à être administré suivant les mêmes erre-
ments, il coûterait, chaque année, an Trésor, de 800 à 1100 millions.
En regaitl des sacrifices faits par la France pour ses colonies,
il est intéressant et instructif de placer ceux que les colonies font
pour elles-mêmes. Le compte en est bientôt dressé. Les budgets
locaux et communaux de nos dix-sept colonies s'élevaient, en 188/i,
d'après M. Dislère S à 56 463 000 francs, et d'après M. Le Myre de
* Répertoire de droit adîïiinisiratif, voy. Colonies, ii*>» 246 et 247 et tableau D.
Suivant les calculs de M. Dislère, chaque habitant paye, en moyenne, la
somme d'impôts ci-après, dans nos diverses colonies :
Martinique • • . 38 £r. 80
Guadeloupe 29 90
Saint-Pierre et Miquelon 74 70
Guyano • 85 30
Séuôgal 12 00
La Réunion 38 60
Sainte-Marie 9 50
f Nous nous contenterons, ajoute M. Dislère, de faire une observation
sur la part bien faible prise par les colonies dans la dépense totale qu'elfes
entrainent. Alors que, dans la métropole, le contribuable donne à l Eut.
eo moyenne, 34 journées au moins de son travail, les babitanls de la Mar-
tinique fournissent 22 journées, ceux de la Réunion 19, de la Guadeloupr
45 seulement, c'est-à-dire moins de la moitié. Un relèvement des inijuOis
dans ces colonies paraîtrait donc possible; il permettrait de les faire con-
tribuer aux dépenses d'administration et de protection qu'elles nécessiteni . >
Mayotte. â4fr8.o
Nossi-Bé • 26 60
Inde 8 UO
Gochinchine Ift 8o
NouveUe-Calédonio 56 50
Océanie 51 2--
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LE BILAN DE U POLITIQUE COLONULE 239
Vilers, à 54994 331 francs. AppFiqué à la population de la France,
le même régime fiscal ne rapporterait pas plus de 750 ou 800 mil-
lions, au lieu des 4 milliards de francs que nous payons annuelle-
ment. Une série de notices publiées dans un recueil semi-officiel,
h Revue maritime et coloniale^ donnent, pour Tannée 1883, une
analyse complète des budgets de chacune de nos colonies. Comme
on le verra, la plupart de nos impôts n'y existent pas ou n'y attei-
gnent qu'un taux infiniment modéré. Le produit de ces taxes ne
sert à acquitter qu'une partie des dépenses ordinaires des colonies.
Quant aux dépenses extraordinaires (travaux publics, chemins de
fer, etc.), c'est la métropole qui les paye. Le résultat, le voici : la
part contributive de chaque habitant de nos colonies varie, d'après
les calculs de M. Dislère, entre 8 fr. 40« dans l'Inde, et 86 fr. 80
dans la Guyane, elle oscille généralement entre 15 et 39 francs,
alors que chaque citoyen français supporte la charge écrasante de
HO à 120 francs d'impôts généraux, départementaux ou commu-
naux. Tandis que la France plie sous le faix d'une dette de 20 mil-
liards, nos colonies n'en ont pas ; bien plus, elles possèdent toutes
des fonds de réserve, dont le chiffre total dépasse 5 800 000 francs
et que leur envie certainement notre ministre des finances.
IV
Trouvons-nous, dans l'activité de nos relations commerciales
avec nos colonies, une compensation aux sacrifices considérables
qnenous feisonspour elles? Ici encore, les chiff'res, et les chiffres
ofiBcîeb, répondent avec une singulière éloquence. D'après V Exposé
comparatif de la situation économique de la France pour la
période 1869-1886*, voici quel était, en 1884, le mouvement du
commerce des dix-sept colonies relevant du département de la
marine :
Importations de France 63 millions de francs.
— d*ailleurs 58 —
— totales , 121 —
Exportations en France. ... * 122* —
— ailleurs 30 —
— totales 152 —
* Annales du commerce extérieur (France, Faits commerciaux, n» 1 10).
2 Les importations de nos colonies ont donné lieu, en 4885, à la percep-
tion'de droits de douane s'élevant à 36 326 226 fr.|; mais ces droits de
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240
LE BILAN DE U POLITIQUE COLONIALE
Il est, d'ailleurs, à remarquer que les chiffres relevés en 1884^
pour les échanges entre nos colonies et les pays étrangers et publiés
par le ministère du commerce, sont incomplets, car ils ne com-
prennent pas le montant des transactions du Sénégal, de la Guyane
et de rinde. D'après les résultats constatés l'année précédente, il
y aurait lieu d'ajouter, de ce chef, 15 400 000 francs à l'importa-
tion et 12 200 000 francs à l'exportation, ce qui porterait la pre-
mière à 73 millions et la seconde à 42 millions de francs. En 1883^
ces mêmes chiffres étaient respectivement de 77 et de 48 milIions^
de francs; la moyenne des dix dernières années, depuis 1876,.
faisait ressortir 66 millions de francs à l'importation et 38 à l'expor-^
tation. Pour 1885, on ne connaissait encore que le mouvement
commercial des colonies avec la métropole, et ce mouvement accu-
sait un ralentissement sensible des envois de France, qui tombaient
à 58 millions de francs, avec un accroissement correspondant dea
exportations coloniales, qui dépassaient 153 millions de francs. La.
moyenne décennale, depuis 1875, n'avait pas excédé, du reste^
59 millions à l'entrée et 113 à la sortie. Il convient de noter ce
chiffre de 59 millions qui représente la moyenne annuelle de nos-
exportations à destination de nos colonies : il est notablement
inférieur à celui des exportations étrangères; il représente à peine*
un soixantième de notre exportation totale (3425 millions en moyenne^
de 1875 à 1885), un tiers environ de nos envois en Algérie, les^
deux tiers de nos échanges avec la république argentine et à peit
près notre commerce avec le Brésil. Enfin, il n'atteint même pas le-
douane sont loin de constituer un gain pour la métropole : ils portent, eir
effet, pour plus de 30 millions sur les sucres importés de la Martinique, de^
la Guadeloupe et de la Réunion. Or ces sucres auraient rendu davantage-
au Trésor, s'ils avaient été fabriqués dans la mère patrie ou importés de
rétranger. Voici, d'ailleurs, le chiffre des perceptions effectuées sur les
chiffres de chacune de nos colonies :
Tunisie
71 600 fr.
Algérie
152 /i52
Réunion ....
11 630 963
Guyane
3162
Martinique..
11056723
Guadeloupe .
12 222 023
Sénégal
3 572
Mayotto
945 088
Nossi-Bé....
61534
Ste-Marie...
6 442
Indes
96 363
Cochincliîno.
24 371
Tonkin
450
A reporter» •
36 274 743 fr.
Repolit, . .5; 36 274 743 fr.
Nouvelle-Ca-
lédonie . . .
3 222
Autres éta *
blissements
d'Océanie.
111
St- Pierre et
Miquelon •
48134
Golfe de Gui-
Oée
16
Total...
36 326 226 fr.
dont
34 909 709 aux Antilles.
Pour le reste.
1 416 517 fr.
[Tableau général du commerce extérieur de la France en 1885.)
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LE BILA^ DE U POLITIQUE COLONULE 24!
chiffre total des dépenses inscrites pour dos colonies au budget
du ministère de la marine et qui, comme on l'a vu plus baut^
s'élèvent, indépendamment des subventions postales et de TentretieD
des divisions navales, à la somme de 60 millions de francs. Ainsi,
à cbaque franc de marchandises introduites par notre commerce dans
nos colonies, correspond un peu plus d'un franc tiré par l'impôt
de la poche du contribuable français.
Y a-t-il, du moins, tendance à l'accroissement dans le mou-
vement de nos échanges avec nos colonies? Oui, pour l'Algérie,
comme nous l'avons déjà indiqué ; mais, pour les colonies propre-
ment dites, nous constatons, au lieu d'augmentation, une incontes-
table décadence. En 1788, avant que la première république nous
eût fait perdre Saint-Domingue, notre commerce avec nos colonies
se chiffrait par 330 millions de livres; aujourd'hui, en dehors de
l'Algérie, nos échanges ne représentent pas plus de 210 millions et
de 250 en tenant compte des pays de protectorat. D'après des
tableaux graphiques dressés par M. Levasseur, les exportations des
colonies en France ont rapidement progressé de 1853 à 188Â : elles
ont passé de 73 millions à 122; mais les importations de produits
français aux colonies tombaient, pendant la même période, de 66 à
63 millions de francs. Quant aux relations de l'étranger avec les
colonies, elles ont augmenté en proportion inverse : de 1875 à
188A, les importations ont passé de 50 à 78 millions de fi*ancs, et
les exportations de 35 à &8 millions. M. Levasseur fait, d'ailleurs,
remarquer avec toute raison que le mouvement commercial de nos
colonies a, en réalité, beaucoup perdu de son importance depuis
un siècle. « Eu égard, dit-il, à la valeur du numéraire, 330 millions
de livres représentaient, à la fin du dix-huitième siècle, plus de
richesse que 480 millions de francs aujourd'hui, et, eu égard au
total du commerce français, 330 millions formaient presque le tiers
d'un total d'un peu plus d'un milliard, tandis que 480 millions ne
sont pas la seizième partie d'un commerce de 8 milliards. Le com-
merce colonial, ainsi considéré, a donc, relativement à l'état écono-
ZDÎque de la France en général, moins d'importance qu'il n'en avait
dans les dernières années de l'ancien régime. » ^
Si nous recherchons la cause de cette singulière situation, nous
reconnaissons que la première et la principale est le régime douanier
de nos colonies. Nous sommes loin, en effet, de l'époque à laquelle
florissait ce que l'on a appelé le pacte colonial^ régime de monopole
6om lequel les colonies ne devaient acheter et vendre qu'à la
métropole. Maintenu presque sans altération jusque sous le second
< P. 237.
25 OGTOBEB 1887. 16
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m LE BILAN DE L\ POLITIQUE COLONIALE
empire, ce régime dut être modifié lorsque Témancipation de
l'esclavage et le développement de l'industrie sucrière indigène
eurent changé, au détriment de nos colonies des Antilles, les
conditions du travail et de la production. C'est alors qu'intervint la
loi du 3 juillet 1861, qui autorisa Tintroduction des marchandises
étrangères dans les colonies sous le même régime douanier qu'en
France et permit l'exportation des produits coloniaux pour tous
pays. Deux ans après, la loi du 16 mai 1863 accorda la franchise
de droits dans la métropole à tous les produits coloniaux importés
par navires français et autres que les sucres, les mélasses, les
confitures, le café et le cacao. Enfin, le sénatus-consulte du
A juillet 1866 compléta ces mesures, en conférant, par son article 2,
aux conseils généraux des colonies le droit de voter les tarifs
d'octroi de mer sur les objets de toute provenance, ainsi que les
tarifs de douane sur les produits étrangers, naturels ou fabriqués»
importés dans la colonie. La mise en vigueur de ces tarifs était
simplement subordonnée à leur approbation par décret rendu en
conseil d'État. Or voici l'usage que les conseils généraux firent
des pouvoirs qui leur étaient ainsi conférés. La suppression des
droits de douane à l'importation fut votée, dès le 30 novembre 1866,
à la Martinique; le 11 décembre de la même année, à la Guade-
loupe, sauf en ce qui concerne les produits coloniaux, et, le
4 juillet 1873, à la Réunion. Partout, les droits de douane sup-
primés furent remplacés par des octrois de mer applicables aux
marchandises de toute provenance sans distinction, c'est-à-dire aux
importations de la métropole comme à celles de l'étranger, le
produit de ces octrois de mer, étant, d'ailleurs, affecté non à l'acquit-
tement des dépenses coloniales, ce qui apporterait, du moins, un
certain allégement au budget métropolitain, mais bien à la création
de ressources pour les communes de chaque colonie. Cet état de
choses, si défavorable aux intérêts de notre commerce, a toujours
été accepté sans difficultés par le ministère de la marine; mais il a
provoqué, de la part du ministère du commerce, de fréquentes
réclamations. Longtemps négligées, ces réclamations ont fini, sous
le coup de la crise industrielle et commerciale dont nous souffrons,
par recevoir, tout dernièrement, un commencement de satisfaction,
A la suite d'une invitation émanant de M. Félix Faure, alors sous-
secrétaire d'État des colonies, les conseils généraux de la Martinique,
de la Guadeloupe et delà Réunion ont voté, à la fin de 1884, des ta-
rifs de douane exclusivement applicables aux produits étrangers. Ces
tarifs ont été approuvés par décrets des : 16 novembre 1884, pour
la Guadeloupe; 19 janvier 1885, pour la Réunion; et 25 avril 1885,
pour la Martinique. Celui de la Réunion est à peu près identique à
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LE BILAN DE U POLITIQUE GOLONIiLE 243
notre tarif général des douanes; mais il ne porte que sur les
produits de rindustrie, non sur ceux de Tagriculture. Quant &
ceux de la Uartinique et de la Guadeloupe, ils sont limités aux
lissas, \êtements, tabletterie, bimbeloterie, bijouterie, orfèvrerie,
peaux et papier et leurs applications; les droits sont, d'ailleurs, des
plas modérés : ils varient généralement entre 5 et 8 pour 100.
Dans les autres colonies, où les tarifs de douane sont établis par
dëcr^ voici, en quelques ooots, la situation :
Au Sénégal, droits de douane de 15 pour 100 sur les armes, de
10 pour 100 sur les tabacs, de 5 pour 100 sur les autres marchan-
dises, sans distinction de provenance; sur les toiles dites guinées^
droit de 2 1/2 c. ou de 6 1/2 c. le mètre, suivant qu'elles sont, ou
DOD^ de fabrication française;
A Mayotte, à Nossi-Bé, pas de droits de douane;
Au Gabon, droits d'entrée réduits de 60 pour 100 pour les
marchandises françaises;
A la Guyane, droit de douane de 3 pour 100 sur toutes les
marchandises étrangères; droit d'octroi de mer de 1 pour 100 sur
toutes les importations, sans distinction de provenance;
A Saint-Pierre et Miquelon, taxes de douane très faibles, mais
différentielles, suivant qu'il s'agit de marchandises françaises ou
de marchandises étrangères;
A Tahiti et aux Marquises, pas de droits de douane, mais un
octroi de mer de 12 pour 100;
A la Nouvelle-Calédonie, pas de droits de douane, mais un octroi
de mer de 1 pour 100;
ïiii Cochinchine, depuis le 1" juin de cette année, application
du tarif général des douanes, de même que dans l'Annam et le
Tonkin (an. 47 de la loi de finances du 26 février dernier);
Dans l'Inde française, pas de droits de douane, sauf sur certains
spiritueux, sur le tabac et le bétel.
En même temps qu'elles supprimaient les droits de douane à
l'entrée et les remplaçaient par des octrois de mer applicables aux
provenances françaises comme aux autres, plusieurs de nos colonies,
notamment la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Cochin-
chine établissaient sur quelques-uns de leurs produits les plus
importants, en particulier sur le sucre, le riz et le café, des droits
de sortie destinés à exonérer les planteurs de l'impôt foncier. Ces
droits de sortie ne sont pas fort élevés; toutefois leur rendement a
été, en 1883, de 3 à 4 millions de francs *, dont la majeure partie
* A la Martinique, 700 000 fr.; 1200 000 fr.. à la Guadeloupe; près de
800 000 fr., à la Réunion; 351 000 fr., à la Guyane; 15 000 fr., à Nossi-Bé;
une somme indéterminée en Cociiinuhine.
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nu LE BILAN DE LA POUTIQUE COLONIALE
a dû être supportée par le consommateur français, puisque c'est en
France que les exportations coloniales, notamment le sucre, trou-
vent leur principal débouché. Gela ne nous empêche pas d'admettre
«n franchise la presque totalité des produits coloniaux, à leur entrée
en France, et d'accorder aux sucres de cette provenance, à titre de
déchet de fabrication, une détaxe de 2 A pour 100 par rapport aux
sucres des colonies étrangères (loi du 13 juillet 1886).
Ainsi, la situation est des plus simples : nous faisons de notables
faveurs aux provenances de nos colonies, mais nos colonies n'en
font, pour ainsi dire, pas à nos produits; par contre, elles grèvent
de taxes de sortie ceux qu'elles nous envoient. Ajoutez à cela que
les impôts sont proportionnellement cinq fois moins élevés aux
colonies qu'en France, que nous supportons plus de la moitié de
leurs dépenses, que les colons ne sont soumis ni au service mili-
taire ni à l'inscription maritime, et que la milice ne fonctionne
même pas sérieusement parmi eux, sauf à la Réunion.
René Lavollée.
La fin prochainement.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES
SAINT-CYR
DEUXIÈME PARTIE {/in)\.
m
Quel qu'ait été l'efTet de la brimade et si regrettables que soient
les excès dont elle était demeurée le prétexte, nous sommes de ceux
qui la regrettent.
La brimade, une brimade honnête, une brimade mesurée,
formait le caractère, amenait la solidarité, le nivellement des
classes sociales très diverses représentées à Saint-Cyr, apprenait
à devenir philosophe dans un métier où il faut beaucoup de philo-
sophie, demeurait enfin une école excellente avant l'arrivée au
régiment.
La brimade avait encore cet avantage qu'elle créait, dans une
même promotion, une camaraderie absolument intime : les amitiés
qui se nouent dans l'infortune sont les plus durables et, dès leur
arrivée, les conscrits sentaient le besoin de se grouper étroitement.
Là, plus qu'ailleurs, l'union faisait la force.
Aujourd'hui Saint-Cyr est un collège infiniment mieux tenu qu'il
Be l'était il y a vingt et quarante ans. Les jeunes gens y marchent
à la baguette avec une ponctualité qu'on n'obtenait pas jadis. Mais
nous croyons que cette souplesse excessive, surtout si on exagérait
encore le système suivi, aboutirait davantage à former des jeunes
filles que des oflSciers. Actuellement, il n'y a rien de perdu encore,
mais forcer la note serait, pensons-nous, une faute. Qui ignore que
• Voy. le Correspondant des 25 septembre et 10 octobre 1887.
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246 KOS ÉCOLES MILITAIRES
sur le champ de bataille les [meilleurs [soldats sont souvent les
mauvaises têtes de casernes.
La brimade, telle que nous venons d'en faire sommairement
rhistorique, était le côté parliculier de la vie intérieure à Ssdnt-Cyr
et, en somme» tout venait converger là; mais, après avoir con-
sacré un juste souvenir à ce qui n'est plus qu'une légende, il sera
intéressant de voir ce qu'était^ ce qu'est encore la vie à l'École
militaire.
Sous ce rapport, il est singulier de constater que, depuis la
Restauration, le tableau du service Journalier^ c'est-à-dire la
distribution des heures de repos et de travail de la journée, n'a pas
sensiblement changé et nous retrouvons, à très peu de chose près,
en 1887, l'organisation arrêtée en 1818 par le maréchal Gouvion
Saint-Cyr.
Le lever avait lieu à cinq heures en été comme en hiver. On
avait dix minutes pour sauter hors de ses draps, s'habiller, faire
sommairement son lit et descendre à l'étude. Nous laissons à penser
s'il fallait de l'activité pour arriver, en dix minutes, à remplir ces
trois prescriptions. Sous ce rapport, on devenait, au bout de quel-
ques mois, d'une agilité extraordinaire, et, même, les anciens en
arrivaient à earalter le lit cinq minutes, ne se levant qu'à cinq
heures cinq, ce qui constituait un des nombreux privilèges de « ces
officiers. »
De cinq heures dix minutes à sept heures : étude.
Cette séance était appelée sommeil militaire^ parce que, spécia-
lement aflectée à l'étude de la théorie, un doux assoupissement ne
tardait pas à rapprocher le nez de l'élève du livre qu'il avait sous
les yeux. Dans les salles de recrues, les gradés venaient souvent
troubler cette léthargie pleine de charmes; mais, dans les études
occupées par les anciens, qui n'étaient surveillés que par eux*
mêmes, ce n'était, au bout d'un quart d'heure, qu'un immense
ronflement.
Quand, plus tard, après la guerre, on commença à introduire
dans le tableau de service des colles (interrogations) pendant l'étude
du matin, la légende du sommeil militaire fut gravement atteinte,
et, aujourd'hui, les Saint-Cyriens n'ont plus qu'une vague idée du
charme qu'il atteignait jadis.
A sept heures, on montait pour Yastigue^ qui durait de sept à huit.
Vastique^ expression que nous avons toujours eu le regret de
ne pas voir dans le dictionnaire de l'Acadéoue, était le nom général
officiellement donné à la séance dans laquelle il fallait se livrer aux
opérations complexes suivantes :
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IfOS ÉCOLES mUTAIRES 217
!• rare son lit avec un soin partîcaTîer, les arêtes des couver-
tures présentant une ligne droite et aiguë, intersection mathématique
de deux plans. Le traversin devait être rond ou carré suivant les
époques.
y Procéder & une twlettte complète : lavage, barbe, etc. Oh
descendait pour cela aux lavabos qui se trouvaient au re^-de-
chaussée : les anciens s'étaient attribués un côté, aux robinets
dnçud les recrues n'avaient pas le droit de puiser *.
3* Nettoyer ses armes : fusil, baïonnette, sabre de cavalerie on
d'infanterie.
4* Astiquer son fourniment : la giberne, le ceinturon, le sac, le
porte-sabre, cirer deux paires de bottes y compris la semelle.
5* Brosser tous les vêtements placés dans la case, compartiment
carré suspendu à la tête du lit et où l'on mettait ses effets.
6"" Aller à la visite du docteur, si l'on était malade.
7* Aller à la pharmacie, si l'on avait un traitement à suivre en
dehors de Finfirmerie.
8* Aller prendre son café au réfectoire.
Les recrues étaient obligées de faire leur lit consciencieusement
et de fond en comble chaque matin, mais les anciens se permettaient
d'ordinaire le rabattement.
Le rabattement comportait une sdence. Il consistait, après être
sorti du lit au réveil, sans déranger les draps ni la couverture, à
rabattre le tout vers le traversin, sans casser les arêtes de la sur-
&ce. Cela économisait un temps considérable, et tandis que les
rccrwcs fanatisaient, la brosse et la règle en main, pour tracer les
arêtes de leur paraDélîpède, « ces officiers » — lisez : les anciens
— descendaient au réfectoire et prenaient à loisir leur café en
faisant trempette.
Cette trempette enviée et à laquelle les élèves de deuxième année
avaient seuls droit — un droit qu'ils s'étaient arrogé bien entendu
— consistait à tremper dans son café des tartines de beurre, ce qm
constituait un déjeuna* très supportable. Quant aux malheureux
recrue», c'est à peine s'ils avaient le temps d'absorber, debout et en
se brûlant la gorge, leur ration de noir Bquide. Celui qui aurait
voula s'asseoir se fût attiré une verte semonce.
A huit heures moins dix, les anciens passaient leur revue, retour-
naient quelques lits, défaisaient quelques cases, — qu'on avait à
rétablir en cinq minutes, — et à huit heures moins dnq avait liefi
Rnspectîon de l'oflScîer. Il fallait que la tenue fût irréprochable,
« Aujourd'hui, les lavabos sont dans les dortoirs.
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l
248 NOS ÉCOLES MILITAIRES
les boutons devaient reluire comme l'or, les bottes briller comme
un miroir, et si tout cela n'était pas à souhsdt, les punitions de
consigne ou le peloton de punition étaient largement distribués-
En ce qui concernait les lits ou les cases, les officiers distinguaient
facilement quand l'un ou l'autre venait d'être retourné, et géné-
ralement alors, ils avaient l'air de ne pas remarquer que l'acuité
des arêtes laissait à désirer.
L'inspection terminée avec plus ou moins d'avaries, on avait
dix minutes de récréation pendant lesquelles il fallait aller cher-
cher à l'étude le carton où l'on enfermait son cahier de notes pour
les cours. Ces cours commençaient à huit heures dix, pour finir
à neuf heures vingt-cinq : une heure et quart. Ils avaient lieu dans
deux amphithéâtres adossés au zinco et qui donnaient dans la
cour Louis XIV; ce sont actuellement les amphithéâtres des élèves
de première année.
Pour les anciens, dont tous les professeurs étaient militaires,
les séances ne donnaient lieu à aucun incident sauf à des histoires
du genre de la suivante.
En 1862, un vieux maréchal des logis d'artillerie du cadre de
l'École fut nommé adjudant sur place, et comme il était d'usage
qu'un sous-officier de son grade fût présentaux cours pour surveiller
les élèves, P. fut bientôt désigné pour assister précisément à une
leçon d'artillerie. Le professeur était, à cette époque, le commaa-
dant, depuis colonel Roy.
On était au commencement de l'année, le cours était à sa leçon
d'ouverture, et le commandant Roy, qui avait dans son programme
l'historique des armes dans l'antiquité, débuta par ces mots : « Mes-
sieurs, jadis les anciens se servirent comme artillerie de balistes
et de catapultes : leurs armes de main étaient la lance, le javelot,
l'arc et la flèche » et il continua.
L'adjudant P. regarda le commandant avec étonnement : on eût
dit qu'il allait parler. H se contint pourtant, mais, à la sortie du
cours, il ne put s'empêcher d'aborder un groupe d'élèves et leur
dit confidentiellement : « Messieurs, entre nous soit dit, le coul-
mandant vous en conte. 11 vous a dit ce matin que les anciens
se servaient jadis de javelots et de flèches, de balistes, de je ne
sais quoi, et bien, il y a plus de vingt ans que je suis à l'École
et je puis vous garantir que jamais les anciens ne se sont servis de
ces machines-là. »
Ce fut un rire général, et le brave adjudant qui prensdt les an-
ciens du Pirée pour les anciens de Fontainebleau devint légendaire
à l'École.
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NOS ÉCOLES MILITAIRES 249
Chez les recraes, les cours faits par les professeurs civils donnaient
souvent lieu à des séances orageuses, par suite de cet axiome que
«ces officiers » — les recrues se donnaient également ce nom entre
eux— avaient le droit de tout se permettre avec un vulgaire ;>^â:«î.
On ne croirait pas que des jeunes gens de dix-huit à vingt ans,
généralement policés et bien élevés, pussent se permettre, vis-à-
ris d'hommes qu'eussent dû leur rendre respectables l'âge et les
connaissances, les gamineries qui signalaient, à cette époque, les
cours de MM. Picqué, Soûlot, Duhaut, Vallier, Guillemin, Laudren,
Guibout, Gœury, Wachsmuth. — Il n'y a pas de collège mal tenu
où se passent des scènes plus tapageuses. — La plupart du temps les
adjudants de service laissaient faire, et quand le tumulte devenait
trop violent, ils avaient une manière originale de prendre le nom
des perturbateurs. Les amphithéâtres contenaient environ deux cent
cinquante élèves, répartis sur douze ou quinze bancs, s'étageant
en gradins de la chaire du professeur au haut et au fond de la
salle. Les adjudants surveillants tenaient à la main un grand
carton sur lequel étaient inscrits les noms des élèves sur autant
de lignes qu'il y avait de gradins. Quand le bruit devenait trop
intense et que le professeur s'était vu obligé d'interrompre son
cours trois ou quatre fois, le surveillant prévenait qu'il allait
prendre des responsables. Naturellement « ces officiers » s'indi-
gnaient qu'un « bas-off * » se permît de les menacer, et un murmure
accueillait la communication de l'adjudant. Parfois celui-ci laissait
faire; parfois aussi il tirait un trait au crayon d'une extrémité à
laulre de son carton, et, après le cours, les élèves de chaque banc
dont les noms s'étaient trouvés sous le crayon étaient conduits à la
salle de police.
Avec cette manière de faire, qu'on fût ou non au nombre des tapa-
geurs, on avait les mêmes chances d'être puni, de « tomber sous
la ligne » ; aussi chacun s'en donnait à cœur joie et, sachant que
le hasard seul déciderait de son sort, voulait au moins, s'il était
puni, avoir fait du tapage pour son argent.
Les professeurs civils, et en particulier ceux de mathématiques,
élsûent connus à l'École sous le nom de Pendus^ et ils étaient exposés
i des plaisanteries qui n'étaient pas toujours de bon goût. Leur
surnom même faisait allusion à une scène de violence qui avait
îunené jadis plusieurs expulsions de l'École. Le pendu signifiait
spécialement le cours de géométrie descriptive : auparavant on
avait dit le Soûlot^ du nom du professeur,
' Un bas officier, un adjudant sous-officier.
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350 NOS ËGOL£S MlUTÂiaSS
Mais revenons au tableau de service.
Après les cours du matin venait un repos d'un quart d'heure,
puis une étude d'une heure et demie, qui conduisait jusqu'au
moment du déjeuner. Le menu, très peu varié, se composait d'un
potage ou d'une soupe, d'un plat de viande rôtie ou bouillie, de
légumes et d'un dessert; on avait une bouteille d'abondance^ par
tète, et une demi-bouteille de vin pur pour deux. Pendant le
déjeuner, surveillé par le capitaine de jour» on causait à volonté,
mais généralement les recrues étaieut invités à se taire; parfois
aussi ils devaient raconter des histoires croustilleuses de nature à
divertir « ces officiers ».
Après le déjeuner, la récréation durait jusqu'à une heure, et de
une heure à trois avait lieu l'exercice. Après une étude d'une
heure, qui suivait, l'administration généreuse vous octroyait un
morceau de pain pour le goûter, et de quatre et demi à sept on se
rendait à une autre étude pendant laquelle avaient lieu les interro-
gations, l'équitation pour l'infanterie, les cours d'allemand, de
dessin, les séances de lavis. La daose et le chant étaient enseignés
pendant la récréation de midi.
A sept heures et demie, on retournait au réfectoire pour le
souper, dont le menu comprenait une viande rôtie, un légume et
un plat de dessert, avec la même ration d'abondance qu'au repas
de midi.
A huit heures et demie, après trois quarts d'heures de récréation,
le coucher.
Le dimanche, le tableau de service était naturellement modifié.
Après V étude miUlaire^ on se rendait à la messe 2, pour laquelle
était commandé un piquet d'honneur. Les élèves qui avaient droit
de sortie quittaient ensuite l'École après avoir passé une revue
spéciale : quant à ceux qui restaient, ils assistaient l'après-midi à
une marche militaire à l'extérieur, qui durait généralement de deux
à cinq heures.
La vie que nous venons de dire était coupée de temps en teœips
par divers incidents qui profitaient soit à tous en même temps, soit
à un petit nombre à la fois. Parmi les premiers, le principal était le
triomphe; dans les seconds, il faut compter le tour de garde au
poste de l'École, le séjour à l'infirmerie, le séjour à la salle de police.
Le triomphe j emprunté aux coutumes des régiments d'artillerie,
était destiné à récompenser l'adresse des élèves qui s'étaient dis-
* Mélange d'eau et de vin.
2 Aujourd'hui la messe est facultative.
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HOS ÉCOLES MILITAIRES 251
dngaés au tir du «anon. Il existait, — il existe encore à Saint-Cyr,
— en dehors de la cour Wagram et des carrières oh s'exerce la
cayalerie, un polygone au bout duquel était installé la batterie
et qu'on utilisait également pour le tir du fusil. Chaque année,
Texercice du canon était terminé par le tir du mortier, dans lequel
un tonneau placé au bout d'une perche, sert de but. L'élève qui
arrivait à mettre sa bombe dans le tonneau avait droit aux hon-
neurs du triomphe, et cette cérémonie, célébrée, suivant les épo-
ques, d'après un rite particulier, l'était toujours avec une grande
solennité. Il était d*u8age que l'état-major de l'École, le général
en tète y prit part, et la tradition voulait que les punitions fussent
levées.
Sous le premier empire et jusqu'à l'année 1870, à l'instant même
où 'a bombe tombait dans le tonneau, tous les élèves présents au
lîr s'écriaient : « Triomphe I triomphe! », et un certain nombre se
précipitait vers la cour Wagram pour annoncer l'heureux événe-
ment.
Immédiatement et sans ordre le tableau de service était suspendu.
Les deux promotions descendaient dans la cour Wagram et, tandis
que les anciens se ruaient vers le polygone, les conscrits se ran-
geaient face à la porte de la grande carrière sous le comman-
dement delà plus fine galette (le dernier classé) de la promotion.
La fanfare de l'École, précédée du tambour-major, se rendait éga-
temeut au polygone, où le cortège des anciens s'était déjà formé.
Le triomphateur, ht tête couronnée de feuillages et orné de divers
ornements plus ou moins grotesques, était hissé sur un tonneau
porté sur les épaules de quatre de ses camarades. Précédé de la
musique jouant la Saint-Cyrienne, il s'avançait à la tête de sa pro-
motion jusqu'à l'entrée de la grande carrière.
Arrivé là, le tambour-major frappait avec sa canne la porte, qu'on
avait au préalable fermée, et quand on lui avait demandé : Qui vive t il
répondait : Triomphe. On ouvrait alors la porte à deux battants, le
triomphateur s'avançait vers le milieu de la cour et au far et à
mesure que la colonne formée derrière lui par les anciens franchissait
le seuil de la cour Wagram, les élèves se formaient en ligne à droite
et i garnie, dessinant un grand hémicycle. On se joignait ainsi
an conscrits qui se plaçaient derrière les anciens, puis on se diri-
geait vers le général, qui attendait habituellement au haut du perron
opposé à l'entrée de la carrière.
Le commandant de l'École félicitait le vainqueur, annonçait que
les punitions étaient levées et faisait d^xmcber séance tenante une
bouteille de Champagne. On rompait alors les rangs, et les danses,
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252 NOS ÉCOLES MiUTÂlRES
les mascarades, commençsdent jusqu'au dtner. Le repas terminé,
les divertissements reprenaient jusqu'à dix heures, avec feux,
illuminations, flammes de bengale et autres artifices, pour lesquels
Tartillerie donnait complaisamment la poudre nécessaire.
Le Triomphe était autrefois une fête essentiellement improvisée.
Il était rare qu'il y en eut plus d'un par an, et bien des années
n'en voyaient pas, le tonneau au bout d'une perche constituant un
but extrêmement difficile à atteindre.
Les Saint-Cyriens d'aujourd'hui, en gens avisés, ont trouvé un
moyen fort simple de s'assurer un triomphe par an, et la coutume
est, à l'heure actuelle, de déposer, au fond du tonneau-dble, une
cartouche de dynaoûte qu'on fait partir en temps et lieu. La fète
perd beaucoup de son imprévu, mais le choix de la date et du
moment, mis ainsi à la disposition des élèves, leur permet de
donner à la cérémonie une solennité, un luxe de décors qui laissent
loin les réjouissances du passé.
II y a deux ans, le Triomphe revêtît une splendeur particulière,
et l'on peut dire que l'École se prépara pendant six semaines à
célébrer cette grande journée. Pendant six semaines, elle ne ftt
même absolument que cela.
Durant près d'un mois et demi, les salles d'études furent trans-
formées en ateliers de tailleurs. Chaque compagnie de melons * avait
adopté un costume à la confection duquel chacun des élèves tra-
vaillait avec fureur. Telle compagnie devait être en garde écossaise^
une autre en grenadiers Louis XV; les autres avaient adopté des
uniformes à l'avenant; quant aux anciens, ils avaient pensé que
leur dignité leur interdisait cette mascarade, et ils s'étaient con-
tentés de couper les franges de leur épaulette gauche*.
Ce fut réellement un spectacle pittoresque quand, au jour du
triomphe, cet immense cortège s'en fut au terrain voisin du
polygone, — au Marchfeld^ conune disent les Saints-Cyriens d'au-
jourd'hui, — pour y chercher le triomphateur.
Grave et recevant comme un général romain les ovations enthou-
siastes de ses camarades, celui-ci fit son entrée dans la cour Wa-
gram suivant le rite ordinaire, et se dirigea vers le général, qui
l'attendait sous le zinco^ au milieu de ses invités et invitées. Après
le discours d'usage, la fête commença, suivant un programme dont
nous donnons ici le texte.
* Nom actuel des élèves de première année.
3 On sait que les sous-lieutenants portaient autrefois une seule épaulette à
franges (l'épaulette droite).
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NOS ÉCOLES HIUTAIRES
253
PROMO(tion) DES PAVILLONS-NOIRS
TRIOMPHE
1884
FÊTE DE NUIT
FÊTE DE JOUR
Réunion au Marchfeld.
Défilé.
Lecture du discours du Triomphe.
Quadrille général réglé par Gellarius.
Avec le gracieux concours
de la fanfare du cirque Corvi.
Les PavillonS'Noirs, pas
redoublé Méry.
Wagram, id Ziégler.
Le HuTon/ià Gurtoer.
La Ccmargo, id. . . . Lecocq.
La Mascolle, id. . . . Audran.
REPRESENTATION EXTRAORDINAIRE
Au profit des victimes de la Pompe,
donnée
par MM. les Sociétaires comédiens
ordinaires du Zingol,
autorisée par les circonstances.
Avec le concours désintéressé
de M. 0. Mbry
et son orchestre do 30 musiciens^
La Petite mariée, valse
(ouverture). . . . Lbcocq-
Lenclume, polka (entre-
acte) Parlow.
Tout à la joie, polka
(clôture) Fahrbach
ANATOLE DE LA SÈCHE
ou
90 ANNÉES d'internat BT D* ABRUTISSEMENT
DE TOUS LES INSTANTS
Folie, vaudeville, bouffe, opéra -comique,
dramatique et satirique,
par MM. Nemo, Anonyme et Incognito.
M«- Marchfeld,
grande coquette
mère de M"« de I»
Fine.
M"» Petit Bois,
Ingénue
M"« de la Fine, Jean»
femme Intéreeaante.
W Khutnina,
Ingénue
M"* Orange, soaClen de
famille.
MBf. Claudius
Anotole de la Sèche,
vieUlard flgé.
PadanpM
Bmest de la Fine.
ChihovÀo
Galetthanrha, offlcier
Japonais de la mission.
Maxi
Vol la Pompe
tiend-la^main
BolB Oamard.
Officiers, saumâlres, garçons, eic^
ON pleurera
KOTA. On trouvera des mouo?u)ir$ au
vestiaire.
Cette année encore (1887) le Triomphe a été célébré à Saint-Cyr
ayec un luxe de réjouissances que ne connaissaient point les promo-
tions d'il y a vingt ans. La représentation du cirque Loyal a été
des plus brillantes, des clowns désopilants y ont excité Tenthou-
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^hA NOS ECOLES MILITAIRES
siasoae : quant à la course de taureaux, elle est demeurée la nou-
veauté à sensation de la journée.
Des invités nombreux assistaient, suivant l'habitude nouvelle, à
cette fête du Triomphe qui tend de plus en plus à devenir une fête
publique, comme l'était jadis le carrousel.
Les dames en particulier se montrent curieuses de ces repré-
sentations, pleines à la vérité de pittoresque, et le général est long-
temps à l'avance accablé de sollicitations. Que dirait Napoléon I"
de cette introduction, très exceptionnelle il est vrai, du sexe aimable
dans ces cours à l'aspect rébarbatif, où il n'eût jamais voulu voir
que de graves têtes de sergents. Le lendemain du jour oh il avait
inspecté Saint-Cyr, le 28 juin 1809, l'Empereur écrivant au ministre
Champagny les impressions que lui avait laissées sa visite se mon-
trait généralement mécontent de tout ce qu'il avait vu. Et dans la
lettre curieuse que nous avons sous les yeux, nous notons spé-
cialement cette phrase :
« Autre détail qui a vivement choqué l'Empereur. Les croisées
des premières cours étaient remplies de femmes soit du directeur,
soit des professeurs. »
Heureusement que le vainqueur d'Austerlitz dort aujourd'hui aux
Invalides et que le général commandant actuellement l'École est ua
galant homme : tout le monde s'en trouve bien, et les choses n'en
vont pas plus mal.
IV
Comme on vient de le voir, le Triomphe est aujourd'hui une fête
d'une longue préparation et dont les échos se répercutent encore
bien longtemps après la clôture officielle. Autrefois il durait une
après-midi bien juste, et demeurait un éclair de joie dans la vie
monotone de l'École. Nous avons dit qu'avec le Triomphe les
incidents principaux qui jetaient de temps en temps une note plus
gaie dans l'existence absolument terne des Saint-Cyriens étaient le
tour de garde au poste de police, le séjour à l'infirmerie ou à la
salle de police : voyons ce qu'étaient au juste ces diverses
distractions.
Le service de garde qui revenait par promotion deux ou trois
fois dans l'année, permettait aux élèves de passer une journée fort
appréciée. Le poste, installé sous la voûte qui conduit de l'avenue
de Maintenon à la cour Rivoli, vis-à-vis la salle des visites (parloir),
était loin d'être un séjour agréable, mais on y était tranquille un©
douzaine d'heures, et la vie inusitée qu'on y menait tranchadt soir
la monotomie de l'existence journalière. La garde avait été orga—
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NOS ECOLES MIUTAIRES 25&
nisée à Saint-Cyr pour initier pratiquement les élèves au service
d^ places, aux rondes, aux patrouilles, au placement des faction-
naires. Le poste détachait deux sentinelles Tune devant les armes^
l'autre à la porte de l'École, et Télève mis en faction à ce dernier
endroit accomplissait toujours sa tâche avec une conviction irrépro*
cbable. Ainsi, la consigne prescrivait que les cochers conduisant
toute espèce de véhicule eussent à mettre leurs chevaux au pas en
firancbîssant le portique, et cette consigne était si rigoureusement
observée qu'un beau jour le cocher de l'omnibus faisant le service
entre l'École et Versailles eut un de ses chevaux éventré d'un
coup de baïonnette, pour avoir trotté malgré la défense.
La salle de police — Vours^ comme on disait en argot de Saint-
Cyr — était encore un endroit où les gens qui aimaient leur tran-
quillité et la bonne nourriture ne dédaignaient pas de se rendre.
Les élèves punis de salle de police n'étaient pas enfermés en
commun comme cela a lieu dans les corps de troupes, mais chacun
d'eux avait droit à un petit local à part, à une cellule personnelle.
On ayait là une table pour travailler, un lit et un matelas pour
dormir, une couverture et des draps pour s'abriter. D'après la
règle, l'élève puni de salle de police ne devait s'allonger sur son lit
qu'à partir de neuf heures du soir, c'est-à-dire au même moment
où ses camarades se couchaient, dans les dortoirs; or il arrivait
que, grâce à un compromis avec le sous-officier chargé de sur-
yeiller les locaux disciplinaires, le sergent d'ours^ comme on
l'appelait, cette règle était généralement enfreinte.
Sauf dans les moments où il fallait assister au cours ou à l'exer-
cice, le séjour à la salle de police était une sieste perpétuelle et,
comme on pourrait s'étonner de voir des jeunes gens de vingt ans
attacher un si grand prix au repos dont on jouissait « à l'ours »,
nous renverrons le lecteur au « tableau de service » que nous
donnerons plus loin, lui laissant la faculté de tirer lui-même sa
conclusion.
D'ailleurs, un doux far niente ne constituait pas les seuls charme»
de la salle de police. Après avoir avalé, pendant quelques mois,
les gigots desséchés et les poulets étiques dont l'administration
gratifiait deux fois par jour les élèves, ces derniers éprouvaient le
Jbesoin d'offrir à leurs estomacs délabrés quelque chose de plus
scil>stantiel. Non pas que le menu officiel de « l'ours » fût supérieur
à celui du réfectoire : il était, au contraire, très inférieur et réduit
à sa plus simple expression, mais le sergent surveillant était
on bon diable qui, par un autre procédé que l'ancien portier de
Fontainebleau, était arrivé à se faire de jolies rentes.
Moyennant une pièce dont il était convenu qu'il ne rendait pas
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256 NOS ÉCOLES MILITAIRES
la monnaie, le peu farouche cerbère se changeait en un commis-
sionnaire aussi discret que complaisant. Les dindes truffées et les
foies gras trouvaient facilement le chemin des cellules : on obte-
nait même de se réunir à deux, à trois, à quatre pour ces agapes
fraternelles, et Thumidité qui sortait de la paille de ces cachots
sentait toujours le sauteme ou le Champagne.
Les salles de police, vulgairement les ours^ étaient situées au
troisième étage d'un bâtiment donnant d'un côté sur la cour,
de l'autre, sous les combles. Il y faisait, en été, une chaleur
étouffante, aussi, une fois dans leurs cabanons, les habitués de la
ssdson d'été adoptaient généralement une tenue des plus légères
dans laquelle le caleçon de bain lui-même eût paru une superféta-
tion. C'était dans ce costume adamique qu'on se livrait, entre deux
exercices, aux douceurs du repos.
Dans les premiers jours du mois de juin 1867, M"® de C, une
fort jolie femme, débarque, un beau matin, à Saint-Cyr, au bras de
son oncle, le vieux colonel de B., camarade de promotion du
général de Gondrecourt, à cette époque commandant de l'École*
Elle venait chercher à apitoyer le général à propos d'un neveu à elle,
assez mauvais sujet, qui finissait incessamment sa deuxième année
et à propos duquel on redoutait la sécheresse^ c'est-à-dire le renvoi
comme simple soldat dans un régiment. Non pas que l'élève-cava-
lier X. fût une méchante nature, c'était, au contraire, le meilleur
garçon du monde, mais le mépris qu'il avait toujours affecté pour
la pompe (les divers cours), son dédain pour les bas-off (adjudants
sous-officiers), la résistance invincible qu'il avait opposée à toutes
les insinuations des divers pendus (professeurs), qui avaient essayé
de lui inculquer les lois de la topo (topographie) et de la forii
(fortification); tout cela réuni l'avaient conduit à n'obtenir aux
examens de fin d'année qu'un chiffre de points dérisoires. Il avait
écrit à sa belle cousine, lui disant ses craintes et ses angoisses,
car, arrivé au bout du fossé, la culbute l'effrayait, et il se prenait
parfois à regretter de n'avoir pas sacrifié un peu de ses antipathie»
pour décrocher cette épaulettc d'or, objet de ses rêves, et qui
allait peut-être lui échapper.
Le colonel de B., sans dire au général de Gondrecourt le véri-
table motif de la visite intéressée que lui faisait M"* de C, prit un
prétexte quelconque pour expliquer sa venue à Saint-Cyr. Il était
onze heures, le commandant de l'École invita ses hôtes à déjeuner
et M^'^de C.,qui ne demandait qu'à demeurer pour préparer plus
à loisir sa requête se garda de refuser. On se mit à table. Le
général, fort aimable, déploya auprès de sa belle visiteuse toutes les
subtilités d'un esprit qui n'était pas sans grâce, de telle sorte que
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NOS ÉGOLSS inUTAIEES 257
celle-d crut bientôt le moment venu de glisser le nom de son
mauvais sujet de neveu.
— Ah! X., vous le connaissez, madame, fit le général en fron-
çant un peu le sourcil.
— Mais, oui, général. Je connais surtout sa famille. Il va sortir
incessamment n'est-ce pas? JPai vu sa mère; vous ne vous figurez
pas la joie qui s'est emparée de cette excellente femme à la pensée
de voir dans quelques jours son fils sous-lieulenant.
— Heu! heu! sous-lieutenant!
— Hais oui ses épaulettes sont achetées déjà.
Le général flaira un piège.
— X. est un bon enfant, dit-il, mais franchement, il a passé
des examens pitoyables, et je ne sus si le Conseil d'instruction...
— Qu'est-ce que cela le Conseil d'instruction?
— Madame, c'est un vilain tribunal, dont j'ai le malheur d'être
le président, qui décide du sort des élèves au moment où ils sortent
de l'École. C'est le Conseil seul qui accorde ou refuse cette épau-
lette, que M"' X. s'est peut-être un peu pressée d'acheter pour
son fils.
— Comment, un peu pressée? Général, vous m'effrayez, est-ce
qn*il serait possible que mon neveu?...
— Vraiment, je suis désolée d'avoir à vous faire de la peine,
mais je cradns bien que X. ait tout à craindre de la décision du
Conseil d'instruction.
— Et alors...
— Alors il serait renvoyé comme simple soldat dans un régiment.
— Bah, interrompit le colonel, tu es le président du Conseil, et
ta voix est prépondérante. Tu ne vas pas laisser sécher ce garçon-
là, qui au fond fera un très bon officier. J'ai vu la Goumerie *,
qui m'a dit n'avoir pas au point de vue cheval de meilleur sujet
daos son peloton.
— Mon cher, le cheval n'est pas tout; la pompe a ses exigences.
La Barre Duparcq^ s'est nettement prononcé pour la rigueur.
— Ah! général, fit M""* de C. en joignant sournoisement les
mains.
— Allons, reprit M. de B., ne nous parle pas de la pompe : un
bahuteur comme toi. Tu renies donc ton passé, mon cher.
La conversation continua sur ce ton pendant un bon moment, et
S élait évident que le généra) perdait peu à peu du terrain.
M** de C. avsdt une logique qui le déconcertait : elle avait réponse
* C*était un des lieutenants-instructeurs.
^ Le lieutenant-colonel du génie, directeur des études.
25 OCTOBRE 1887. 17
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m nos ÉQOLiS MlIiTAmES
à tout. (Quant tu cotone^ il avait des arguments non moins irrésis-
tibles : il soutenait cette thèse que les fanatiques de pompe
n'avaient jamais fourni que des (^ficiers inférieurs aux buhutewrs^
ou vieux bahuts, comme on disait à cette époque : témoin Gonive^
court, répétait-il avec acharnement.
— Madame, fit enfm Je général, nous sommes au commence*
ment de juin, et nos élèves ne s'en vont qu'^ août : si vous vouliez
morigéner votre neveu, s'il voulait travailler d'anmche-pied d'ici
là, peut-être pourrions-nous arranger les choses.
— Morigéner mon neveu, mais je ne demande que cela. Oti
est-il? Pourrais-je le voir?
Le général tira sa montre.
— Midi et demi, fit-il. Rien ne s'oppose à ce que vous voyiez X-,
il est en récréation : je vais le faire appeler.
II frappa sur un timbre; un vieux sergent de planton parut.
— Faites venir l'élève X., dit le général*
Le planton disparut.
La conversation prit un autre tour : M""^ de G. préparait son
allocution. Quant au général, il n'était pas fâché d'avoir une trêve
qui lui permît de réparer ses pertes.
Un quart d'heure se passa après leqœl reparut le sergeot.
— Mon général, l'élève X. est à la salle de police.
— Pauvre enfant 1 marmura M"° de C.
— A tours ? fit le colonel.
— Qu'est-ce que je vous disais, madame? continua Je général.
Vous voyez, mauvais élève, toujours puni. Je n'y pois rien.
— Ohl général, le pauvre garçon, à la salle de police! En
prison, Dieu! qu'il deit sottffrii* là dedams !
— Mais nuliement, madame. Je vous assure que nos salles de
police ne ressemblent en rien aux geôles de l'Inquisitio^n. J'avais
l'intention de fdre descendre X., mais s'il ne vous -était pas trop
désagréable de monter trois «étages, n(ms pourrions aller voir votre
neveu chez lui, et vous «constaterez vous-même f ne, pour un pri«
saunier, il est très oenvenablement logé.
M"* de C. battit des mains avec une joie enfantine.
— Moi, vœr la saUe de police I C'est eela, j'accepte.
Et elle ajouta '^1 chaoïgeafit de ton :
— Mon pauvre Roger I
Le déjeuner douchait à sa fin, on qmtta la table, et -quekpied
instants aj>rès, ie général, le colonel B, et M"""" de C, prrécédéBi
d'un sergent, arrivaient devant la porte verrouillée qui barricadaât
le corridor sur lequel s'ouvraient les cellules.
A l'apparition du ^néral, le sergent cTaurs^ qui n'avait Jamais
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90B iCâUS ]WIA»K 299
la consdeDce bieii trancpiille, era^ toat d'abord à quelque senuMOce*
mat» en apercevant M** de G.^ il eomprît te but de la Tisite et
eofraDt TivemeDt la porte du couleur, il fit entrer les visiteuFS.
— Où est la cellak de l'élëre X. ? demaude le généffal.
— Numéro 7^ mou général.
— Ouvrez.
Le sergent ssàâi l'énorme trousseau qui pendait à un clou au
mur et, introduisant la clé dans la serrure, il fit jouer le pêne.
U poussa la porte.
A ce moment il sentit une soeur froide lui perler sur le front et
le cri de : ^ vosranffs^/ixe! qu'il allait prononcer pour que son ipn-
sonnîer çrlt la posidon militaire deyant le générai, lui demeura
dans la gorge.
Quaut à Bf^ de C, qm avait tout d'abord avancé la tète pour
mieux voir, elle s'était vivement repliée en arrière en mettant sa
noain devant ses yeux.
Le colonel riait de bon cœur et le général en eût fait sans doute
autant m sa situation ne lui eût commandé de réprimer toute
Mlarité^
Le surveitliBmt de la salle de police ne fut jamais plus sergent (Fours
que ce jour-là, car il attrapa quinze jours de prison pour avoir
toléré qu'un élève s'étendît sur son Ht pendant la journée. Quant &
f Mève X. , il eut huit jours de radiot^^ pour s*étre couché sur son lit
4c Ama une terme non réglementaire » , £sait lelendiemain, le libeBé
de la punition.
Ce qui ne l'a pas empêché d'obtenir avec ses camarades son
éjpaahitt de sous-lieutenant.
Avec les salles de police, l'endroit de l'École où Ton menait la vie
la plus douce étak certainement l'infirmerie.
IKmée un peu en dehors dte TÉcole, séparée d^^elle par de grands
jardins et de frais ombrages, le séjour des malades était envié cte
deux catégories d*élèves très différents : les zélés, les fainéants.
L^ premiers grimpaient ^k Tinfirmerie avec leurs livres, leurs
notes, leurs cahiers, pour être à même de préparer, sans déran-
* Nous tenons cette histoire absolument authentique du colonel de B,
anjottid^hui générai en retpaâte^
^ De supplément, d'où le verbe rabioter,
* L'expression grimper était obligatoire pour désigner Feutrée à rinfir-
merle ou aux salies d^ police. La situation élevée de ces deux ékihime*
mmtSy placé Fun sur un monticule qui dominait la cour Wagram, Fautre
dans les combles, explique cette expression.
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^260 50S iGOLES MIUTÂIRSS
gement, un cours, une interrogation, un examen. Un bon ordi-
naire, les soins affectueux de sœurs de la charité, qui faisaient le
service des malades, ou soi-disant tels, la facilité de se livrer à
Tétude dix Iieures par jour, étaient les avantages appréciés par les
pompiers (travailleurs). Les paresseux emportaient comme les
studieux leurs livres à l'infirmerie, mais ils les déposaient religieu-
sement dans un coin et les laissaient se couvrir d'une noble
poussière.
Ils étaient plus appréciés que les premiers par la sœur Peau-
fine^^ la digne mère supérieure, peut-être par cela même qu'ils
étaient plus mauvais sujets. Du reste l'influence de la respectable
fille de saint Vincent de Paul sur tous ses malades était merveilleuse,
et il n'y a pas d'exemple que sœur Peaufine ne fût arrivée à mener
A la baguette les bahuieurs les plus endurcis. Ces jeunes gens, qui
affectaient dans leur langage le dévergondage de vieux troupiers
mal élevés, qui aimaient à entremêler de jurons obscènes leurs
moindres paroles, redevenaient devant la sœur Peaufine, ce qu'ils
étaient en réalité : des hommes bien élevés. Jamais un mot gros-
sier ni une plaisanterie déplacée. La vieille supérieure eût sa
certainement les mettre à leur place, car ell.e avait, de l'esprit, de
l'autorité et de la repartie, mais elle était surtout adroite, et elle
avait un tact particulier pour conduire doucement et sans n^me
froncer le sourcil les plus récalcitrants.
Après vingt ou trente ans de séjour à l'École, la sœur Peaufine
était devenue tout à fût saint-cyrienne, et il n'y avait pas jusqu'à
Y argot du bahut qu'elle ne possédât sur le bout du doigt.
Il y avait, en effet, et il y a encore un argot à Saint-Cyr, une
langue spéciale intelligible pour les seuls adeptes et à laquelle nous
avons dû forcément déjà emprunter, en les expliquant, quelques
termes.
Le bahuts c'était Saint-Cyr; le bazar ^ c'était le collège, l'éta-
Mssement d'instruction, toute école où l'on se préparait au bahut.
Un monsieur Bazar^ c'était un collégien et par extension un
recrue^ un Saint-Cyrien de première année. Ce recrue a porté d'ail-
leurs, suivant les temps, des noms divers.
Sous le premier empire, on disait un buson ; plus tard, sous la
monarchie de Juillet, le buson devint une graine'^, aujourd'hui on
dit un melon. Quant au collégien qui se prépare à Saint-Cyr,
c'est, pendant la période d'éclosion, un cornichon. Certaines
. * Peaufin, e, expression consacrée pour désigner un joli garçon, une jolie
jQUe. Inutile de dire que le surnom de la digne supérieure âgée de plus de
.soixante ans était une antiphrase.
^ Graine d'ancien.
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NOS ÉCOLES mUTÂIRSS 261
eipressîons ne sont que des diminutifs du mot entier. Ainsi amphi
se dit pour amphithéâtre et, par extension, s'applique à la leçon
qui se fait dans ramphithéàtre.
Les cours de Saint-Gyr sont Vadmini (stration), la forti (fication)
Varl mUi (tairej la topo (graphie), la géo (graphie), la légi (slation),
Varti (lleric).
— Qu'est-ce qu'il y a ce matin?
— Nous avons amphi de topo.
Nous avons déjà vu ce que voulait dire bahuteur. Le verbe
bahiUer signifie fiûir, polir une chose, lui donner son dernier
brillant. Bahuté^ le participe, a divers sens. (Test très bahuté^ c'est
très réussi. Un bahuté^ pris substantivement, signifiait jadis une
tenue de Saint-Gyr faite à Paris chez Paule, Dusautoy ou ailleurs
avec un drap plus fin que celui de l'École, des grenades et des
attentes d'épaulettes en or. On s'en faisait faire un généralement
pour les vacances.
Un bas-off(iz\QT) était le terme peu respectueux qui désignait les
adjudants. M. Broutta, ancien professeur de littérature, avait donné
son nom à toute espèce de conversation ou de discours : un joli
broutta^ un broutta bien senti, d'où était sorti le verbe broutasser^
parler, pérorer et le substantif broutasseur.
Le képi était un calot. Le grand calot ou simplement le calot^
c'était le képi suprême, le képi du général et par extension le
général commandant l'École. On appelait casoar toute espèce de
gent emplumée, et en particulier les poulets étiques qu'on servsdt
frèqueminent à table, « probablement à cause de la sécheresse de leur
chair et de la longueur de leurs pattes, qui atteignaient des dimen-
sions invraisemblables. Il est certain qu'on ne devait pas rechercher,
tout exprès à notre intention, les gallinacés les plus hauts sur pieds :
peut-être la maigreur du corps faisait-elle paraître plus développés
les organes locomoteurs. Quoi qu'il en soit, le surnom donné à ces
volatiles était merveilleusement appliqué, car la famille des autru-
ches pouvsdt seule offrir, proportions gardées, un point de compa-
xsûson suffisamment exacte »
Colle (interrogation), colleur^ coller^ appartiennent au langage
des lycées; mais l'expression comard est tout à fait saint-cyrienne.
Cornard, à Saint-Cyr, c'est la langue qu'Ésope faisait servir à ses
convives, c'est tout ce qu'il y a de meilleur et tout ce qu'il y a de
mauvais. — « Je suis descendu dans la cour, il y a un cornard de
tous les diables. » — Entendez qu'il a plu et qu'on patauge dans
la boue. — « Tu vas à Paris demain, n'oublie pas d'apporter du
^ Tellier, Souvenirs de Saint-Cyr.
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202 NOS taskm maxtiaws
conrard », — va coroArd veut dire de» fnsadisesv une préparation
culinaire qcrelconque. — Da&s une manœuvre^ le commandant
se trompe, il embrouille les uoités daos les unîtéSt les escadroa»
dans les petotaos^ i on dira en parlait ée ee gâK^bi& : le commandant
a fkit ua ceraard de tocis les^ diaUes.
Les exclamations : un jus! un dardi un nœud! signifiaient :
c'est parfait, c'est excellent. Nous avons dit ce que voulait c^re
peaufin^ d'où peaufiner soigner, synonyme de bahuter. hependuy
jadis cours de descriptive, et appliqué par extension à tous les
cours ou professeurs de cours^ civila, signifie aujourd'hui très irré-
vërraeieQsemeDt un cours ou un chargé de cours, qu'il scHt civil
otx miliUttre. Le commandant professeur d'art mîEtaire, n'est pluB^
à Saiîrt-Gyr, que le pendu dcsr^mUi.
C'est d'après, ce sens étendu qu'au êriampàe de cette année, un
élève facétieux a pu répondre, devant le général, à un canaarada
qui lui demandait la différence qui séparait un pendu d'un arro-
sotr r tf L'arrosoir mouille, te pendu sèche. »
Sécher, en argot saint-cyrien, c'est donner des notes tellement
mauvaises à un élève en fin d'année, qu'il soit obligé de faire encore
un an à Técole ou de servir comme simple soldat dans un résu-
ment. Sec^ être sec, tout court, a le sens que nous venons de
dire ; sec ou séché de quelque chose signifie : privé de.
Nous allongerions indéfiniment cette nomenclature si nous vou-
Hyns insérer ici un lexique complet du langage saint-cyrien ; mais
comme les lectetnrs du Correspondant ne tiennent certainement pas
à approfondir cet idiome, nous arrêterons là nos citations.
Autrefois, le Saint-4]yrien mettait un point d'honneur à se
servir, même dans sa correspondance, dans ses conver^tions avec
sa famille ou des étrangers, uniquement du langage de l'École.
A force de s'exprimer dans la langue bizarre dont nous avons
càtê de rares termes, il finissait par s'imaginer que tout le monde
Tentendiât, et il s*étonnait que sa mère ne comprit pas des dépè-
ches ainsi libellées : « Sommes sécbés de la galette promise par
calot. Gomme ai piqué mini en pendu avec Soukt, sortirai pas»
Viens et apporte eornard. Grampton part une heure ^ »
* C'est-à-dire : « Nous sommes privés de la sortie générale promise par
le général commandant, et comme j*ai eu une mauvaise note en géométrie
descriptiN'B awc M. Souiot, le professeur, je ne sortirai pas. Viens et
sqiporte-moi des g&teauK, du chocolat, de la diartreuse, etc., etc. Le
chemin de fer part à une heure. »
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NOS EmSS M(UTÀIRIS 263
Les noms donnés, à Saint-Cyr, aux diverses cours et aux bâti-
ments qui composent rËcole ont subi l'influence des événements
politiqnes dont notre pays a été le théâtre depuis un siècle. De
même que le village de Saint-Cyr étadt devenu sous la Terreur la
commune de Val-libre, la cour Napoléon s'est appelée successivement
coor Royale, cour de la Reine et cour Marengo, la cour d'Auster-
fitz a été précédemment la cour de Monsieur, puis de Nemours.
L'ancienne cour longue est devenue l'avenue Maintenon ; la cour
de rÉgfise, du Dehors ou cour impériale s'appelle aujourd'hui la
tour Rivoli.
Comme nous l'avons dit au commencement de ce travail, l'École
militaire de Saint-Cyr se compose actuellement encore des bâti-
ments élevés par Mansart, il y a deux siècles ^. Mais, dans cet en-
semble imposant de constructions, la vie des élèves est concentrée
^cialement dans quatre corps de bâtiment se coupant à angle
droit, dans lesquels sont les études et la plupart des dortoirs.
Les quatre branches de cette vaste croix se réunissent au pre-
nner étage sur un vaste palier, dit grand carré, qui jouit à rficote
dune célébrité spéciale. C'est sur le grand carré que donne la
diambre de l'officier de garde. C'est au grand carré que sont affi-
cbées toutes les communications que le commandement ou la direc-
tion des études a à faire aux élèves, c'est par le grand carré
qu'arrivent les bonnes ou les mauvaises nouvelles.
Au rez-do-chaussée, les quatre branches de la croix dont le grand
carré occupe le centre au premier étage, sont formés : au nord, par
la salle d'escrime (le réfectoire avant la guerre de 1870); à l'ouest,
par la salle des jeux; à l'est, par des salles d'interrogation, de chant,
éd danse, cours d'allemand, etc., et par le corridor Baraguey-d'Hil-
liers; au sud, par deux amphithéâtres qu'on a ouverts depuis la
guerre pour les anciens. L'augmentation du chiffre des promotions
a rendu nécessaire cette disposition nouvelle.
au premier étage soot les qoatrô grandes études qui exiBtettt
depuis 1808.
Au nord, l'étude Charlemagne, ayant au-dessus d'elle, au deuxième
étage, le dortoir de Montebello réservé aux élèves de cavalerie, et au
traisièiBe éta^ le dortoir de Zaatcha.
A l'ouest , l'étude Henri IV avec le dortoir dinkermann, au deuxième
étage, et au troisième le dortoir d'Isly.
* Pfan le bâtiment neuf bkû depuis la guerre sar une portion de la cour
Wagram et appelé par les élèves Novi^^asar^
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264 NOS ÉCOLES IQLITÂiaES
Au sud, l'étude Louis XIV. Au deuxième étage est le dortoir de
Mageota, et au troisième le dortoir de Constantine.
A Test, l'étude Napoléon, avec les dortoirs de Sébastopol et
d'Alger au-dessus.
Dans le bâtiment nouveau qu'on a élevé, parallèlement à l'ancien
réfectoire, sur une partie de la cour Wagram et que les élèves ont
décoré du nom de Novi-Bazar, se trouvent au rez-de-chaussée, un
réfectoire, au premier étage la salle Horace-Vernet, salle de dessin ;
au deuxième étage, le dortoir de Puebla; au troisième, le dortoir de
Laghouat.
Les leçons ont lieu dans quatre amphithéâtres à gradins, sem-
blables à ceux que l'Université a fait construire dans ses lycées.
Le professeur, assisté d'un ou de plusieurs de ses adjoints, et d'un
adjudant chargé de la surveillance fait un cours d'une heure et
demie, après lequel a lieu une étude dite du cours pendant laquelle
les élèves mettent à jour et complètent leurs notes.
Les salles de travail (les éludes dont nous venons de donner les
noms) sont spacieuses et bien aérées, prenant la lumière par de
hautes fenêtres. Elles sont meublées de longues tables noires, sur
lesquelles travaillent dix élèves se faisant face cinq par cinq, assis
sur des bancs attenant aux tables.
Au mur sont fixés des casiers de bois noir, dans lesquels sont
placés les livres, papiers, compas et effets d'études. Au centre est
la chadre de l'officier surveillant. Des tableaux, des cartes murales
décorent les parois comme dans toutes les écoles du monde.
Nous disions plus haut que quels que fussent les adoucissements
apportés à la vie actuelle de Saint-Cyr, l'existence â l'École constituait
encore à l'heure qu'il est un véritable entraînement et qu'on était
loin d'y goûter le repos efiléminé qui perdit Annibal dans Capoue.
On en jugera par le tableau suivant du service dans une journée
d'hiver.
A 5 h. : Réveil.
A 5 b. iO : Dettcente à l'étude. (Dix minutes pour se lever,
8*habiller, faire sommairement sou lit, etc.)
De 5 h. 10 à 7 h. 10 : Étude. (Pendant cette étude ont lieu aussi des inter-
rogations, des leçons d*escrime, de gymnase, de
manège.)
De 7 b. 10 à 7 h. 20 : Récréation pendant laquelle on prend le café (dix
minutes).
De 7 h. 20 à 8 h. 20 : Astique. On remonte dans les dortoirs faire son lit
à fond, terminer sa toilette, nettoyer et mettre
en ordre les effets d'habillement, armes, etc. L'a8-
tiqae est terminée par une inspection des officiers.
De 8 h. 20 à 8 h. 30 : Récréation (dix minutes).
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NOS ÉCOLES MILITAIRES 2fô
De 8 h. 30 à 9 h. 50 : Cours. (11 y en a quatre à la fois dans autant d'am-
nhithéàtres. — Ces cours ont lieu par demi-batail«
lons et par division d'anciens ou de nouveaux. —
Ainsi le demi-bataillon de droite (anciens) a par
exemple cours de fortiGcation, pendant que, dans
lamphithéàtre à côté, le même demi-bataillon
(nouveaux) a cours d'art militaire). Dans un troi-
sième amphithéâtre le demi*bataiIlon de gauche
(anciens) assiste à un cours de législation, et dans
un quatrième» on fait au même demi- bataillon
(nouveaux) un cours de géographie.
De 9 h. 50 à 10 h. : Récréation (dix minutes).
De 10 h. à ii h. : Étude.
De 11 h. à midi : Déjeuner suivi d'une récréation. (Cest pendant cette
récréation que sont exercés les élèves punis du
peloton de punition).
De midi à 2 h. : Exercice en armes.
De 2 h. à 2 h. 15 : Récréation (quinze minutes.)
De 2 h. 15 à 4 h. 15 : Cours d'allemand, de dessin, de travaux graphiques
ou interrogations, études.
De 4 h. 15 à 4 h. 45 : Récréation et goûter (30 minutes).
De 4 h. 45 a 5 h. 15 : Conférences et théories par l6É officiers instructeurs.
De 5 h. 15 à 5 h. 30 : Récréation (15 minutes).
De 5 h. 30 à 7 h. 40 : Interrogation (théorie, cours, allemand).
A 7 h. 40 : Diner, suivi de récréation.
A 9 h. : Coucher.
En somme, seize heures sur pied dont quatre seulement pour
prendre ses repas et se reposer. En été, les cours, génénUement
terminés yers Pâques, cèdent la place à des exercices pratiques
de fortification, de topographie, exécutés soit à Tintérieurde l'École,
soit à l'extérieur. Les manœuvres ont alors lieu le matin et sont rem-
placées, dans l'après-midi, par des interrogations : on accorde aux
élèves une heure et demie pour le déjeuner et la récréation de
midi; au contraire, le soir. Us n'ont que trois quarts d'heure pour
le dîner et la récréation qui le suit. De cette façon, les heures de
travail, échelonnées d'une façon différente, demeurent, conune
en hiver, au nombre de douze.
Douze heures par jour, douze heures de travail matériel ou intel-
lectuel, douze heures pendant lesquelles l'esprit ou le corps sont
sans cesse en activité, tantôt l'un après l'autre et tantôt l'un avec
laotre. Et ce n'est pas là du surmenage^ qu'on nous permette
lemploi de ce pompeux barbarisme; en tous cas surmenage ou
1)00, la vie que nous venons de dire a des résultats surprenants
relativement à la santé des élèves. On ne croirait pas, si l'on ne
favait vu, à quel point le régime de Saint-Cyr développe les corps,
donne de la force à des êtres chétifs qui semblaient, en entrant,
n'avoir que le souffle. En quelques mois d'un tel entraînement on
l
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266 NOS ÉCOLES HnrTAlRKS
en arrire à des prodiges d'^activité, de volatilité^ comme on dit à
Saint-Cyr. Dix minutes pour se lever, s'habiller, faire son lit et
descendre trois étages! Cela paraîtra difficile à bien des gens, et
dire qu*au bout de quelques mois, certains Saint-Cyriens trouvent
encore le temps^ dans ces dix minutes, d'aller fumer une cigarette
dans la cour.
Autrefois les exercices en dehors de l'École n'existaient pas ou,
du moins, se bornaient à quelques itinéraires, quelques levés
topographiques, qui, plutôt que des services de travail véritable,
devenaient des occasions de bombance dans les auberges de
Trappes, de Bue ou Rocquencourt.
Aujourd'hui les exercices de service en campagne, les manœuvres
en terrain varié à l'extérieur, ont pris une large place dans les pro-
grammes de l'École, de telle sorte qu'au point de vue pratique,
militaire et théorique, l'enseignement est incontestablement supé-
rieur à celui d'autrefois. Une des plus heureuses innovations est
l'envoi annuel du bataillon à Fontainebleau pour le tir du canon^
le tir du fusil à grandes distances et les manœuvres à feu de divers
genres.
Cette année même, pour la première fois, on a dépassé ce qui
avait été fait jusqu'ici.
Le 6 août 1887, l'École en entier, sous les ordres du général Tra-
HKmd, son commandant, assisté du colonel JoUivet, commandant
en second, des directeurs de l'infanterie et de la cavalerie, avec
tous les cadres des instructeurs^ des professeurs d'artillerie et du
génie, des médecins et des officiers d'administration quittaient
Saint-Cyr en deux trains spéciaux se rendant au camp de Cbâlons
pour y exécuter leurs tirs de guerre.
Les élèves ont été logés dans des baraques entre lesquelles on
avait installé des tentes pour leur servir de lavabos.
Du 7 au 21 ils ont exécuté le tir du canon, qui se faisait autrefois
à Fontainebleau, le tir avec le fusil de 8 millimètres, enfin diverses
écoles de fortification et de travaux de campagne.
On ne peut que donner des éloges à la tendance suivant laquelle
le Conseil d'instruction de l'École s'efforce d'élever sans cesse
le niveau de l'enseigneotent à Saint-Cyr, non plus comme autref(tts
en l'entraînant sans cesse plus haut dans le domaine des études
spéculatives, mais en le développant, au contraire, sur le terrain de
la pratique. Là est certainement la bonne voie, la voie d'un pro-
grès rationnel et intelligent.
A. DE Gankusbs.
La fin prochainement.
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MARIANNE
M. Ferdinand de Saar est une des figures les pins originales de la
littératare contemporaine autrichienne. Il est né à Tienne en 1833.
Pendant dix ans, il a brillammeot servi comme orScier dans Tannée,
iyrès k faix de 1859, il a quitté la carrière militaire pour se con-
sacrer MX lettres, et il a montré aassitôt un rare talent. U a publié
soecessifement des poésies lyriques d*uiie exquise pmreté de forme,
des pièces de théâtre dont plusieurs ont été représentées avec suceès
à Tienne, enfin un recueil de Nouvelles, sous le titre de Nouvelles
d Autriche. Celle que nous publions est prise de ce recueil et donnera
aae idée da taleot poétique et délicat de Fauteur.
La tnductkm est rœurre d'une noble dame, compatriote du poète,
qni, dans la plus haute situation, se distingue par le goût le plus
éclairé des lettres et des arts, et par une connaissance approfondie
de notre littérature.
Ce 15 ami.
Les fêtes de Pâques sont passées, mon cher Fritz, et les salons
de la capitale commencent à se fermer. Ah I combien de fois cet
hiver ai-je pensé à toi et à la tranquille université, où, entouré d'un
groupe de disciples enthoosiastes, tu te voues à la sôence. Moi, en
attendant, j'ai touririllonné dans un cercle d'invitations et d'obli-
gations sociales, qui m'ont arraché à mes occupations régulières
«t m'ont privé ée tout recueillement d'es(»it. J'ai supporté le creux
bavardage, la prétentieuse vanité de mes confrères, et l'indifférence
écrasante de ces riches, qui m'ouvraient d'un air protecteur leurs
pompeux salons. En rentrant maussade et las, à une heure tardive,
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268 MARIANNE
dans mon modeste faubourg, je me sentais envahi par le dégoût
de mon oisiveté frivole. Plus d'une fois, je me proposai de rompre
ces relations, dans lesquelles mes premiers succès m'avaient subi-
tement lancé. Mais, pour réaliser ce désir, il m'eût fallu déployer
plus d'énergie que je n'en possède, et ainsi, quoique de mauvaise
grâce, j'ai enduré le grand monde jusqu'à la fin. Je me réjouis
d'autant plus de m'appartenir dorénavant, et je me renferme comme
une taupe dans la petite maison de la bonne M""' Heidrich. Son
fils l'ingénieur est absent, occupé à la construction d'un chemin de
fer éloigné. L'été dernier, immédiatement après son mariage, il
s'est rendu à sa destination avec sa jeune femme, fille d'un négo-
dant de cette ville. Tout mon entourage dans cette maison bien
connue me salue d'un air familier : les tableaux aux murs, les
bustes jaunis de Schiller et de Goethe, jusqu'au vieux fidèle encrier
sur ma table. Un souflle des jours d'autrefois, où je travaillais avec
amour dans une heureuse réclusion, traverse ma chambre. Il est
vnd qu'elle a un peu perdu, depuis lors, de son aspect clair et sou-
riant. A la place des superbes noyers qui s'étalaient devant mes
fenêtres, une énorme bâtisse aux prétentions seigneuriales, s'élève
et me prive d'air et de lumière. Ma grande rue, qui, comme tu sais,
avait un aspect tout rustique, est encombrée et assombrie depuis
peu par de grands phalanstères avec appartements à louer. Mais
notre jardin me dédommage; il a échappé, jusqu'ici, grâce & Dieu,
à l'alignement général. Mes meilleures inspirations me sont venues
en ce petit coin de terre, que le printemps commence déjà à parer.
Les jeunes pousses de gazon verdissent; l'espalier d'abricots se
couvre de fleurs blanches, le vieux pommier bourgeonne ; un beau
papillon mordoré étalait ses sdles ce matin, sur son large tronc. Je
compte de nouveau m'établir dans le pavillon vermoulu, à l'étroit
canapé en osier et aux chaises détraquées, que tu connais. Là
j'espère rattraper le temps perdu, et prouver à plus d'un sceptique
malveillant, que je n'ai point encore donné au public le meilleur
et le plus profond de moi-même t
Premiers jours de mai.
Me voici dans mon élément. Les lilas et le chèvrefeuille s'épa-
nouissent autour de moi; aucune voix humaine ne pénètre dans
mon jardin, qui se maintient frais et parfumé comme une oasis ^.u
milieu du désert des rues poudreuses qui l'entourent. Les cimes de
quelques arbres s'élèvent si haut, qu'elles ferment l'horizon d*un
côté ; de l'autre, les toits scintillent à travers les verts rameaux et
bien au-delà, l'aiguille de Saint-Étienne nage dans l'azur. Parfois
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VIRUMB 269
le soard roolement d'une voiture» le cri d'un enfant, frappent mon
oreille. Puis, des heures entières, je n'entends que le bourdonne-
ment des actives abeilles et le gazouillement peureux des moineaux
qm se dérobent à l'insolente poursuite du gros chat ronflant. Que
je me trouve bien de cet isolement, de cette paix!
Le souvenir des dissipations et des fêtes s'éteint comme un rêve»
et mes journées s'écoulent dans une douce monotonie. L'œuvre-
difficile qui m'a coûté tant d'efforts, tant d'amers découragements^
et de doutes, va être terminée ; d'anciens plans, rejetés depuis^
fongtemps, ont repris leur attrait, et de nouvelles inventions^
bouillonnent dans mon cerveau, Que me faut-il de plus, pour être
heureux? Toi seul me manque, mon très cher, et je voudrais^
comme jadis passer les soirées avec toi en intimes causeries, dans^
la discrète tonnelle de vigne. Seul et rêveur, j'entreprends par-
fob une promenade après mon travail. Je sors des barrières, da
côté où s'étendent les silencieux cimetières et où l'arsenal s'élève
dans sa sombre gloire. Je monte jusque vers l'antique gardienne des
abords de notre ville, la Spinnerin am Kretiz. De là, mes yeux
errent sur l'immense cité, ceinte des vertes collines qui bordent
le Danube. Je regarde le soleil s'éteindre et de longs trains quitter
h gare, pour s'élancer vers le Midi. Une sensation mystérieuse me
pénètre, quand je rentre à la nuit tombante, et me retrouve dans
les rues populeuses où les enfants jouent devant les portes, quand
je passe devant les fontaines vivement entourées, où garçons et
filles jasent à l'envi, pendant que les ouvriers quittent leurs
iabrique3 en chantant, tandis qu'un carrosse, rempli de dames et
de messieurs parés, vient fendre, de temps à autre, cette foule en
gaieté. En ces heures, je me sens intimement uni et lié à tous ces
êtres qui vivent et respirent autour de moi, et pourtant si étranger
i la terre, planant au-dessus du tumulte et des bruits, des souds
et des espérances, des peines et des joies de ce monde I
Fin do mai*
« L'homme qui recherche la solitude la trouve aussitôt », a dit
Gœthe. C'est vrai en un certsdn sens, mais au fond je me suis
toujours convaincu du contraire. Dès que je croyais le moment
favorable pour me dérober aux distractions de la vie commune,
certaines circonstances survenaient, qui me ramenaient par un
brusque retour, ou bien par degrés insensibles, à quelque centre
social. Ainsi ma douce existence, si remplie de joies tranquilles,
n'est plus aussi solitaire que je l'espérais pour cet été. Le fils de
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270
la maidOD -est revenu avec sa leounei, <fui vient d'être mère. Le
jeune ménage a ramené en outi« une petite fille de six ans, For--
jdbeline abandonnée d'un-coUègue de Heidrich. Gelui-d a terminé
sa constracdon, et est de aMuveau employé dans «in bureau. Leur
arrivée a fait grand btxiH dans le voisinage : om déchargeait
noBiyi>re de ooffres et de caisses; des meubles étaîeiit portés dans
la ooor, pour y être aérés et nettoyés avec fracas, et la petite fille,
aooourae daas le jardin^ dévastait déjà les derniers Klas fleuris. Je
lui «céded ht place et me retirai dans cna chambre, ie songeais avec
Immenr aux suites probables de cet incident imprévu : il me
pamssait certain que mes jours de repos étaîeni comptés, et mon
imaginatioB s'exagérait follement mes ennuis futurs. En effet, dès
que tou<t fut installé, la maison veçnt son aspect tranquille. On
remarque à peine la présence des nouveaux habitants. Tu auras
gardé bon souvenir des allures franches et ouvertes de Heidricb,
qui s'en va dès le matin à ses affaires. M"'' Louise, grancte et Boînoe,
brune, est complètement absorbée par les soins qoe réclame son
pauvre petit enfant chétif et décoloré. Elle l'apporte parfois aa
jardin, pour le faire jouir d'une heure d'air et de soleil. La jeune
mère, veillant sur le sommeil de la frêle créature, offre un t»tt*
chani spectacle. La petite Erni, qu'on élève A la raaiscm, ne me
gêne pas non plus. J'ai toujours eu du goèt pour les enfants.
Aussi j'aime à voir cette fillette, avec son air réjoui, rôder autoar
de moi dans ses heures de récréation, et je la laisse fureter dans
mes livres et mes cahiers. Le soir toute la famille se réunit
autour de la vieille mère qui, auparavant, ne quittait guère sa
diambre, et l'on goûte dans la tonnelle de vigne. J'y viens o[ud-
quefois, m'épanouissant à la vue de cet honnête bonheur, que
j'envie presque dans mes rêves. Une sœur cadette de M"* Louiae
vint se joindre à nous dernièrement, jeune et jolie fille à peine
sortie de l'adolescence. Un beau jeune homme l'accompagnait;
c'est son fiancé, le fils d'un fabricant aisé des environs. Une autre
sœur est, à ce que j'entends, mariée en province. Ainsi tu me
vois daijs l'intimité de braves gens, dont la simplicité a gagné
mon cœur. Quelle différence avec la réserve que m'inspirent inva-
riablement les prétentions du beau monde, ou celles de mes con-
frères en littérature.
Ce 18 juin.
Quel dommage que tu ne puisses voir l'épanouissement actuel
de notre jardin, vraiment éblouissant! Les deux vieux rosiers de
rentrée, qui en ces dernières années ne portaient plus de fleurs.
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MARuniE m
se sont, du» un soudain rajeunissevieiit, tout couverts de bontons
iàni éclos, autour desqu^ biMirddoiieBt des milliers dlnseetes
dorés, à travers les plates bandes tonte» jaunes, bleues ou ronges;
les lis ont ouvert lenrs blancbes corolles. Les nuées de senteurs
(fà se dégagent de tontes ces fleurs chargent d'encens la cbaude
atnosphëre de midi. Le soleil, avec des effets de Inmière mer-
veillenx, répand ses reflets d*or sur le gaao» et les vertes cimes
touffues. Le cœnr s'épanouit à cette jote de vivre qui envahit toute
la création. Mais la plus dence merveille de cet ensemble est un être
cbannantf femme aux grâces viffginates, qui vient chaque jour
en ce jardin. On dirait la fôe, dont l'apparition a amené cette
florakon et ce scintillement magiques. Tn souris, mon cher? Ah !
oontianes ce récit et apfMrends quel rêve déficieux enchante ton ami !
Nous approchions de la Pentecôte, cette îète qui consacre en
quelque sorte l'apogée des splendeurs de l'été. La veille, je m^étais
attardé dans ma chambre plus qu'à l'ordinaire après dîner.
L'avcRieraî-je? j'avais «n peu sommeHlé en parcourant fœuvre
d'uB nouveau poète. En traversant ensuite la cour, f entendis
au jardin une voix de femme, dont le timbre mélodieux m'était
inconnu. Je m'approchai avec précaution de la grille, et regardai
à travers les épais branchages qui la cachent. Un tableau ravis-
saat s'offrit à mes regards. Sur la pelouse du milieu, sous te
vieux pommier, une femme jeune et svehe berçait dans ses bras
l'enfant malade, dont la mère était assise, avec Emi, sur le banc
voisin. Un rayon de soleil qui se jouait dans les rameaux posait
un nimbe d'or sur ses cheveux d*un blond foncé. Elle încKnaît avec
nne espiègle tendresse son visage rosé vers la petite figure pâle
appuyée sur sa poitrine. Puis elle lui prodiguait les plus doux
noms, l'embrassait, le serrant contre elle par un geste char-
mant, tandis que ses deux petits pieds, qui dépassaient Je bas de
sa robe claire, ébauchaient légèrement le rythme d'une danse.
Soudain elle s'arrêta comme enracinée, et une vive rougeur lui
monta au visage. Elle avait découvert Fîntrus. Aussitôt elle court
vers M"* Louise, et dépose le garçonnet sur ses genoux. J'étais
saisi également d'un étrange embarras, ne sachant si je devais
avancer ou me retirer. Enfin je me décidai à passer rapidement
(levant les jeunes femmes, en faisant semblant de chercher un Kvre
ooblié. Au moment où j'allais m'éloigner. M""* Louise me rappela :
— Etes- vous si pressé? Restez un peu avec nous, dit-elle, en
nous présentant l'un à l'autre. M. S., ma sœur Marianne.
Celle-ci, encore rougissante et confuse, s'inclina légèrement sans
me regarder. Pois elle se coiffa d'un petit chapeau qui avait été
sospeodu à une branche et commença à mettre ses gants.
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im MARIANIŒ
— Gomment tu veux déjà partir? demanda M*^* Louise étonnée.
— Oui, mon mari m'attend, dit la gracieuse créature en prenant
son ombrelle, et elle embrassa sa sœur et les enfants.
— Ainsi à demain, c'est convenu, lui cria encore M'* Louise, pen-
dant qu'elle s'éloignait, en lui faisant un rapide signe d'assentiment
Je la suivais des yeux, comme en rêve. M""* Louise se retourna
vers moi en souriant et dit :
— Gomme vous avez effrayé ma soeur! C'est singulier, je ne la
savais pas si sauvage. Le serait-elle devenue en province?
— Est-ce là la sœur que vous m'aviez dit être mariée en province?
demandai-je, encore tout ému de cette apparition inattendue.
— Oui, c'est elle. Son mari, qui est engagé dans une entreprise
industrielle, veut s'établir maintenant ici. Us sont arrivés hier
et sont descendus à l'bôtel ; ils chercbent un appartement dans
notre voisinage.
— Et depuis quand est-ce que votre sœur est mariée?
— Depuis cinq ans. Mais elle a encore ce même air déjeune fille
qu'elle avait le jour où elle parut à l'autel sous son voile de mariée.
Qui dirait qu'elle est plus âgée que moi? Il est vrai qu'elle n'a pas
d'enfants.
Et H""* Louise regarda tendrement son nouveau-né, endormi sur
ses genoux, en rouissant un peu. Je ne répondis pas, et caressai
en rêvant les cheveux bouclés d'Erni, qui s'appuyait sur moi.
— Nous nous sommes toutes deux décidées bien jeunes au
mariage, continua M''* Louise. Emilie fait de même. Une belle-mère
nous rendait la vie dure dans la maison paternelle. Elle faisait
surtout souffrir Marianne, qui fascinsût trop à son gré tous ceux
qui y venaient. Vous n'avez pas idée comme elle est enjouée et
séduisante. Je suis heureuse de l'avoir ici, et nous voulons fêter son
arrivée demain, en célébrant gaiement en famille le dimanche de
Pentecôte. Nous dînerons au jardin et nous nous amuserons ensuite
de notre mieux. Emilie et son fiancé viendront ; vous nous feriez
bien plaisir en étant aussi des nôtres. J'espère que vous trouverez
ma sœur, quand vous la reverrez, moins embarrassée et contrainte.
J'étais devenu toujours plus pensif, ressentant une sourde dou-
leur que n'aurais su expliquer. Mais la perspective de revoir la
jeune femme le lendemain transforma subitement ma vague tris-
tesse en une joie secrète. J'acceptai Tinvitation avec un vif plaisir
et passai le reste de la journée dans une attente inquiète. Gette
agitation intérieure me poursuivit jusque dans mes rêves, et je ne
m'endormis d'un sommeil tranquille que vers le malin. Le soleil
était déjà assez haut quand je me réveillai et m'approchai de ma
fenêtre. Pentecôte s'annonçait par une splendide matinée. Les toits
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G^oglf
MÂRIANlIfi m
8e détachaient avec clarté sur la voûte d'azur, les hirondelles affd-
rées voletaient gaiement de ci et de là; un calme solennel régnait
dans les rues; des femmes et des filles parées sortaient des maisons,
leurs livres de prières à la main. La plus grande partie de la .
population avait quitté la ville dès l'aube, pour se divertir en pleine
campagne, sur les prés verdissants ou dans les forêts ombreuses.
Je pris aussi ma canne et mon chapeau et quittai la maison. Les
aquarelles et les dessins de Geneili venaient d'être exposés; je
voulais leur consacrer la longue matinée. Mais les conceptions
puissantes de l'artiste de génie qui a cherché le beau avec un si
âpre désir ne parvinrent pas à fixer mon esprit. L'image de
ikrianne surgissait sans cesse devant mes yeux et se confondait
avec Vètre fantastique que je me figurais être son mari. J'éprouvais
une certaine répugnance à le rencontrer. Je quittai ainsi l'exposi-
tion, aussi distrait que j'étais venu, et comme il était encore loin
de midi, je me mis à arpenter le Ring. Il y avait longtemps que je
n'étais venu dans ce quartier élégant, et il me sembla que ses
oi^ueiUeux palais me toisaient d'un air froid et sombre. Je trouvais
aux rares passants que je rencontrais le même air d'indifférence gla-
ciale, et j'eus hâte de terminer ma promenade.
En arrivant à la maison, je trouvai la petite société déjà réunie au
jardin. Emi courut au-devant de moi, et je m'approchai en saluant
la mère de Heidrich, qui était assise sous des acacias en fleur,
adossée au mur de la maison voisine. Les deux jeunes femmes
s'occupaient près d'elle à mettre la table. M*^' Louise m'envoya un
petit sourire amical, mais Marianne ne leva pas les yeux. Les
amoureux sortirent de la tonnelle en se tenant par la main, et
Heidrich s'approcha avec son beau-frère, qu'il me présenta sous
le nom de Domer. C'était un grand homme maigre, d'une trentsdnc
d*années environ, aux traits réguliers, mais durs. J'éprouvai un
vague soulagement à sa vue. Nous échangeâmes quelques paroles
pendant que mon regard cherchait involontairement sa femme, qui
se tenait à part, arrangeant un grand bouquet dont elle orna la
table. Elle portait une robe blanche montante, qui moulait délicieu-
sement ses formes d'une délicatesse virginale. Un large ruban vert
clair, aux longs bouts flottants, dessinait sa taille fine. Un ruban
plus étroit de la même nuance retenait ses cheveux qui descendaient
ttës bas sur son front étroit et encadraient gracieusement sa tête
et son cou. On m'avait assigné une place à côté d'elle à table, mais
&ni insista pour rester près de tante Marianne. Heidrich s'était déjà
placé à sa gauche, et, pour ne pas contrarier l'enfant, je m'assis
vis-à-vis auprès de M"' Louise. J'avais Marianne en plein sous mon
regard, et je fus tout d'abord frappé de sa grande ressemblance avec
25 OCTOBRE i8S7. 18
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274 HARUKlfE
sa sœur Emilie. Mais les traits de la jeune fille étaient trop accen-
tués en comparaison de ceux de Marianne. Celie-ci avait le teint
mat, de ce doux velouté qui donne un charme particulier aux tètes
de Greuae, et d'une fraîcheur d'enfant. Ses yeux évilwcDt les
noôens; elle chargeait l'assiette de sa petite voisine avec un soin
affectueux, et mangeait elle-même vite en silence. Son bea«-frère
lui adressait des propos amusants, qui la faisaient sourire. Peu à
peu elle s'anima. Un vin fougueux de Hongrie qu'on servit dans
de petits verres, et dont elle goûta à plusieurs reprises, y contribua
peut-être. Elle se laissa aller à un doux abandon ; je vis ses grands
yeux sombres briller de plaisir, et elle répondait par un rire enjoaé
aux drôleries de Heidrich, dont la gaieté augmentait également.
Le repas terminé, celui-ci se leva et proposa des petits jeux. Hle
frappa des mains en signe de joyeux assentiment et jeta un regard
interrogateur autour d'elle. Les autres, même la vieille mère,
s'étaient gaiement levés; Domer seul, qui avait gardé à table an
silence msuissade, resta sur sa chaise. « Je n'aime guère de paréis
enËaintillages, dit^îl, fumant son cigare par fortes bouffées; je me
bornerai au rôle de spectateur. » On discutait en attendant divers
jeux, que cette vive jeunesse rejetait tour à tour. Le colin-maillard
fut enfin accepté, à une bruyante unanimité. On apporta on mou-
choir; le sort désigna le fiancé d'Emilie; on lui banda les yeux,
et aussitôt on se dispersa pour le taquiner à distance. Je me sentais
singulièrement ému; d'anciens souvenirs d'une heureuse enfance
à demi oubliés, se réveillaient en moi. Sans prendre une part bien
active au jeu, j*admirais l'élasticité de tous ces jeunes corps souples,
la joie naïve de l'enfant et l'aimable vivacité de la matrone. Marianne
était charmante, les joues en feu, sa robe blanche voltigeant parmi
les groupes, qu'elle agaçait avec une verve enhardie, jusqu'à ce
qu'elle fût devenue elle-^nème captive. Après qu'on lui eut bandé
les yeux, elle s'arrêta un instant les bras étendus et respira pro-
fondément. Puis elle se lança avec les ondulations d'un joli léiard*
Ses capricieuses évolutions l'amenèrent près de moi; j^ sentais déjà
le contact de sa main, lorsqu'elle rougit comme une pèche mûre
sous son bandeau, et se retournant, elle saisit brusquement son
beau-frère, qui se mettait un peu intentionnellement sur son
chemin. 11 jura de se venger en faisant racheter par un gros baiser
la liberté de sa prochaine victime. Marianne crut comprendre que
ce discours s'adressait à elle, car posant un doigt sur sa bouche
elle s'échappa comme une flèche à l'autre bout du jardin. Mais le
fripon dont les yeux n'étaient pas bien scrupuleusement bandés,
fit semblant d*hésiter quelques instants, puis se précipita vers elle.
La jeune femme avait de la peine à l'éviter. Elle réussit pourtant à
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UABfAîmi 275
loi ^9ser des miJns au moment où il croyait la tenir, et sautant
par-dessus quelques plates-baades et une basse haie de groseilles,
parvint à se réfbgier panm nous. Soudain elle pâlit, appuya ses
deax mains sur son cœur, et tomba ioanimée. Tous l'entourèrent ;
OQ déoooa sa ceinture, on baigna ses tempes avec de Teau. Elle
revint à elle aussitôt, passa la main sur son front contune pour se
icm^tre, et fut entraînée pâle et alanguie dans la pavillon, dont 1%
porte se referma sur les fenunes et Dorner. Moi, les deux jeunes
gens et l'enfant muet de frayeur, étions seuls restés dehors.
Heidtridi, qui s'accusait d'avoir provoqué cet accident, était fort
inquiet et agité. Sa femme sortit bientôt du pavillon, un sourire
noBaraBt aux lèvres : « Elle va bien, dit-elle doucement, et veut
dormir. » Les autres nous r^oignû*eni avec des mines tranquilles;
Dorner seul avait l'air furieux. II marmottait dans sa barbe des
paroles inintelligibles; son effroi du premier moment s'était trans-
formé en colère. Une longue heure d'attente s'écoula. Enfin la
porte du pavilkm s'ouvrit, et Marianne parut sur le seuil. Elle était
eDcore un peu pâle, mais assura être complètement reviise et
coupa court en plaisantant aux demandes inquiètes et aux excuses
de son beau-frère. On servit quekjues rafraîchissements, tandis
que le crépuscule commençait à se répandre dans le jardin. Mais
on ne parvint plus à ressaisir l'ancien ton de gaieté. Dorner re-
garda sbl montre en déclarant qu'il était temps de partir : il se faisait
tard, et il leur fallait encore reconduire Emilie à la maison. Marianne
se leva sans mot dire, embrassa Louise et prit le bras de son mari;
les fiancés nous dk*ent adieu, et les deux couples s'éloignèrent.
Nous restâmes encore un peu à causer; puis les femmes montèrent
poBr ceueber Emi. Heidrich les suivit bientôt, et je restai seul.
Une nuit tiède, âans lune, répandait lentemeoc ses ombres autour
de moL Les blanches iem^ d'acacias scintillaient mystérieusement
dans l'obscurité; une chauve-souris rasait dans son vol les arbres
imoiolxies; le clœtnt joyeux des promeneurs qui rentraient reten-
tissait au dehors. Je parcourais lentement tous les sentiers enche-
vêtrés du jardin. Les impressions de ce jour m'avaient rendu
rêveur. Je croyais distinguer dans les blanches vapeurs qui flot-
taîest sur la pelouse la robe blanche de Matianne s'accrochant aux
buissons. J'entrai eosnite dans le pavillon, dont la porte était
restée entr'ooverte. Un léger parfum y était répandu. Je m'appro-
chai du canapé sur lequel la jeune fename avait dormi. €n objet
soBjie me glissa entre les doigts : c'était le ruban qui avait orné ses
cheveux. Une douce langueur détendit mes membres; je m'allon-
geai sur les coussins, et, perdu dans mes songes, la soie fraîche
etparfofliée frôlant mon visage, je m'endormis.
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27C MARUNNI
Le lendemain matin, j'étais assis à l'ombre de la tonnelle. J'avais
un livre à la main, mais je ne lisais pas, me laissant éblouir par
le rayonnement de cette matinée. Des papillons blancs se posaient
sur les fleurs, le carillon des cloches lointaines vibraient dans
l'atmosphère; une mésange, transfuge des charmilles du belvédère,
chantait dans les branches. Je crus distinguer, à travers tous ces
iffuiis^ des pas légers et le bruissement d'une robe. Je me levai et
aperçus Marianne arrêtée devant moi, cachant son embarras sous
son ombrelle.
— Pardon, dit-elle d'une voix incertaine, je croyais.*, je cher-
chais ma sœur.
— Votre sœur n'est pas descendue aujourd'hui. Mads il me
semble, madame Dorner, que je vous ai encore effrayée, continuai-
je en la voyant si hésitante.
— Encore? demanda-t-elle en me regardant.
Ce mot m'avait involontairement échappé.
— Je crains du moins de vous avoir désagréablement surpris,
avant-hier, quand vous étiez là, sous cet arbre.
Un léger sourire plissa ses lèvres.
— Ahl oui, dit-elle, j'ai été bien sotte de m'enfuir de la sorte.
Louise m'avait déjà parlé de vous. Mais hier, c'est moi qui vous ai
fait peur.
— Plus que cela; vous ne sauriez croire l'angoisse que j'^
éprouvée. Mais je vois que l'accident n'a pas eu de mauvaises
suites.
£t je regardai avec délices son joli visage redevenu frais et rose*
— Aucunes. J avais eu tort de prendre, contre mon habitude^
un peu de ce vin ; il m'a trop animée. Ne m'avez-vous pas trouvée
très turbulente? ajouta-t-elle un peu timidement.
— Avec toute la grâce d'une enfant folâtre... Si l'on ne vous
savait mariée... ajoutai-je avec un sourire.
— L'on ne s'en douterait guère, fit-elle simplement en achevant
ma phrase, je me sens parfois si enfant!
Et un léger soupir suivit ces paroles, dites sur un ton de
plaisanterie.
— Mais, continua-t-elle sérieusement, je dois chercher ma soeur.
Elle allait s'éloigner en m'adressant un petit salut.
— Attendez un instant, dis-je. Il faut que je vous rende ce que
vous avez oublié hier dans le pavillon.
Et je lui tendis le ruban vert que je portais sur moi. Elle rougit
en le reconnaissant, me remercia d'un signe de tète et quitta le
jardin de sa démarche souple et légère.
Je te l'ai déjà dit, elle vient maintenant presque tous les jours ^
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MAR1AN.NE 277
d'ordinaire aux heures de raprès-midî. Elle travaille dans la ton-
nelle ou y joue avec Erni, qui Tadore avec l'élan passionné des
enfants. D'autres fois, elle aide sa sœur à soigner son pauvre petit
et lui témoigne un dévouement plus chaleureux que sa mère elle-
même. C'est un enchantement général quand elle reste à souper;
elle a un don de gracieux babil et d'enjouement qui nous met
tous en gaieté. Son mari vient assez tard la chercher et, en
sa présence, elle devient gênée et se tait. Ce pédant est choqué
de sa franchise, qu'il trouve inconvenante; la charmante naïveté
de Marianne lui parait niaiserie pure. Il lui fait brutalement en-
tendre qu'elle manque d'éducation et d'esprit. Ainsi il nous pro-
posa dernièrement un jeu de cartes, le seul amusement qui soit
de son goût. Chacun devait déclarer le nombre de points qu'il
tenait en main. Marianne n'en venait à bout qu'en les comptant
du doigt. Domer, impatienté, lui arracha brusquement les cartes
des mains et les jeta sur la table, lui disant qu'elle devrait au moins
savoir compter. Je frémis d'indignation. Marianne se tut, mais,
peu à peu, la honte lui monta au front et le couvrit de rougeur.
Tous les siens furent péniblement affectés de cette petite scène,
qui causa un embarras général. La présence de Dorner nous
déprime tous; personne ne hasarde devant lui un propos confiden-
tiel, une plaisanterie. Le chat de la maison lui-même le déteste et
le fait, pour avoir été chassé à coups de canne lorsqu'il venait
chercher ses miettes accoutumées sous la table. Quand cet homme
sec et dur prend le bras de la gracieuse jeune fenune pour l'em-
mener, et que je croîs sentir ses beaux yeux m'envoyer un adieu
mnet, alors mon cœur se serre et je voudrais qu'il me fût permis
d'arracher cette adorable créature à ce maître si peu digne de
l'apprécier!
Fia de juin.
Tu penses que je suis en train de m'engager dans une folie en
devenant sérieusement amoureux de cette jeune femme. Et si
c'était le cas? Si.... mais ne crains rien, mon bon ami! Tu devrais
ne pas ignorer que mon cœur sait pratiquer le renoncement; oui,
j*ai même appris à en goûter les joies. Cela te parait étrange? Cela
doit être, car autrement... Mais, juges-en toi-même en lisant la
saite de nos relations.
Lorsque je descendis, hier après-diner, comme d'habitude, au
jardin, j'y trouvai Marianne seule avec les enfants. Le soleil de
ym dardiait sur la tonnelle, et elle s'étsdt placée sur le banc, sous
les lilas, à l'ombre du petit pavillon. Emi était à ses pieds, con-
templant la jolie broderie de la tante; le garçonnet sommeillait
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07S HARIÂNNI
près d'elle, dans son berceau, recouvert d'une moustiquaire. Ma-
rianne lisait un petit livre qu'elle cacha sous son mouchoir en me
voyant. Mais ma perspicacité d'auteur avait déjà reconnu un petit
récit que j'avais écrit depuis des années. Je saluai la jeune femme;
elle me dit que ses parents étaient allés faire une visite obliga-
toire et l'avaient priée de veiller sur les enfants.
— Je le fais volontiers, continua-t-elle, caressant de sa main la
tête d'Emi. Emi est une brave fille, et j'aime ce pauvre pedt
comme s'il était mon propre enfant.
Elle rougit à ces mots et leva avec précaution un bout de la
gaze verte.
— Voyez comme il dort paisiblement aujourd'hui, comme il est
joli malgré sa pâleur. Mais je crains que Louise ne puisse le con-
server.
Et elle laissa le voile qu'elle avait soulevé retomber tristement.
Je m'étais assis près d'elle, sur le banc. Nous restâmes quelqne
temps silencieux. En nous, autour de nous, ce n'était que rayon-
nement.
— Je lisais, dit-elle enfin, me montrant le petit volume avec un
charmant embarras.
Il me fallut bien feindre la surprise.
— Comment, vous lisez mon livre? demandai-je.
— Oh! ce n'est pas pour la première fois; il a tant d'attrait
pour moi! <^ela vous étonne? Vous ne m'auriez pas crue capable...
— Mais non, mais non, madame Domer. Je voulais dire... c'est
une bien monotone et triste histoire !
— C'est pourquoi elle me plaît. Je ne suis pas toujours aussi
gaie que vous me voyez ici. J'ai aussi mes heures tristes où j'aime
à rester seule avec mes pensées. Mais, dans le monde, mes instincts
de mutinerie s'éveillent.
— C'est alors votre penchant inné qui se fait jour.
— Croyez-vous? dit-elle pensive.
— Certainement. Le monde doit se faire gloire de votre esprit
qui, mis en verve par lui, lance d'aussi vives et claires fusées.
Elle secoua légèrement la tête.
— Eh bien, on m'a toujours blâmée de mes expansions. Mies
parents et mes maîtres d'abord. Aussi, — elle s'interrompit, — je
crois qu'on me trouve sotte et insouciante, ajouta-t-elle à voix basse.
— Oh ! qui pourrait, qui oserait vous juger de la sorte? m'écriai-
je chaleureusement.
Elle parut ne pas entendre mon exclamation, et, baissant la tôte^
continua sa confidence.
— Peut-être le suis-je. Mes années d'enfance et de jeunesse se
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MÂRliHKI 179
^Dt écoulées comme un rêve. La mort même de notre mère, qui
Doas fat arrachée très tôt il est vrai, ne me causa pas un bien
profond chagrin; j'en gardai seulement une vague terreur. Mais ma
mémoire a conservé le souvenir de chaque joujou, de chaque robe
neuve, des parties de campagne, des fêtes où je dansais. Tout
cela m'absorbait, et je ne me souciais guère de ce qui se passait,
du reste, dans le monde. Je suis restée ainsi arriérée dans mon
développement moral. Quand j'entends d'autres femmes parler de
choses qui me sont demeurées complètement étrangères, je sens
combieD j'ai été négligée, et j'ai honte de mon ignorance.
— Vous avez tort, dis-je, ému par la touchante simplicité de
sou aveu, vous avez tort, madame Domer! Vous avez gardé, en
revanche, cette charmante naïveté, qui nous plaît plus dans la
femme que toute la science de l'univers.
£l]e me jeta un regard de doute.
— Comment, vous dites cela, vous, un savant, un poète?
— Pourquoi pas? Ceux qui vouent leur vie aux travaux de
riotelligence sont les plus sensibles au charme de la spontanéité.
Croyez-moi, le savoir n'a pas de prix, quand il n'est pas rehaussé
par Véclat d'un esprit original. Une âme tendre, un cœur compa-
tissant peuvent se passer d'éloquents discours; ils nous persuadent,
en se donnant tels qu'ils sont. Vous possédez cette âme, ce cœur
d'élite, madame Marianne!
Elle ne répondit pas, msds posa lentement sa main sur sa poi-
triue. Je continuai :
— Vous avez en vous le sentiment et la compréhension des
choses, qui nous semblent encore des énigmes. Mais personne ne
vous a enseigné la forme révélatrice, pour résoudre ces mystères
de la vie. Vous ignorez jusqu'aux richesses que cache votre belle
àbe.
— C'est vrai, murmura-t-elle, je me sens parfois si oppressée,
et je cherche quelque chose que je ne saurais définir.
Ahl mon ami, qu'elle était belle, sa petite. main posée sur son
^ur, ses yeux baissés. Elle était devenue très pâle, sa poitrine
délicate se gonflait. Je me sentais entraîné à lui dire que c'était
l'amour qu'elle cherchait — qui seul révèle à la fenmie l'infini. —
Le regard attentif de l'enfant assis à ses pieds m'imposa silence et
refoula les transports de mon âme. Un long silence survint; les
yeux bruns et intelligents d'Erni nous observaient* Je n'entendais
autour de nous que le monotone bourdonnement d'une guêpe.
Soudam Marianne jeta un léger cri et porta la main à sa joue. La
guêpe, qu'elle n'avait pas senti venir, l'avait piqué sous l'œil droit;
une pedte enfhire, bordée de rouge, se montrait sur la peau.
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280 MâRURNE
J'arrachai de la terre d*une plate-bande. Marianne voulut la poser
sur sa joue endolorie, mais la motte humide s'émietta sous sos
droits tremblants.
— Laissez-moi faire, dis-jc, et je posai de la terre fraîche sur
son visage.
Elle ferma les yeux, et rejeta pudiquement son gracieux corps
en arrière. Un profond soupir de soulagement s'exhala de ses
lèvres. Nous tremblions tous deux. En ce moment, le petit
remua dans son berceau, et, se réveillant, se mit à pleurer.
Marianne courut le prendre dans ses bras. Il se calma aussitôt, et
lui sourit. Alors, sans me regarder, elle envoya Erni chercher de
Teau. L'enfant lui obéit. Nous ne parlions plus, nos regards s'évi-
taient, et dès qu'Emi fut revenue avec l'eau demandée, je me
retirai dans le pavillon. J'entendis Marianne baigner sa figure, puis
marcher dans le jardin et se rasseoir sous les lilas, en adressant
des paroles douces aux enfants. La soirée avançait, les parents
rentrèrent; Erni courut au-devant d'eux et leur raconta bien haut
le petit incident. J'entendis encore comme on en plaisantait et riait.
Quand je sortis de ma retraite, Marianne n'était plus là. On médit
qu'elle était rentrée, l'inflammation de la piqûre la faisant un peu
souffrir.
20 juillet.
Fais-moi grâce, mon cher, de tes longues épltres, remplies de
doutes sur la sincérité de mon renoncement et d'avis superflus!
Le danger dont tu me crois menacé, ainsi que la jeune femme, va
s'évanouir. C'est le sort qui s'est chargé de ton rôle, et plus puis-
sant que nous, pauvres humains, il ne se contente pas de sages
conseils, il me dirige d'une main sévère, ou plutôt providentielle.
Tu te souviens qu'il y a deux ans, j'ai passé Tété chez mon ami de
jeunesse Robert, dans la Bohème méridionale. Depuis, sa poitrine
a été déchirée par une balle ennemie dans la dernière campagne,
et son corps repose en terre étrangère! Si tu prends la peine de
chercher mes lettres de cette époque, tu y trouveras une descrip-
tion de la verte et riante vallée delà Moldau. Elle est dominée parle
vieux manoir des Roscmberg, situé sur une majestueuse hauteur.
De vastes forêts de sapins et de bouleaux, dont la Bohème s'enor-
gueillit, s'étendent sous l'abri de ses bastions crénelés. J'y ai connu
un savant bibliothécaire du prince S., seigneur actuel de ce châ-
teau. J'étais venu un jour lui demander l'autorisation de f^re,
dans les archives et dans la riche bibliothèque des recherches his-
toriques. Je me souviens t'avoir écrit alors combien je lui enviais
son existence caUne. Mais, en apprenant à le mieux connaître, je
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UARIAICNE 281
m'aperçus que ce qui causait mon eu vie était pour lui une source
de mëcoatentemeot et de chagrin. 11 avait occupé auparavant une
chaire d'enseignement public; le gouvernement la lui avait ôtée, à
cause de ses opinions avancées^ et il s'était vu forcé d'accepter
cette place, qui ne convenait pas à son esprit vif, accoutumé aux
succès oratoires. Elle ne faisait aucunement valoir ses conn^s-
sances et ses talents. Il m'avoua franchement qu'il cherchait une
autre sphère d'activité; je ne lui cachai pas non plus mon goût pour
sa position, et il promit de me recommander au prince si ses
efforts pour son compte venaient à réussir. J'avais presque oublié
ces projets, quand je reçus ces jours-ci une lettre de lui. Il m'écrit
avoir reçu l'oITre d'une position distinguée à l'étranger, en me
demandant si mes intentions étaient restées les mêmes. Le prince
en était déjà prévenu et disposé i donner son consentement;
raflaire ne dépendait plus que de ma prompte décision. Tu peux
imaginer que j'ai saisi cette proposition des deux mains. Puisse
mon ardent désir se remplir maintenant : ne vivre que pour mon
art dans une réclusion complète, sans souci du gagne-pain litté-
raire. Certaines gens ne manqueront pas de branler la tête en
disant : « G)mment peut-on s'enterrer, s'aigrir l'humeur dans un
vieux château abandonné? Le poète doit chercher ses inspirations
dans le monde réel, » et autres banalités pareilles! N'ai-je point
assez vécu ! Les premiers cheveux gris argentent déjà mes tempes,
et si j'avais le don d'exprimer dans le langage de l'art tout ce que
j'ai rêvé et souffert, j'aurais de quoi devenir immortel ! Je suis donc
décidé à quitter la capitale. Il ne me reste plus qu'à mettre ordre
à mes affaires et à prendre congé des amis sincères, qui ont été
bons pour moi. Je puis te l'avouer maintenant : il est temps que je
parte. Juges-en toi-même.
Depuis notre entretien mémorable, Marianne cessa de venir
aussi souvent au jardin, et ne s'y arrêtait presque plus. Il me
semblait même qu'elle évitait de me rencontrer, et pour la satis-
Èûre, je ne la recherchais pas non plus. Je repris l'habitude de
mes anciennes promenades hors des barrières. Un jour, cependant,
je restai à la maison, ne pouvant résister au désir impérieux de
revoir la jeune femme. Mais l'heure du soir ne l'amena pas. Je
rejoignis la famille, assez silencieusement réunie sous la tonnelle.
Aa bout de quelque temps, Heidrich éclata :
— Pourquoi est-ce que Marianne ne vient plus du tout? Voici
quatre jours que je ne l'ai vue.
— Tu ssds, répliqua sa femme un peu brusquement, que l'entre-
prise de Domer est en pleine activité; cela lui donne beaucoup à
fiûre dans son ménage.
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5>62 MARIANNE
— Oui, certes, je le sais. Maïs je la trouve singulièrement changée.
— Trouves-tu? dit-elle négligemment, en m'effleurant du regard.
— Oui, et je crois qu'elle n'est pas heureuse.
— Et pourquoi ne serait-elle pas heureuse? demanda Louise
avec humeur.
— Ah ! laisse-donc tes réticences, dit-il avec sa franchise, accou-
tumée. Je n'ai point de secrets devant notre ami, qui se sera fait
lui-même ses idées là-dessus. Je le répète : Dorner n'est pas le
mari qu'il eût fallu à Marianne.
— Et pourcpioi pas? interrogea sa femme d'un ton irrité. Cest
un homme honorable, malgré ses façons un peu rudes. Son sérieui
est un contrepoids nécessaire au caractère évaporé de ma sœur.
— Moi je suis persuadé qu'elle ne l'aime pas, s'écria Heidricb.
— Ah bah! fit la vieille mère, de son accent décidé. Vous
autres hommes ne rêvez que d'amour. L'amour est un hôte volage.
C'est un enfant qu'il leur faut; un parfait mariage ne saurait
exister sans enfants.
Je gardais le silence, mais tu devines les émotions que me causait
cet entretien de famille.
En ces jours-là, le frêle petit enfant mourut. De violentes con-
vulsions amenèrent sa fin précoce. Elle fut acceptée par les aens,
avec une tristesse résignte. On l'avait prévue depuis longtemps,
presque désirée, à la vue des souffrances du pauvre petit.
M*" Louise, dans l'attente d'une seconde maternité, se tenait pâle,
mais sans larmes, debout devant le petit cercueil où reposait son
fils, délivré de toute douleur, souriant à la mort. Les sanglots
de Marianne n'en semblaient que plus désolés. Elle était venue
avec ses parents à ce dernier adieu. Je vis alors son père pour la
première fois. C'était un homme âgé, à l'expression soucieuse et
timide; sa femme était une belle femme très parée, qui avait
encore des prétentions. Les amoureux, dont la uoce approchsut,
s'efforçaient de dissimuler leur bonheur, pour participer au deuil
général. Dorner n'était pas venu. Je suivis, avec les autres, le petit
cercueil à l'église. Les prières furent dites et on l'emporta. Ses
parents montèrent, avec Marianne toute en larmes, dans une voi-
ture qui les attendait. Les autres se dispersèrent. Je revins à la
maison, et marchai seul dans le jardin. Une légère pluie était
tombée, et le soleil couchant illuminait les grosses gouttes qui
scintillaient sur les feuilles. Une plate-bande d'œillets chargeait
l'air d'arômes pénétrants; de sombres nuages s'enflammaient de
teintes rouges à l'horizon; de temps en temps un coup de vent
secouait les arbres. Je me reposais dans le pavillon après avoir
passé une heure dans de tristes méditations, quand la voiture,
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MABIÀNRC 283
qui reyenait du cimeUère, s*arrè4a devant la porte. Mes amiB
affligés, que je pensais voir au jardin, montèrent chez eux. Au
bout de quelques minutes, la grille s'ouvrit, et Mariaone parut,
t^ant par la main Emi, qui, pendant Tenterrement, était restée à
la maison avec la vieille mère. Elles s'avançaient dans l'allée prin-
cipale. Marianne ne levait pas les yeux, mais Erni me découvrit
immédiatement à la porte du pavillon.
— Tante Marianne, voici M. A., s'écria-t-ellc.
Et la jeune femme ne lui ayant prêté aucune attention, elle répéta
sa phrase. L'enfant voulait s'arrêter pour m'attendre, mais Marianne
rentraioalt toujours. Elle ne se retourna que quand je les eus
rej<Mntes, et me dit d'une voix lente :
— Je les ai laissés seuls en haut. Je crois qu'ils ont besoin de
pleurer sans témoins.
Elle regarda la petite montre qu'elle portait à la ceinture.
— Il se fait tard, j'attends encore mon marL II avait fort à faire
aujourd'hui.
— On me dit que vous êtes en ce moment aussi fort occupée
dens votre ménage, madame Dorner^ dis-je, rien que pour rompre
le silence qni nous oppressait.
Elle rougit un peu.
— C'est vrai, mon ménage m'occupe beaucoup. Tant mieux; cela
me fait oublier bien des cboses.
Je ne répondis pas; les paroles nous manquaient à tous deux. Il
faisait déjà sombre sous les grands arbres^ et Tair était froid et
humide.
— Comme le vent du soir est pénétrant, dit-elle enfin, en serrant
son châle sur ses épaules. On sent l'automne déjà venir. — Pauvre
^enfant I il sera couché cette nuit dans cette terre humide.
— L'enfant que vous avez aimé, madame, jouit de la paix éter-
nelle, dis-je avec émotion. Sa mort a été une délivrance des peines
de la vie.
Elle frissonna.
— C'est vrai, dit*elle d'une voix éteinte. Les heureux seuls ont
droit de vie,
Erni nous suivait en silence; tout d'un coup elle s'écria :
— Tante, tu aurais dû épouser M. A., alors tu aurais été heureuse.
Je la vis pâlir dans l'ombre. Mais elle s'efforça de sourire, et dit :
— Quelles folies cette petite débite!
La violence de mou émotion m'engourdissait la langue, le cœur ;
je ne sus répondre. Nous marchions sans parler, serrés l'un contre
fintre dans le sentier étroit. En nous rapprochant de l'entrée,
OOQS vîmes Dorner regarder par la grille, et nous observer d'un air
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284 MARIANNE
interdit. Il entra en nous voyant nous diriger vers lui; nous échan-
geâmes quelques phrases polies, puis il monta avec sa femme et
Tenfant. Je restai seul dans la nuit, qui m*enveloppait de toutes
parts, seul avec mes pensées, où la douleur et la joie se confon-
daient étrangement.
Château de K..., en Bohème, mi-septembre.
Tu me demandes la raison de mon long silence? Tu ne sais, si
j*habite déjà les rives de la Moldau? Oui, très cher, je suis id
depuis un mois, mais en quel élat! Ah! mon ami, qu'en est-il des
résolutions humaines! Je voulais fuir la femme aimée que la
nature semblait m*avoir prédestinée et voilà!... Mais trêve de
plaintes, je veux tout t'écrire, et déposer ces feuilles comme un
legs en tes mains.
Le jour fixé pour mon départ approchait. J*avais, sans raison
précise, différé jusqu'au dernier moment d'en entretenir mes amis.
La vieille dame, qui en ces années m'avait témoigné une bonté et
des soins presque maternels, en fut très affectée : elle déclara, en
s'essuyant les yeux, ne vouloir plus louer ma chambre, qu'elle ne
saurait voir occupée par un étranger. Son fils l'approuva, et serrant
mes mains à plusieurs reprises, il m'avoua avoir espéré que je ne
les quitterais que pour établir mon propre ménage, après avoir
renoncé à mon existence de garçon. Il m'y engageait, m'assurant
que je rendrais une femme très heureuse. M"*' Louise, qui s'était
montrée quelque peu réservée en dernier lieu, me parut soulagée
par la nouvelle de mon départ. Elle redevint cordiale et affable, et
m'invita même à rester jusqu'à la noce d'Emilie, fixée au 15 août.
J'y consentis volontiers, tenant à rencontrer une dernière fois
Marianne, que je n'avais point revue depuis la triste soirée de
l'enterrement. Le temps avait été constamment couvert et pluvieux,
le jardin désert ; mes affaires et mes visites d'adieu me retenident
beaucoup hors de la maison. L'image de Marianne ne m'apparaissait
plus qu'à travers les ombres du regret, et je me répétais avec une
tristesse résignée que son souvenir embellirait le reste de mes
jours. Son avenir ne me préoccupait pas. Ëiait-ce l'égoïsme du
cœur humain ou un remords secret qui en éloignait ma pensée?
Je voulais me livrer une fois encore tout entier à la fascination
qu'elle exerçait sur moi, puis la quitter pour toujours.
Le 15 août arriva; ce jour-là le ciel s'éclairdt. Dans les premières
heures de l'après-midi, je me rendis à l'église, tandis que la famille
était réunie chez la fiancée. Je trouvai l'église assiégée de curieux.
Bientôt parut une longue file de voitures ouvertes qui amenaient
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les promis et leurs parents. Tout respirait le bonheur et la joie. A
rentrée s'agitait un tourbillon de robes claires et soyeuses, de
gazes diaphanes, de bouquets odorants; les habits noirs des
Iwmaies eux-mêmes, avec leurs fleurs aux boutonnières, avaient
perdu leur lugubre uniformité. C'était une noce bourgeoise, selon
les bonnes vieilles traditions, où l'on ne dissimulait pas encore
soo honnête satisfaction sous un bon ton conventionnel. Mes
regards cherchaient Marianne. Elle était très pâle, et frissonnait
soas le court mantelet bordé de cygne, qui couvrait ses épaules
nues. Elle portait une robe de soie gris perle, était coiffée de roses
blanches et tenait un bouquet de roses blanches à la main. Elle
passa devant moi pour aller au fond de l'église, me rendant mon
salut par un geste imperceptible. Quand le prêtre exalta dans son
discours la sainteté et les félicités du mariage, je vis sa poitrine se
soulever» et deux grosses larmes, glissant sous ses paupières,
rouler lentement sur ses joues. Après la cérémonie, le cortège des
Toitures se forma de nouveau, attirant la curiosité bienveillante
des passants dans les rues peuplées. Nous nous dirigions vers le
village de G. situé au pied du Hahlenberg. J'étais avec Heidrich et
Dorott en voiture; leurs femmes nous devançaient. Marianne ne
tourna pas la tête une seule fois, mais je voyais chatoyer devant
mes yeux le reflet de ses cheveux dorés et ses roses blanches. Enfin
nous arrivâmes à la grande fabrique, où le festin de noce allait
être célébré chez le père du jeune marié. Nous fûmes accueillis par
une foule joyeuse d'ouvriers, puis nous entrâmes dans une vaste
salle, joliment décorée de festons de fleurs et do feuillage. Un
ordiestre choisi nous salua de vives fanfares. On se rendit ensuite
dans une seconde salle spacieuse, où le couvert était mis pour la
nombreuse compagnie. J'étais placé entre deux jeunes personnes
qui réclamaient mes attentions, mais mes yeux ne quittaient pas
Marianne, perdue dans ses pensées, assise entre la mariée et
Doroer. Elle humectait ses lèvres dans la mousse du Champagne
sans presque toucher aux mets abondants. Lorsqu'on porta la santé
des mariés, elle se jeta au cou d'Emilie avec des pleurs convulsifs,
et n'entendit pas la voix qui proposa aussitôt après la santé du
Biéuâge Domer. Le choc des verres la rappela à ce qui se passait
autour d'elle; je la vis frémir, en trinquant avec son mari. Vers la
fin du repas, l'obscurité était survenue. On avait éclairé la grande
salle, et l'orchestre entonna les premières mesures de l'invitation à
Ja valse. Ces accords électrisèrent tout le monde; on poussa les
chaises, un frôlement de robes se fit entendre et les couples se
précipitèrent dans la salle. Dorner étreignit à ma grande surprise
il taille souple de sa femme, et l'entraîna aussi, malgré sa rësis-
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28G HiaUNJIE
tance. Je les suivis lentement, et m'établis dans Tembrasore d*iiae
fenêtre. Une rêveuse mélancolie s*emparant de laoi. Du milieu àe la
brillante mêlée des danseurs, mes yeux 9e reportaient d«iior8, sur
le paysage sombre et silencieux. Une foute de souvenirs s'éveUiiieat
en moi, les uns vagues et nébuleux^ d'autres luisant comme des
météores à travers la nuit de mes pensées. Toute la tristesse du
départ débordait de mtm cœur. En cet instant d'adieu soprème, il
me parut impossible de quitter la ville où j'avais Técu, siinét Uittè,
où ma pauvre âme avait conno tant d'angoisse et tant de cbarme
— impossible de me séparer de la petite maison amie et de ses
habitants, de son jardin paisible — et de cette jeune femme que je
voyais se détacher dans sa grâce accomplie au milieu des grcmpes
des danseurs*
D*autres danses avaient rapidement succédé i la valse. Le ver-
tige enivrant qui fait tant aimer la danse par les femmes avait
saisi Marianne. Ses joues étaient en feu, ses cheveux hamides
ondulaient plus mollement, une flamme sombre briNak dans ses
yeux qui paraissaient me chercher. Une pause survint. Qvdqoes
groupes erraient à travers la salle, causant et riant. Mariante se
jeta sur une chaise, avec un air de profond accablement. Ut jeune
homme, au bras duquel je l'avais vue danser plusieurs ibis, se
tenait devant elle et gesticulait vivement, s'eflforçant de fait plaire.
Elle l'écoutait d'une mine distraite, souriait avec eontrainte, sans
d^cber les yeux de l'embrasure de la fenêtre où je me tenais un
peu caché. Le beau causeur se retira enfin quelque peu 4ésa|^inté,
et je saisis cet instant pour m' approcher.
— Je viens vous dire adieu, madame Dorner, dis-je d'une v<hx
étranglée. Je pars demain.
Elle respira avec effort et pencha sa figure sur son bompKt.
— Je le sais; ma smur me l'a dit. Vous ne rensodrez pius
jamais? demanda*t-eUe toutJbas.
— Non, madaoke.
Elle garda le silence*
— Adieu t dit-elle enfin, me tendant avec lenteur sa petite
main.
En ce moment, la mnnque commença une vslse iMirvelle.
J'avais perdu l'habitude de la danse, mais ces accords me firent
tressaillir.
-^ Madame Marianne, dis*je, saisi d'un désir irrésistible, et
retenant sa petite main tremblante, madame Blarianne^ voules-voos
danser avec moi avant mon départ, pour le première et la deraièfe
fois!
Elle me regarda un peu effrayée, mais se leva et se lidssa aller
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MARUHNE 1{67
d&QS moD étreinte. Ab I quelles délices de l'emporter dans ce tour-
hiiloD rythmé, qui nous entraînait avec une rapidité croissante.
Elle était penchée sur mon épaule, légère comme un enfant, mol-
lement affaissée, les lèvres entr' ouvertes, les yeux voilés par ses
loogs cils. Je sentais les battements tumultueux de son cœur; j*as-
pirais le parfum des roses de ses cheveux. J'eusse voulu que ces
iiistaots d'ivresse pussent durer toujours, mais la musique s'arrêta.
J'offris mon bras à la femoEie adorée, qui s'y appuya doucement:
<tHariaBoe»,murmurai-jeen tremblant. Elle continuait de s'ap-
poyer sur moi, sans lever les yeux. Alors, des cris impétueux et
des battements de mains exigèrent la répétition de la valse que
l'orchestre reprit derechef. « Ëocore », lui dis-je en l'enlaçant.
Cette fois, excité par cette musique ardente, par le poids du beau
corps qui s'abandonnait à mon étrei